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par Mireille Battut

Technologies digitales, Internet des objets, et traitement des data vont bouleverser le monde de la production, de la distribution et de la consommation d’énergie. Il n’est pas sûr, cependant, que cela contribue à donner un rôle plus important au consommateur. Mireille Battut dessine ce futur proche et lointain :

 

digital

 

Lorsqu’en janvier 2014, Google annonça l’acquisition d’une firme de thermostats connectés pour la somme impressionnante de 3,2 milliards de dollars, un vent de panique se mit à souffler dans le monde encore protégé des fournisseurs d’énergie. Une ère nouvelle s’ouvrait, où les objets connectés allaient piloter nos usages domestiques et nous permettre de réduire nos consommations, mais aussi de nous soigner, de nous maintenir à domicile dans la vieillesse, de faire nos courses et de prévenir les pannes, le tout sur la base d’une connaissance prédictive de nos comportements. Le MIT leur promettait un développement exponentiel, devant atteindre le chiffre astronomique de 25 milliards à l’horizon 2020, dépassant de loin les téléphones mobiles, tablettes et PC. Quelques questions vertigineuses se présentaient : l’internet des objets (IoT) allait-il ringardiser les compteurs communicants Linky et Gazpar, avant même leur déploiement à grands frais payés par le contribuable ? Le consommateur deviendrait-il son propre gestionnaire, changeant de fournisseur d’énergie à sa guise, voire revendant à son voisin son énergie économisée ?

Tout cela pourrait bien arriver un jour, en effet… mais pas avant que de nombreux obstacles ne soient surmontés, des obstacles tels que lors de la dernière convention Connected Things 2016 du MIT Enterprise Forum of Cambridge, la situation a été qualifiée de « confuse et chaotique » et l’internet des objets reconnu comme « miles away from delivering the goods ». Premier problème majeur : l’interopérabilité. Il ne suffit pas d’avoir les composants de la technologie, il faut pourvoir les intégrer et les adapter, sinon, « les promesses sont une fable ». Or, il y aurait aujourd’hui près de 300 plateformes IoT, parmi lesquelles ThingWorx de PTC, Watson IoT d’IBM ou C3IoT (auparavant appelée C3Energy, plateforme verticale qui vise à articuler les mondes de l’industrie et de l’énergie) ou Greenwave (plateforme horizontale, qui vise l’interopérabilité de la maison connectée). Tant que les objets n’interagiront pas entre eux, l’essentiel de leurs potentialités sera sans effet. Il y aura donc obligatoirement des consolidations. Mais le deuxième problème crucial sera celui de la sécurité, surtout si les objets interagissent les uns avec les autres. Combien coûtera-t-elle ? Les utilisateurs accepteront-t-ils d’être à la fois totalement transparents et potentiellement vulnérables ? Car, pour couronner le tout, l’explosion de la complexité des flux et des environnements à gérer sera telle que l’internet sous sa forme actuelle en est incapable.

En plus des exigences précédentes (interopérabilité, sécurité, complexité), les opérateurs de l’énergie doivent assurer une fonction d’équilibrage d’autant plus critique que tous les flux seront dorénavant réversibles. C’est pourquoi le monde de l’énergie représente sans doute le défi ultime de la digitalisation. L’énergie est un monde de data, que l’on peut classer en trois catégories : data de consommation, data de réseaux, data d’analyse de la demande , et qui concernent trois catégories d’acteurs : consommateurs, fournisseurs et distributeurs/transporteurs. Energie et numérique partagent une grande part de vocabulaire. Leur point de jonction résidera sans doute dans l’invention d’un monde décentralisé, celui des métropoles, ou des pôles de croissance, qui devra s’articuler, ou pas, avec le monde centralisé des grandes infrastructures.

Représentation d’un Système énergétique centralisé

 

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Et d’un système énergétique décentralisé

 

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L’interaction du numérique et de l’énergie se fait sur trois temporalités : déjà en cours, à venir et hypothétique.

 

Déjà en cours, les objets connectés et les télétransmissions au service de l’efficacité énergétique installés dans les gros sites industriels par des entreprises comme Dalkia ou Cofely, remontent l’information permettant de suivre et de piloter les consommations. L’enjeu est de descendre des très gros clients vers les moyens, grâce à la baisse du coût des capteurs et des transmissions, ce qui est rendu possible, par exemple, grâce à un partenariat avec Sigfox, start-up toulousaine spécialisée dans les réseaux bas débit, économes en énergie, déployés dans des bandes de fréquences disponibles sans licence. Preuve de l’intérêt de cette solution, Sigfox a réussi une levée de fonds record de 100 millions d’euros auprès d’acteurs prestigieux comme Engie, Air liquide, Telefónica, SK Telecom…

 

La modélisation des données du bâtiment (BIM), clé d’un changement de paradigme : « Elle révolutionne la façon dont les bâtiments, les infrastructures et les réseaux techniques sont planifiés, conçus, créés et gérés. On en attend des réductions considérables sur les coûts des travaux et autres coûts induits. « Sur cinquante ans d’usage, les coûts d’un bâtiment sont de : 3 % pour le montage du projet, 2 % pour la conception, 25 % pour les travaux, 70 % pour l’exploitation-maintenance. Afin de réduire le coût de ce dernier poste, il faut revoir toute l’ingénierie globale du secteur. » François Pélegrin, président d’honneur de l’Unsfa

 

Dans ce qui est « à venir », les entreprises ne seront plus les seuls acteurs. La ville, le territoire deviendront des plateformes intégratives de fonctions : habitat, déplacements, fourniture d’énergie, gestion des déchets… permettant de piloter ensemble la performance environnementale, économique et sociale. L’innovation technique et fonctionnelle promet un usage plus sobre des ressources et une réduction des coûts publics et privés. Est-ce pour plus de cohésion sociale, et plus de démocratie participative ? Les territoires sont les lieux d’articulation de nos besoins : nous déplacer, manger, nous chauffer, nous loger, travailler, réutiliser, donner, être solidaires, rendre la ville vivable, en un mot : faire société.

 

A terme : des facteurs de disruption commencent à émerger, qui se mixeront sans doute avec le modèle classique. Des consommateurs devenus « prosumers » demanderont à ne plus être raccordés au réseau pour se mettre en autoconsommation, des plateformes permettront de changer instantanément de fournisseurs. Il s’agira de construire les collaborations et les partenariats qui, sur une base locale, permettront de tirer le meilleur parti d’une toute autre conception de la production, de la distribution et de la consommation d’énergie. Les choix qui seront faits devront impliquer les consommateurs finaux et demanderont à être largement discutés, au-delà des cercles d’experts. Nous développerons ces futurs possibles autour de la notion de « bien commun » dans un prochain article.

 

Pour en savoir plus :

 

Linda Bernardi, ex chief innovation officer of cloud and IoT chez IBM.
– The power sector goes digital – Etude Eurelectric – mai 2016
Démonstrateurs industriels pour villes durables 
– Tom Coyle, Comité d’organisation du MIT Enterprise Forum of Cambridge « We’ve come a long way in doing great things, but it’s cluttered, confused [and] chaotic.« .

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