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On constate en Europe une floraison d’études descriptives méticuleuses sur le chômage des jeunes, qui se terminent le plus souvent sur la perspective de poursuivre la mise en œuvre de la « Garantie pour la jeunesse » promue par la Commission européenne et sur la suggestion d’imiter les États membres qui ont un système développé d’apprentissage censé leur permettre d’avoir un faible taux de chômage des jeunes. Est-ce si simple ? Notre étude comparative (G. Schmid et al. 2023) a cherché à mieux saisir la complexité des transitions effectuées par les jeunes arrivant dans la vie professionnelle, sur la base des expériences observées dans une sélection de quelques pays « continentaux » et nordiques : Allemagne, Autriche, Danemark, France et Suisse. Elle a débouché sur un résultat inattendu : les performances de la Suisse (pays qui n’appartient pas à UE comme chacun sait) surclassent celles des autres pays, y compris ceux qui comme l’Allemagne sont considérés comme l’exemple phare pour l’apprentissage ! En conséquence l’article tente de formuler des propositions visant à rendre plus justes et plus efficaces les politiques de la jeunesse en Europe.

À la recherche de transitions justes et efficaces pour de jeunes citoyens : le focus sur la gouvernance

Notre point de départ est la théorie des « Marchés Transitionnels du Travail », qui conçoit le marché du travail comme un système de transitions tout au long des trajectoires de vie. Ces transitions, risquées mais aussi porteuses d’opportunités, apparaissent à diverses étapes de la trajectoire de vie. Elles comprennent les transitions de l’école vers le travail, les transitions entre emplois, les transitions de l’emploi vers le chômage ou (fréquemment) vers le travail domestique non rémunéré, et les transitions de l’emploi vers une incapacité (temporaire) ou vers la retraite. De nombreux facteurs déterminent l’appréciation individuelle des avantages et désavantages : la tradition (les parents et l’environnement social), les groupes de pairs (à l’école), le salaire (les stimulants matériels), la position sociale (le statut), les aptitudes cognitives ou le talent. Pour les jeunes, les interfaces entre l’éducation, la formation professionnelle et le marché du travail déterminent largement le type et le niveau de risque associé à l’engagement dans une voie professionnelle. Par exemple, le choix prématuré d’une filière éducative spécifique, dont les conséquences se retrouvent ultérieurement dans un manque de perméabilité entre la formation « professionnelle », l’enseignement « supérieur » et des professions particulières, peut s’avérer durablement dommageable.

Au-delà de facteurs historiques (par exemple l’emprise des systèmes de formation fondés sur l’apprentissage vs les formations scolaires), la conception de ces interfaces dépend des structures de gouvernance, c’est-à-dire de l’interaction et de la coordination des acteurs centraux et locaux. Ces caractéristiques déterminent la division du pouvoir, et donc aussi le type et le degré des risques. Ces structures doivent-elles être plus centralisées ou plus décentralisées, plus coopératives ou plus concurrentielles, plus soumises aux dispositions légales ou bureaucratiques, ou déterminées par des accords libres et flexibles entre acteurs évoluant sur un terrain de jeu égalitaire ? Notre perspective suggère d’avoir recours davantage à des structures de négociation décentralisées et coopératives d’un côté (via des accords de type conventions, ou « covenants »), et de l’autre à un contrôle central via des standards exigeants de qualité, un suivi systématique des succès et échecs et pour l’Europe, sur un plan macroéconomique, un « terrain de jeu plus équitable », via le renforcement de la subsidiarité par l’égalisation des capacités fiscales des États membres.

Plus globalement, ces structures de gouvernance doivent être au service d’un projet de société : c’est l’idée d’une citoyenneté du travail. Pour des jeunes, ceci signifie d’abord ne pas seulement les éduquer ou les former pour les besoins à court terme du marché du travail, mais aussi de leur assurer une « employabilité soutenable » tout au long de leur trajectoire de vie. Par-dessus tout, c’est cette souveraineté professionnelle qui permet aux individus non seulement de gagner décemment leur vie, mais aussi de contribuer à l’impératif social du changement digital et écologique.

Un regard centré sur les jeunes en marge de l’emploi et de la formation

Une forte proportion des jeunes en Europe se voit refuser ce droit à la souveraineté professionnelle. En 2021, 13,1 % des jeunes entre 15 et 29 ans au sein de l’Union européenne (UE-27) n’étaient ni en éducation, ni en emploi, ni en formation professionnelle (ce que l’on désigne par l’acronyme NEETs). Les jeunes femmes (à 14,5 %) sont plus affectées que les jeunes hommes (11,8 %). Et surtout les jeunes faiblement qualifiés (à 15,5 %) sont négligés par les systèmes européens de formation professionnelle. Les différences entre pays sont considérables. Par exemple, en Italie ou en Grèce, un quart des jeunes hautement qualifiés sont en situation de « NEETs ». L’Union européenne se fixe pour objectif de réduire son taux moyen de NEETs à 9 % en 2030.

