La famille et l’Etat structurent le patronat français estime Jean-Claude Daumas, professeur d’histoire économique, qui a coordonné le Dictionnaire historique des patrons français à paraître chez Flammarion en octobre 2010. Entretien
Quels sont les facteurs structurants de constitution et de reproduction des grands patrons en France ?
La famille et l’Etat. Le capitalisme familial ne se réduit pas aux seules PME, mais concerne aussi les grandes entreprises. Entre 1994 et 2000, les entreprises familiales représentaient 71% des entreprises cotées. En 2004, le CAC 40 comptait 17 groupes sous contrôle familial, lesquels ne seraient plus que 12 aujourd’hui. Si, depuis les années 1970, les familles Gillet, Wendel ou Guichard se sont effacées, les Michelin, Peugeot ou Dassault sont toujours présents alors que pointent de nouveaux noms comme Arnault, Pinault ou Mittal. Si dans beaucoup de cas, les familles n’exercent plus la direction opérationnelle (Peugeot ou L’Oréal), elles n’ont pas renoncé pour autant à leur pouvoir de contrôle : elles choisissent (et révoquent) le PDG et influent sur les choix stratégiques. Bref, les managers restent sous leur contrôle. Comme le souligne l’affaire Bettencourt, la richesse et le pouvoir d’influence de ces familles sont considérables.
L’Etat est l’autre grande force structurante. Nombre de dirigeants de grandes entreprises, publiques et privées, sont passés par les écoles dont la mission est de former les hauts cadres de l’Etat (Polytechnique, Mines, Ponts, ENA) ; à leur sortie de l’école, les plus brillants s’orientent vers les grands corps de l’Etat qui ont une mission de contrôle sur l’économie, puis souvent passent dans un cabinet ministériel où ils se constituent un carnet d’adresses. Si les uns font carrière dans le secteur public, les autres pantouflent dans le privé. Le cas d’un Jean-Marie Messier, qui n’a rien d’exceptionnel, illustre bien cette trajectoire. Soulignons cependant que les frontières entre les deux secteurs ne sont pas étanches. Il est remarquable que ni les privatisations (qui ont pourtant réduit le poids du secteur public) ni la financiarisation de la gestion des entreprises n’ont affaibli le rôle de ces patrons qui doivent leur carrière à ce qu’on a appelé « l’atout Etat ». Aujourd’hui, les dirigeants issus du pôle politico-administratif – Bouton (Société générale), Pébereau (BNP), Collomb (Lafarge), de Castries (AXA), Mestrallet (Suez) – dominent le groupe des patrons du CAC 40.
Que représente pour vous Laurence Parisot ? Comment interpréter son second mandat et ses relations avec l’UIMM ?
En 2005, rien ne préparait cette femme, patronne de PME, étrangère à l’establishment et quasi inconnue de l’opinion à un destin national, mais elle s’est fait élire en se présentant comme la candidate d’un Mouvement des Entreprises De France (MEDEF) moderne et ouvert, en s’appuyant sur les petits patrons et les MEDEF territoriaux, et grâce au soutien des services, de la finance et de certaines fédérations industrielles hostiles à l’UIMM (métallurgie). Sa victoire traduit non seulement la division du patronat, mais aussi la montée en puissance des services. La révélation en 2007 de l’existence de la « caisse noire » de l’UIMM est à l’origine de l’affrontement violent qui l’oppose à sa direction. Elle impose une grille de lecture bipolaire – patronat du XXIe siècle contre patronat du XIXe, transparence contre opacité, modernité contre archaïsme – qui recouvre en fait de profondes divergences sur la conception de l’organisation patronale et des relations sociales.
Face à l’UIMM qui incarne le paritarisme dominant depuis la Libération, elle défend un libéralisme affranchi de l’intervention de l’Etat, du code du travail et des conventions collectives. Malgré les difficultés qu’elle a traversées (procès perdu contre l’ancienne direction de l’UIMM, départs de trois directeurs généraux du MEDEF, dissidence de l’ANIA (industries agro-alimentaires), critiques de son style de direction), Laurence Parisot n’a pas eu d’adversaire, c’est pour trois raisons principales : encore convalescente, l’UIMM n’était pas en mesure de présenter un candidat ; les grands patrons préfèrent agir par le canal de l’AFEP où il sont entre eux ; dans une période de crise, où les incertitudes sont grandes, elle a su convaincre ses pairs que, si elle n’a pas réalisé la révolution qu’elle promettait, elle a apporté un souffle nouveau au MEDEF et réussi à représenter à la fois les PME de province et les grands groupes mondialisés. Surtout, au cours de la campagne, elle a su conserver le soutien – essentiel – des services tout en entendant les revendications de l’industrie. Différé, le conflit entre ces deux grandes forces sera sans doute au cœur de l’élection de 2013.
