Le mathématicien Cédric Villani, désormais député de la République en marche, n’est pas avare de rapports. Après le tout récent rapport sur l’enseignent des maths, le voilà sur le point d’en sortir un autre sur l’intelligence artificielle. Si le sujet filtre bon son côté French Tech et « nouveau monde », il n’en est pas moins un vrai sujet où peuvent se mélanger les rêves et les fantasmes les plus débridés avec les craintes les plus angoissantes. Un monde de robots ou à tout le moins d’humanoïdes associés ! Le futur rapport devrait nous éclairer sur ce qui est en train de se passer en général, mais aussi et comme on s’en doute sur le choc de l’IA avec le travail et l’emploi.
Pour Villani, la transition qui a déjà commencé comporte un double aspect quantitatif et qualitatif qu’il va nous falloir le mieux possible anticiper. Certes, le travail a déjà connu plusieurs révolutions. Celle de la relation homme-machine est déjà ancienne et l’homme a réussi, non sans mal, à s’en accommoder tout en restant maître de la machine (mécanique, puis électrique, puis numérique). Mais la nouvelle ère est celle où la machine pourrait bien dépasser l’homme, voire l’asservir tant les progrès dans les algorithmes sont devenus fulgurants. Quand la machine gagne face aux champions du monde d’échecs, on se dit que le défi est bien réel et que nous ne pourrons le relever qu’en nous plaçant dans une série de nouvelles postures. Passons en revue les principaux enjeux ciblés en matière de travail et d’emploi.
L’IA et le volume d’emplois
Il n’y a pas à attendre ici de révélation. Le rapport devrait rappeler les études existantes et au vu de leurs incertitudes en matière de pourcentage d’emplois détruits – dans une fourchette qui va du simple (10 %, COE) à près du quintuple (47 %, Roland Berger) – l’impossibilité de chiffrer précisément les destructions et transformations à venir. Mais il devrait souligner surtout, à l’instar du COE, que de très nombreuses tâches vont être touchées par la robotisation et que peu resteraient à l’écart, y compris dans les métiers de relation à la personne. Par ailleurs, il est tout aussi certain que l’IA créera des emplois dans un rapport création/destruction difficilement appréciable aujourd’hui.
Le pari de la complémentarité capacitante
Vouloir une complémentarité capacitante en dit long sur l’espace des possibles de nos futurs rapports aux machines du futur. La complémentarité homme-IA peut être multiforme et ne va pas forcément déroutiniser le travail humain. Elle pourrait même le rendre plus routinier et rendre l’humain encore plus automatisé qu’il ne l’est aujourd’hui. Le pari d’une complémentarité plus humanisante est donc ambitieux tant il est loin d’être gagné. Et tant il dépend de nombreux choix, qui ne sont pas encore faits en matière d’éducation, de délibération collective, d’organisation de la société comme du travail. Il devrait s’appuyer largement sur l’expérience des hommes et des femmes au travail, sur le dialogue avec les individus dans les organisations afin de développer les marges de manœuvre (et en évitant de procéder par trop d’injonctions paradoxales si destructrices et si fréquentes aujourd’hui). Chez Villani, le travail humain est pris (enfin) au sérieux. À charge pour les organisations d’en tirer enfin profit et pour l’ensemble des parties prenantes de définir ce que pourrait être cette complémentarité positive !
Un nouveau mode d’action, privée et publique : un Lab de l’action collective
Le futur rapport devrait recommander aux nombreux acteurs, de niveau national, mais aussi territorial, de travailler en mode « laboratoire » partagé. Il s’agirait pour ces Labs de mener des études prospectives, d’animer le débat à la manière de la plateforme Arbeitenviernull en Allemagne (www.arbeitenviernull.de). Il s’agirait aussi de partager des savoirs – en créant un ou plusieurs centres de ressources mutualisés entre acteurs de la formation initiale, mais aussi continue, universités, grandes écoles, entreprises, etc.. Et enfin de pouvoir conduire des projets expérimentaux en ciblant à la fois les métiers les plus exposés à l’IA, en disposant de moyens nouveaux : ressources fiscales tirées par exemple du Plan d’Investissement Compétences lancé récemment pour 4 ans, ressources des entreprises ou des branches. Ce nouveau mode d’action publique paraît séduisant, mais aura besoin d’être sérieusement outillé et piloté s’il veut échapper aux pesanteurs des fonctionnements administratifs ou sociaux jusqu’ici en vigueur dans l’hexagone. Faute de quoi, il risque de n‘être qu’une version relookée de ces comités ou conseils Théodule dont nous nous sommes fait, hélas, une spécialité.
Pour autant, la nouvelle forme d’action publique ne devrait pas forcément renoncer à légiférer : le rapport pourrait plaider pour une redéfinition, par la voie législative, des conditions de travail et de la protection des salariés à l’heure du numérique, bien au-delà des questions de connexions et de déconnexions. Si tel est le cas, formons le vœu qu’il puisse s’appuyer sur les résultats d’un dialogue social qui en la matière pourrait fournir bien des pistes.
Les enjeux de l’éducation et de la formation
Ils sont évidemment immenses car il s’agit d’une part d’initier chacun(e), d’autre part de former des spécialistes de l’IA et enfin de former massivement les salariés les plus exposés à la transformation – et parfois à la disparition – de leurs métiers.