Dans notre échantillon, l’éventail va de 6,3 % (en 2020, le chiffre de 2021 n’étant pas disponible) pour la Suisse à 12,8 % pour la France. Le Danemark est à 8,3 %, l’Allemagne et l’Autriche sont à 9,2 et 9,4 %. Une analyse plus approfondie montre la très grande hétérogénéité de ces jeunes, qui pour certains sont durablement enlisés dans la marginalité et le chômage tandis que d’autres sont en position d’attente (souvent parce qu’ils sont en situation de parent isolé). Elle montre aussi que la fourchette d’âge pertinente va désormais de 15 à 30 ans au lieu de la borne traditionnellement fixée à 25 ans.

Succès suisse versus difficultés allemandes

En élargissant la focale, le système suisse d’éducation et de formation professionnelle est apparu comme le meilleur, ses « performances » étant mesurées par une série d’indicateurs tels que le taux de NEETs, le niveau et la durée moyenne du chômage, la pauvreté laborieuse, le pourcentage de jeunes non qualifiés.

Trois facteurs semblent décisifs pour expliquer ce succès.

Premièrement, un système « dual » de formation (formation pratique en entreprise combinée avec l’éducation théorique à l’école, ce que l’on appelle communément le système d’apprentissage) dans une version profondément renouvelée. Ce système est aujourd’hui tombé en crise en Allemagne. En particulier les petites et moyennes entreprises dans ce pays sont de moins en moins capables d’offrir des places convenables aux apprentis, et la motivation de la jeune génération à entrer dans la filière « duale » décline régulièrement. En conséquence, le taux des jeunes adultes de 20 à 34 ans sans qualification (qu’elle soit professionnelle ou issue de l’enseignement supérieur) s’est élevé en Allemagne à 15,5 % (2020), le trend étant croissant, ce qui entraîne un fort risque de chômage. La Suisse, quant à elle, a réussi à maintenir le principe de l’apprentissage grâce à des réformes régulières, et même à le promouvoir. Deuxièmement, à la base de ce succès, on trouve le rôle décisif joué par l’autonomie des 26 cantons dans la mise en œuvre, couplée à une coordination assurée par des accords conventionnels multiniveaux (les « covenants »). Troisièmement, l’action de partenaires sociaux forts et d’associations professionnelles reconnues, combinée au leadership stratégique du gouvernement fédéral, a instauré des normes de qualité de haut niveau et actualisées. Elle a aussi fourni des ponts fiables entre les multiples institutions en charge de l’éducation et de la formation, de base, professionnelle et de niveau supérieur. Ces liens institutionnalisés ont permis que l’entrée dans les filières « duales », qui est empruntée par près des deux tiers (63,3 %) des jeunes Suisses, loin d’être stigmatisée comme elle l’est en Allemagne, soit au contraire valorisée. En outre, ces structures de gouvernance non seulement épaulent la volonté des entreprises à participer à l’effort de formation, mais encore renforcent leur capacité d’innovation tout en favorisant la mobilité du travail.

Et la France ?

Selon la focale retenue ici, les performances de la France dans ces comparaisons sont globalement (mais pas toujours) les plus faibles de notre groupe de pays, mais c’est largement dû à la composition de notre échantillon, centré sur des pays ayant un système d’apprentissage très développé. En matière de NEETs comme d’insertion des jeunes en général, la France est dans la moyenne de l’U.E. Un point toutefois retient l’attention : elle se caractérise par une forte proportion de chômeurs et chômeuses dans ses NEETs.

On sait que la France se caractérise par un système de formation initiale très stratifié et segmenté, débouchant sur des filières d’apprentissage classique peu développées et peu valorisées, et sur la coexistence d’un enseignement professionnel et d’un enseignement supérieur lui aussi stratifié et segmenté. Les évolutions récentes montrent certes une « explosion » de l’apprentissage dont les effectifs ont doublé, mais il s’agit le plus souvent de filières organisées au sein de l’enseignement supérieur.

De multiples interventions et programmes publics ont pour objet d’améliorer l’insertion professionnelle des jeunes, et le niveau des dépenses publiques en faveur de l’emploi est considérable, qu’il s’agisse de la formation professionnelle ou des subventions à l’emploi non qualifié (subventions dont l’efficacité reste controversée). Elles sont complétées par deux dispositifs originaux visant à rendre possible l’initiative individuelle en matière de formation professionnelle : le Plan d’Investissement dans les Compétences (PIC, 2017 – 2022) et le Compte Personnel de Formation (CPF). Tentant de compenser après coup les segmentations issues de la formation initiale, ces deux dispositifs sont innovants et certains publics s’en saisissent, comme le montrent les analyses du numéro spécial d’Éducation permanente qui leur a été consacré en 2022 (Chabbert et al. 2022). Face à ces efforts, force est de constater la très forte inertie des effectifs en NEETS, oscillant depuis 2014 entre 13,4 et 12,4 %.

