Paradoxe, contradiction ? Dans des sociétés où le « dégagisme » sévit à grande échelle, l’engagement lui se porte plutôt bien, et ce en particulier chez les jeunes. Il est même devenu une sorte de valeur, prisée autant dans le monde du social et du sociétal que dans le monde économique. Les petites lignes en bas de CV sont de plus en plus lues et il est de bon ton d’avoir un engagement social. Mais qu’est-ce que l’engagement aujourd’hui ? De quoi est-il porteur et comment s’exprime-t-il ? Qu’est-ce qui le différencie de celui d’hier ? Quelles questions pose-t-il ? Tentatives de réponses au terme de six mois de travaux menés par le Lab de l’engagement à Marseille.
L’engagement, un concept moderne ? C’est tout relatif. Pendant des siècles l’on s’engageait dans l’armée ou dans les ordres ! Sans parler même de son origine, et le mot semble venir de là, professionnelle : dans l’univers des bâtisseurs de cathédrale puis du Devoir, on sortait du statut d’apprenti pour devenir compagnon en recevant un « gage » ; on devenait ainsi « en-gagé ». L’expression est d’ailleurs restée même si elle a cédé du terrain face aux termes « recrutés », dont l’origine militaire est elle aussi très marquée, et « embauchés » qui renvoie à un monde plus paysan ou artisanal. Plus tardivement, le terme s’est déplacé d’abord sur le terrain politique au 19e siècle, puis social.
Réunissant à Marseille des bénévoles, des responsables associatifs, des militants syndicaux, des cadres d’entreprises ou de collectivités, le Lab de l’engagement s’est essayé à définir ce dont il parlait : pour ses membres, s’engager aujourd’hui signifie contribuer positivement à la société et au bien commun en y apportant du temps, des valeurs, des convictions. C’est une relation où l’on apporte à l’autre, mais aussi à soi-même, une forme de solidarité concrète et qui se vit au quotidien. Il ne repose pas, comme le rappelle la Fonda (1), « sur des fondements juridiques, mais sur un subtil mélange d’affinités électives (l’affectio societatis), de motivations personnelles et de sens de l’intérêt général ». À notre époque l’engagement devient désirable, normal. Mais il rencontre des obstacles parfois rédhibitoires : être disponible n’est pas possible pour tous, la précarité de beaucoup ne facilite pas les choses même si, contrairement à certaines idées reçues, l’entraide est plus répandue chez les pauvres que chez les riches. Quant à la proposition d’engagement, elle est loin d’être toujours visible ou lisible, ce qui peut alimenter un certain entre-soi.
Des expériences novatrices
Comment expliquer qu’une notion si prisée aujourd’hui coexiste avec une crise dans le monde syndical, mais aussi parfois associatif ? L’explication passe par une revue et une discussion critique d’expériences vécues comme novatrices en milieu professionnel, syndical ou dans le monde associatif. Le Lab s’est intéressé à plusieurs d’entre elles. Comme celle dite des Gilets rouges (inventée il y a 20 ans !) qui consiste pour des salariés des fonctions supports de la Régie des Transports marseillais à prêter main-forte à leurs collèges exploitants lors de grands événements sportifs ou culturels, mais aussi pour mener des opérations auprès des usagers, actions de sensibilisation et de prévention de la fraude incluses. Au fil du temps les Gilets rouges ont concerné les deux tiers des salariés de l’entreprise, fait sauter de nombreux murs hiérarchiques, mais aussi entre fonctions-supports et exploitation. Ils ont contribué à une cohésion interne renforcée, mais aussi à une image de marque améliorée (sur ce plan là, la marge de progrès à Marseille reste forte !). Dans un autre contexte professionnel, une entreprise de logement, le Lab s’est intéressé à la manière dont celle-ci concrétisait sa RSE et permettait, voire encourageait, ses salariés à donner de leur temps aux jeunes des quartiers : préparation à l’emploi, aide à la rédaction de CV voire offres de stages ou encore soutien aux actions de l’école de la 2e chance. Le sentiment d’ancrage sur le terrain et d’utilité, disent-ils, s’est renforcé, la notion de RSE s’est incarnée sans pour autant régler des tensions persistantes entre cet engagement social et les contraintes liées aux priorités du cœur de métier.
En milieu associatif, c’est le lancement par les étudiantes de l’AFEV et avec le soutien de l’université de Nice de MedIn, un centre physique et numérique de soutien aux jeunes des quartiers qui a retenu notre attention. Ce centre leur permet à la fois de se former (learning center), de se préparer à l’emploi (career center), mais aussi de s’engager dans diverses actions sportives, culturelles ou solidaires (civic center). Il complète des actions de soutien auprès des jeunes et de leurs familles en leur offrant une palette d’activités beaucoup plus large, met à contribution l’université qui prête des locaux à MedIn et combine insertion, citoyenneté et apprentissages. La composante numérique de MedIn n’est pas anodine. Elle figure au centre de ce qui émerge depuis plusieurs années dans le monde associatif : les plateformes d’engagement. Diffuz, Tous bénévoles, Paris je m’engage, Réserve civique, etc. : elles apparaissent comme une sorte d’AirBnb de l’action citoyenne et mettent en relation offres et demandes d’engagement au bénéfice d’associations, mais aussi de collectivités ou de collectifs non structurés formellement. Alors que les unes restent locales ou confidentielles, d’autres au contraire mettent en relation chaque année des dizaines de milliers d’offres et de citoyens. L’engagement s’organise un peu à l’instar d’un « marché », ce qui soulève bien entendu de multiples questions.