Et pour cela, la mobilisation des compétences cognitives transversales – plus que les compétences techniques ou spécifiques – sera cruciale. Comme le sera aussi l’aptitude à la créativité. L’éducation initiale est appelée logiquement à une sorte de révolution copernicienne puisqu’il y va de la créativité, du relationnel et de la coopération. Inutile de dire que le système français part de loin. Et que sa faible réactivité au regard de la vitesse des transformations en cours risque de peser lourd. Le futur rapport mise beaucoup sur les réseaux éducatifs qui pourront se tisser au local et sur le partage des ressources pédagogiques innovantes via des plateformes de pratiques mutualisées. On ne peut qu’être pour. Mais c’est parier sur la capacité de l’Education Nationale à se mettre en réseau de manière agile avec d’autres. Et là….
La formation professionnelle est, elle, vue comme la voie royale de l’avenir des salariés. Cette clé de lecture des transformations est évidemment nécessaire, mais il serait dangereux de la surestimer, au détriment de la composante organisationnelle par exemple, pour affronter les restructurations technologiques et industrielles annoncées. D’autant que le passé des actions menées ces quarante dernières années ne démontre guère notre aptitude à gérer les transitions industrielles par la formation. En outre, la situation actuelle de la formation continue est paradoxale. À l’issue des réformes menées ces dix dernières années et en particulier avec la création du CPF, la logique de responsabilisation des salariés en matière de formation est allée très loin (sans être accompagnée, sauf sur le papier, du fameux conseil en évolution professionnelle). Résultat : nombre d’entreprises se sont désinvesties et le relais n’a pas été pris par des salariés livrés à eux-mêmes. Or, l’IA requiert des plans de transformation et de formation à la fois volontaristes et massifs.
Mais est-ce aux individus d’être en première ligne pour s’adapter au choc provoqué par l’IA ? Faut-il compter sur la seule bonne volonté des entreprises ? Ne faut-il pas au contraire à penser à des plans massifs d’initiation, d’adaptation et de formation ? Et dès lors, quid du primat de la négociation d’entreprise ? Quel rôle pour une négociation sectorielle et intersectorielle, voire pour une négociation territoriale ? Quelle serait l’aptitude des acteurs sociaux à s’emparer du sujet ? Quels pourraient être ici les leviers de l’État si ce n’est pour contraindre – du moins pour inciter fermement – à agir massivement ? Faut-il revoir le CICE à l’aune de l’IA ? Tout en insistant sur l’ardente obligation de faire, le rapport ne devrait pas trancher sur ces points. Enfin, inutile de dire qu’un autre sujet ne manquera pas de s’imposer : celui de l’innovation organisationnelle et managériale. Le retard de note pays vis-à-vis des pays industriels avancés est déjà significatif. Saurons-nous tirer parti des défis de l’IA pour le rattraper ?
Une nouvelle négociation collective
En matière de formation comme d’organisation du travail, le futur rapport devrait faire la part belle aux négociations d’entreprises – on n’en attend pas moins d’un député LREM – sans oublier de mentionner la nécessaire négociation de branche. Il pourrait d’ailleurs en rajouter une couche sur l’obligation annuelle qui devrait englober la transformation numérique et les nouvelles technologies, ce qui n’est ni très original ni forcément le procédé le plus efficace… Compte tenu de l’état de la négociation collective en France, on peut légitimement s’interroger sur les résultats de tels processus en termes quantitatifs et qualitatifs. En tout état de cause, l’IA sera un véritable test de résistance et de pertinence des réformes engagées depuis 10 ans en matière de dialogue social.
Il est peu probable, et c’est dommage, que le futur rapport évoque l’idée de faire émerger de nouveaux acteurs du dialogue, comme pourraient l’être des délégués à la transformation numérique. S’inspirant au moins en partie du modèle britannique si prometteur des Union learning representatives (Voir dans Metis « Royaume-Uni, les learning representatives des autodidactes de la formation continue »), ils auraient l’avantage d’être des négociateurs motivés, formés et… rajeunis ! Bref, il y aurait un « deal » à passer avec le syndicalisme, comme avait su le faire en son temps Blair outre-Manche. Et bien entendu, tout dépend de la manière dont les acteurs sociaux sauront se saisir de l’IA.
Par contre, et c’est plus inattendu, le document à paraître devrait mentionner l’enjeu crucial de la captation de la valeur ajoutée et donc d’une négociation collective pour sa répartition tout au long de la chaîne de valeur. Il faudrait en effet éviter que les entreprises qui captent le plus de valeur ajoutée grâce à l’IA n’aient pas à contribuer aux conséquences sociales que cela aura pour les entreprises utilisatrices et leurs salariés. Tout cela pourrait déboucher sur une négociation internationale sous l’égide de l’OIT (à condition qu’elle s’en saisisse !). On aurait pu, sur ce sujet, envisager une négociation territoriale, mais aussi européenne, et ce grâce aux comités de dialogue social sectoriels qui se sont déjà structurés au niveau communautaire.
Avec l’arrivée de l’IA, c’est un nouveau type de restructurations qui se profile, en face de laquelle celles de la sidérurgie, du textile, de l’automobile et autres nous paraîtront sans doute un jour bien pâles. Il est en effet question ici non seulement d’activité, de travail et d’emploi, mais d’éducation, de formation, et de place de l’homme dans le futur. L’histoire ne se répète pas, mais nous ferions bien de tirer les leçons des restructurations du passé où l’ajustement quantitatif – moyennant des politiques massives de retrait du marché du travail et d’indemnisation – a largement pris le pas sur le qualitatif. Les questions posées arrivent d’une certaine manière au bon moment, celui de la refonte de bien de nos dispositifs sociaux, éducatifs ou administratifs. Puisse le défi de l’IA nous permettre de les relever par le haut !
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