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par Sciences Humaines

Quelles sont les formes de protestation sociale au travail aujourd’hui ? Si dans la plus garde partie des pays industrialisés, la grève fait désormais l’objet d’un usage plutôt limité, d’autres formes d’action se développent : mobilisations numériques mais aussi érosion de l’engagement professionnel, absentéisme… Pour éclairer ce nouveau paysage, Metis reprend ici un extrait d’une note publiée par le site Sciences Humaines à propos de l’ouvrage publié par Albert Hirschman en 1970. La grille de lecture de cet économiste américain qui analysait ce qui se produisait face au déclin des entreprises et des institutions est-elle d’actualité pour ce qui concerne les organisations du travail contemporaines ? Nous vous en laissons juges !

 

hirshman

Voice, Loyalty, Exit. Ces trois mots ont marqué les esprits, dès la traduction de l’ouvrage d’Albert O. Hirschman. Comment expliquer ce succès ? En fait, l’économiste américain offre une grille de lecture fort simple d’un problème quasi quotidien. Sa question de départ est la suivante : comment réagir si un bien ou un service baisse en qualité ? L’économiste répond habituellement : il suffit de faire défection (exit). Par exemple, si le sirop à la menthe que j’ai coutume d’acheter habituellement est devenu trop sucré à mon goût, j’en achète un autre, d’une marque concurrente. Et c’est parce qu’il existe un marché des sirops à la menthe que je peux faire défection sans problème.

 

Que se passe-t-il s’il n’existe qu’une seule marque de sirop mentholé, c’est-à-dire si l’entreprise productrice occupe une position de monopole ? Nouvelle réponse de l’économiste : les consommateurs sont captifs, ils ne peuvent rien faire. Ils n’ont que leurs yeux pour pleurer. Faux, soutient Hirschman: lorsqu’il y a monopole, les clients mécontents peuvent le faire savoir individuellement ou collectivement (voice).

 

Il existe donc deux moyens pour lutter contre la défaillance d’une entreprise : la défection (exit) et la prise de parole (voice). Et si les économistes ont systématiquement oublié le second, c’est parce qu’il appartient à la caisse à outils des politologues plus qu’à la leur.

 

Ici, Hirschman atteint son premier objectif : démontrer que l’exit n’est pas le seul moyen d’action contre la défaillance, la voice en est un autre. Ceci est particulièrement vrai pour les entreprises en situation de monopole (comme la SNCF ou EDF-GDF), mais c’est aussi le cas pour les biens durables. Supposons qu’un individu ait acquis une voiture qui fonctionne mal, il est fort improbable qu’il aille se précipiter chez un concurrent pour acheter un nouveau véhicule (exit). Il ira plutôt se plaindre (voice). Conclusion : la prise de parole n’est pas un épiphénomène, y compris dans la vie économique.

 

Hirschman poursuit sa démonstration : les deux outils, mélangés, peuvent se révéler d’une redoutable efficacité pour des individus mécontents. A ce stade de sa réflexion, il examine le comportement de membres d’organisations telles que des associations ou des partis politiques. Il constate que les entrées et les sorties n’y sont pas d’une fluidité extrême. Pourquoi ? C’est parce que les membres sont loyaux (loyalty), explique-t-il. Comme ils sont attachés à leur organisation, ils préfèrent protester (voice) plutôt que prendre la porte (exit) et ils vont renforcer le pouvoir de la voice en menaçant de claquer la porte. Ce comportement loyal a d’autant plus de chances de porter ses fruits que l’organisation craint de voir partir ses membres.

 

En partant de cette grille, Hirschman parvient à une grande richesse d’interprétation. Aussi son ouvrage trouvera-t-il écho au-delà du cercle des économistes, chez les politologues et les sociologues. Il sera aussi critiqué par ces derniers pour son économisme car être loyal, protester, ces choix ne peuvent être réduits à un arbitrage coûts/avantages. C’est oublier le rôle des idéaux, des croyances et des affects dans l’engagement.

 

Référence : Voice, exit and loyalty, Albert O. Hirschman, 1970, Défection et prise de parole (traduction française 1972), Fayard, réédition, coll. « L’espace du politique », 1995.

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