Quant au monde syndical, il tente aussi de bouger. Qu’il s’agisse de l’aménagement de lieux de proximité dans de nouvelles zones d’emploi, comme la CFDT l’a tenté avec un local proche du Village des Marques de Miramas, ou d’une nouvelle forme de communication lancée par une jeune militante de la CGT-communication dans les Hautes-Alpes, il s’agit d’aller vers les salariés, de les prendre en compte tels qu’ils sont et là où ils sont. Finis les tracts de 4 pages et le langage d’initié, dépassés les Unions Locales en centre-ville, place aux infographies pédagogiques, à la proximité, mais aussi aux réseaux sociaux et à un nouveau type de relation syndicats-salariés. Sera-ce suffisant pour attirer de nouveaux adhérents et lutter contre le vieillissement ? Il est encore un peu tôt pour en juger.
Premiers constats, premières leçons
Aujourd’hui, l’engagement s’énonce et se structure différemment. Contrairement aux opinions qui ne voient en eux que des individualistes forcenés, les jeunes Français de 18-35 ans voient leur participation active à des activités sociales, sportives ou culturelles croître à raison de 10 % depuis 2010, faisant de cette génération l’une des plus engagées de l’histoire du pays ! Ce phénomène rend paradoxalement l’engagement moins exceptionnel, plus banal : il devient une pièce admise, voire requise d’un parcours de vie contemporain. C’est d’ailleurs toute la nouveauté, mais aussi l’ambiguïté du futur Service national universel (que tarde par ailleurs à annoncer Emmanuel Macron…) : il s’agit de préparer les futures générations à une société de l’engagement, mais aussi de passer de ce qui relève jusqu’à aujourd’hui de la liberté à une obligation !
Par ailleurs et c’est particulièrement clair chez les jeunes « le faire » prime désormais absolument sur « l’appartenir ». Le succès des actions informelles en est une illustration. Les propositions d’engagement volontaire ou bénévole sans adhésion aux structures qui les portent en sont une autre. Il s’agit d’être utile rapidement, de mener des actions concrètes, et d’en mesurer les impacts pour les autres et pour soi-même. Et si le long terme n’est pas exclu, loin de là, le court terme importe beaucoup. L’engagement sacrificiel et les promesses de grand soir sans que les lendemains immédiats soient un peu meilleurs n’ont plus la côte.
Reste une série de questions posées aujourd’hui aux divers mondes de l’engagement. Côté professionnel et engagement des salariés dans l’entreprise, la valeur ajoutée de ces activités extra professionnelles chemine fortement. Mais pour autant l’engagement au travail se heurte à des injonctions professionnelles et procédurales qui peuvent être source de tensions importantes. Côté syndical, les avancées en termes de communication ou d’implantation ne pèsent pas encore très lourd face à la désaffection et surtout l’incapacité des organisations à proposer un « agir » concret autre que celui d’exercer un mandat (2) : 600 000 titulaires de mandats (avant les réformes Macron) pour moins de deux millions de syndiqués. Côté associations, le bénévolat – qui représente aujourd’hui 13 millions de personnes engagées dans 1,3 million d’associations (3) dites actives – a du mal, pour une partie d’entre elles, à être énoncé sous forme de missions à objet précis et à durée limitée. Et la reconnaissance comme la valorisation de ces activités restent encore souvent embryonnaire. Associations comme syndicats font face à un défi générationnel très important : celui du syndicalisme touche aujourd’hui l’ensemble de la chaîne, des primo adhérents jusqu’aux dirigeants. Une partie significative du monde associatif attire plus facilement des jeunes, mais a une réelle difficulté à transformer un engagement initial bénévole à une prise de responsabilité dans les organes de gouvernance.
Ces deux mondes font face également à la montée des engagements collectifs informels ou hors structures, à une difficulté à penser une mobilisation à la fois numérique et physique. Or la communication et le numérique ont pris une part centrale dans l’engagement contemporain. L’actualité récente, en France ou ailleurs, l’atteste amplement. Les univers physiques et numériques se nourrissent mutuellement : celles et ceux qui ne l’ont pas (encore) compris deviennent vite des « incompris ». C’est le cas aujourd’hui, peut-être du fait de l’âge moyen de ses responsables, d’une partie du monde associatif. Pour ne rien dire des partenaires sociaux qui continuent largement à rester en marge de ces développements, le plus souvent à leur détriment.
Enfin dernier constat, celui de la fragmentation, du cloisonnement des engagements. Quid des interactions, synergies et partenariats avec d’autres ? Quid aussi des grandes causes fédératives qui pourraient donner lieu à des stratégies d’impact collectif chères ?
Au-delà des « gilets jaunes »
Le Lab de l’engagement a rendu ses conclusions dix jours avant la première mobilisation des Gilets jaunes. Si le fond de ce que révèle ce mouvement n’a pas vocation à être traité ici, ses formes résonnent comme une immense confirmation des constats, mais aussi des questions soulevées à Marseille. L’engament connaît une métamorphose assez radicale : primauté du « faire », besoin de tiers lieux, soif de reconnaissance, défi générationnel, place du numérique, et j’en passe. Les fameux corps intermédiaires désormais remis en selle ne doivent pas pour autant crier victoire trop tôt : faute d’évolutions rapides et suffisantes, ils sont tout aussi exposés que le monde politique et frappés d’obsolescence à court terme.
Pour en savoir plus :
(1) « Les dynamiques de l’engagement », Tribunes Fonda n°239, septembre 2018
(2) « De l’adhérent au responsable syndical – Quelles évolutions dans l’engagement des salariés syndiqués ? », Maria Teresa Pignoni, Dares Analyses mars 2017
(3) « La France bénévole 2018 – Franchir le pas », Recherches et Solidarités, 15 édition, avril 2018
Laisser un commentaire