Quelques pistes pour améliorer la gouvernance de l’insertion professionnelle des jeunes

Les systèmes de gouvernance des autres pays ne peuvent pas et ne doivent pas être copiés. Mais des principes généraux peuvent être posés, et les politiques suivies peuvent être alignées en conséquence dans chaque contexte institutionnel donné. Venant compléter l’analyse du succès de la Suisse, les principes suivants valent d’être considérés.

Tout d’abord, le principe d’hybridation ou de sédimentation institutionnelle : il s’agit de compléter les institutions existantes avec de nouveaux éléments permettant de déverrouiller les itinéraires et de faire communiquer et coopérer les institutions, tels que la combinaison des systèmes d’apprentissage avec de la formation professionnelle académique. De bons exemples existent, en Suisse bien sûr (Universités « duales » de sciences appliquées), mais aussi en Allemagne (filières de formations duales au sein des universités en coopération avec des entreprises — le plus souvent de grandes entreprises —).

Ensuite, le principe de l’« assurance morale » face aux risques professionnels : Tout système d’assurance laisse prise à des abus, et les responsables politiques se concentrent exclusivement sur ceux-ci, cherchant à combattre cette tentation (le « hasard moral »), en particulier au moyen de sanctions. On en oublie le plus souvent l’autre côté de l’assurance, c’est-à-dire l’incitation à assumer certains risques si la sécurité est garantie : il s’agit alors de l’« assurance morale ». Les jeunes tendent à prendre des décisions qui évitent la prise de risque parce qu’ils ne savent pas quoi faire ensuite si quelque chose se passe mal, et aussi parce qu’ils dépendent de leurs parents et ne disposent pas de réserves financières. Un système de « sécurités actives » peut les aider à surmonter cette réticence. Nous en avons trouvé un bon exemple au Danemark, qui a mis en place un système universel de bourses pour l’éducation, dont tout jeune bénéficie à partir de 18 ans quel que soit le revenu de ses parents. Ces protections, jointes à d’autres, leur permettent d’explorer différentes opportunités de carrière et d’emplois. Le principe de l’« assurance morale » s’applique aussi aux entreprises. Embaucher des jeunes ou des apprentis est de plus en plus perçu par elles comme une décision risquée. Des subventions selon le coût du travail aident des entreprises ou des groupes d’entreprises à financer de la formation professionnelle initiale ou continue, voire du maintien dans l’emploi — elles sont bien développées en Autriche et à l’état de projet en Allemagne — ; elles permettent de surmonter l’aversion au risque ressentie par les entreprises.

Ensuite, le principe de la mise en œuvre flexible, c’est-à-dire le développement de programmes ajustés aux besoins des jeunes ainsi qu’aux besoins et capacités régionaux et locaux. Celui-ci semble avoir été particulièrement en action dans le programme de Garantie pour la jeunesse en Autriche.

Et l’Europe ?

La politique européenne de la jeunesse, qui, en dépit de la proclamation de l’année européenne 2022, semble avoir marqué le pas, pourrait s’emparer de ces principes et prendre l’idée régulatrice d’ensemble de la formation « duale » ainsi modernisée comme guide. En 2021, la Suisse a fait accéder son institut pour l’éducation professionnelle et la formation (SFIVET) au statut d’université. En sus de la focalisation sur la formation des enseignants, la recherche sur la formation professionnelle doit être intensifiée. L’Europe pourrait jouer un rôle stratégique plus fort si elle créait une Université européenne pour l’éducation et la Formation Professionnelle. Enfin, l’Europe pourrait s’inspirer du fédéralisme coopératif suisse, et se focaliser sur la construction de capacités (par exemple, optimiser la proportion de professeurs issus de l’enseignement supérieur ou de la formation professionnelle dans l’enseignement professionnel), plutôt que de tenter de gouverner à partir de résultats harmonisés (par exemple la prescription d’une proportion minimale de jeunes dans l’éducation supérieure).

Références

– Chabbert Emmanuelle, Frédéric Rey et Carole Tuchszirer (dir) (2022), « La formation aux marges de l’emploi », dossier in Éducation Permanente, n° 232

– Schmid, Günther et Lutz Bellmann, Bernard Gazier, Janine Leschke (2023), « Governing sustainable school to work transitions: Lessons for the EU », Bonn, IZA Policy Paper n° 197

*La version originale (en langue allemande) de cet article a été publiée sous le titre « Berufliche Souveränität für Europas Jugend » in WZB Mitteilungen, Heft 119, Mars 2023

G. Schmid, WZB, Berlin ; Lutz Bellmann, IAB, Nuremberg ; Bernard Gazier, CES, Paris 1 ; J. Leschke, Copenhagen Business School, Copenhague

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