Comment le patronat prend-t-il le virage de la sous-traitance ?
La sous-traitance – de capacité ou de spécialité – n’est pas un phénomène nouveau. Mais, aujourd’hui, la logique est différente : sous la pression de la Bourse qui n’aime pas les conglomérats, les grandes entreprises externalisent de nombreuses activités. Cependant, pour une entreprise, il est difficile de déterminer ce qui fait partie de son cœur de métier. Dans les années 1990, la chaîne d’hôtels Novotel a externalisé l’entretien des chambres avant de se rendre compte deux ans plus tard que cette fonction faisait partie de ses compétences spécifiques et de la ré-internaliser. Cependant,le mouvement a commencé dans l’automobile mais pour d’autres raisons.
Au début des années 80, confrontés à des marchés plus difficiles où la diversité était devenue le maître-mot, Renault et Peugeot s’efforcent de réduire le cycle de production et de comprimer leurs coûts en développant la sous-traitance alors qu’ils étaient très intégrés. Ce qui les conduit à externaliser la fabrication de nombreuses pièces et même des opérations d’assemblage, à hiérarchiser leurs fournisseurs, et à leur imposer un cahier des charges contraignant. Aujourd’hui, l’externalisation concerne tous les secteurs d’activité et ne se limite plus aux seules fonctions tertiaires : les entreprises sont entrées dans un monde de production modulaire où les choix concernant l’organisation de la chaîne de valeur sont ouverts.
Vous vous apprêtez à lancer un dictionnaire du patronat : que pourra-t-on y trouver ?
J’ai lancé ce projet en 2007. Piloté par un comité éditorial (Alain Chatriot, Danièle Fraboulet, Patrick Fridenson, Hervé Joly) que j’ai animé, il a mobilisé pendant 3 ans 165 chercheurs, surtout des historiens, mais aussi des sociologues, des gestionnaires ou des politistes. La sortie chez Flammarion, est prévue pour le 20 octobre prochain. Ce Dictionnaire historique des patrons français vise à combler une lacune : alors que la Belgique, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne disposent depuis longtemps d’un dictionnaire des grands patrons au XXe siècle, on n’a en France aucune synthèse sur les transformations du patronat depuis 1880. Il s’agit donc de répondre à la curiosité du public sur le terrain de la science et non des modes ou des idéologies, dans une perspective critique, sans jamais tomber dans la dénonciation ou l’apologie.
Le Dictionnaire articule deux parties. La première – « Hommes, familles et territoires » – réunit plus de 300 biographies individuelles ou collectives (de familles – Michelin ou Rothschild –, de territoires – brasseurs alsaciens ou patrons du Choletais –, ou d’entreprises – dirigeants des Charbonnages ou de Renault –). Les patrons auxquels nous avons consacré une notice ont été sélectionnés parce qu’ils sont significatifs d’un type d’entreprise, de stratégie ou d’un moment dans l’histoire du patronat. Ils sont répartis sur l’ensemble de la période (des débuts de la seconde révolution industrielle jusqu’au stade actuel de la mondialisation), couvrent tous les secteurs, les régions et tous les types d’entreprises (de la PME aux groupes du CAC 40).
Dans la seconde partie – « Le monde des patrons » –, il s’agit de dépasser l’approche biographique pour poser des questions transversales, c’est-à-dire chercher à appréhender les patrons dans leur vie privée comme professionnelle, à en reconstituer les idées et les engagements, et à en suivre les mobilisations. C’est ainsi que les 120 notices thématiques abordent les identités patronales, la carrière des patrons, la gestion de l’entreprise, les grands enjeux sociétaux auxquels sont confrontées les entreprises, les idées et les valeurs qui sont celles des chefs d’entreprise, leurs organisations, leur présence dans l’espace public, les représentations que l’on se fait du patronat, et l’attitude des patrons face aux grands événements du siècle. En somme, un portrait de groupe qui rend compte à la fois de la diversité et des évolutions du patronat français.
Laisser un commentaire