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par Robert Arnkil et Sari Pitkanen, traduit de l’anglais par Eva Quéméré

Robert Arnkil est chercheur au Work Research Center de l’Université de Tempere en Finlande. Il est également expert (Arnkildialogues) des questions d’emploi et dynamiques territoriales en Finlande et en Europe. Sari Pitkanen est chercheur à la Rehabilitation Foundation à Helsinki. Tous deux décrivent les raisons qui ont conduit à l’expérimentation à partir du début 2017 d’un Universal Basic Income en Finlande et ses enjeux, non sur un territoire mais sur un échantillon aléatoire de Finlandais…A suivre donc…Metis suivra…

 

BI Finlande

L’introduction d’un revenu universel est le fer-de-lance du gouvernement de centre droit finlandais et de son Premier ministre Juha Sipila. Il voit en cette mesure l’outil essentiel d’un renouvellement du système d’aides sociales afin que celles-ci soient mieux adaptées aux changements de la vie active et accroissent l’incitation au travail. Cela contribuerait ainsi à la rationalisation de l’ensemble du système de prestations sociales qui créé aujourd’hui de nombreuses « trappes » à revenus inégaux ainsi que des pièges bureaucratiques et à inactivité.

 

Afin d’explorer les possibilités et l’efficacité d’une telle initiative, celle-ci sera mise à l’essai dans le cadre d’une « expérimentation aléatoire contrôlée » de l’UBI (Universal Basic Income) en 2017.

L’expérimentation du revenu universel 2017-2018
– Objectif : obtenir des résultats sur les effets du revenu universel sur l’emploi des personnes participantes à l’expérience et en étudier les autres impacts.
– Montant du revenu de base : celui-ci sera de 560 euros par mois, exonéré d’impôts. D’après les calculs réalisés, ce montant devrait encourager les gens à accepter un emploi à durée déterminé et à temps partiel.
– Groupe cible : des personnes âgées de 25 à 58 ans, vivant en Finlande qui en novembre 2016 seront bénéficiaires de l’indemnité journalière de base ou de l’indemnité de soutien à l’emploi (le niveau de base des prestations chômage et non les allocations correspondant à un pourcentage du salaire précédent) en vertu de la Loi sur l’assurance chômage.

Le contexte
En raison de la forte dépendance du pays aux exportations sur le marché mondial et de nombreux changements structurels de l’économie et du marché du travail, la Finlande a particulièrement souffert de la crise économique mondiale de 2008. Le taux de chômage (aujourd’hui 8,9 %), et surtout le taux de chômage de longue durée (60 % de tous les chômeurs ont été pendant au moins un an en chômage de longue durée), ont augmenté depuis l’année 2012. Pour couronner le tout, on ne perçoit aujourd’hui que de faibles signes de reprise économique et de tassement du chômage.

La Finlande, pays typiquement nordique, a un fort secteur public, un régime traditionnellement généreux d’Etat providence, avec des prestations et des filets de sécurité importants. Mais avec la crise économique et l’augmentation de la dette publique, on observe une forte pression pour faire baisser ces prestations et une demande pour une distribution plus efficiente et moins onéreuse des diverses mesures.

Le challenge
Le système de sécurité sociale – minimuns sociaux de base, allocations chômage, allocations logement, etc. – développé au fil du temps, est devenu lourd et bureaucratique, avec de nombreux chevauchements entre les mesures et des trappes à inactivité, car il est souvent préférable de ne pas rechercher à avoir un salaire au vu du montant des prestations sociales. Ainsi, l’une des principales problématiques que rencontrent le chômage finlandais et les aides sociales est celle du « piège d’incitation ». Celui-ci s’actionne quand il n’est pas rentable pour une personne au chô-mage de prendre un emploi, quand le bénéfice net n’augmente pas, voire diminue. Plusieurs gouvernements nationaux ont tenté de lutter contre ces pièges depuis les années 1990 en employant des ajustements fiscaux et en jouant sur les montants des avantages sociaux.

Le système de prestations sociales est confus et souvent frustrant tant pour les citoyens que pour les agents des services sociaux. Les changements dans le travail, dans le fonctionnement du marché du travail, et l’évolution des comportements ont rendu les systèmes de sécurité sociale souvent obsolètes et inappropriés face à la montée des travailleurs « atypiques », à temps partiel, temporaires, ou freelances. Ce sont bien sûr des défis communs, mutatis mutandis, pour tous les pays européens, et du monde.

Quelques solutions adoptées avant l’idée de revenu universel
Différentes solutions pour différentes catégories de personnes ont été introduites avant d’en arriver au revenu universel. Diverses réformes ont notamment été mises en place pour les personnes bénéficiaires de pensions d’invalidité, les travailleurs à temps partiel ou les entrepreneurs. Une loi temporaire spéciale (en vigueur du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2016) a par exemple été adoptée pour encourager les gens bénéficiaires d’une pension d’invalidité (d’un maximum de 740 € par mois) à reprendre un travail. Les personnes en emploi, ou les entrepreneurs, ont par ailleurs droit à une indemnité journalière dite « ajustée », en complément d’un travail à temps partiel, ou d’une activité de type auto-entrepreneur. Par exemple, un salarié peut obtenir une indemnité « ajustée » si son temps de travail est inférieur à 80 % d’un emploi à temps plein.

En outre, depuis 2014, une personne peut obtenir une allocation-chômage ou une allocation-logement, sans réduction de la prestation sociale, si elle gagne seulement jusqu’à 300 euros par mois en travaillant. Cette « zone de revenu protégé » a été établie pour inciter les gens à accepter des emplois à temps partiel ou toute autre opportunité de travail. Ce revenu protégé a alors changé la nature du piège d’incitation. Maintenant les allocataires font plutôt le choix de travailler à temps partiel en bénéficiant de la prestation ajustée, au lieu de rechercher un emploi à temps plein. Comme les allocations familiales commencent à être réduites en fonction de l’augmentation des revenus des ménages, les parents isolés sont ceux que l’on retrouve le plus souvent pris dans ce piège.


L’expérimentation du revenu universel

Une des façons d’encourager le travail est le revenu universel. Celui-ci est discuté en Finlande depuis les années 80. Cette notion se distingue de celles traditionnellement testées et étudiées dans le cadre des politiques de Welfare state des pays nordiques.

Son but est de clarifier le système de prestations sociales, de réduire les formalités administratives, de faire disparaître les pièges liés à l’arbitrage entre travail et avantages sociaux, et d’empêcher les gens de tomber dans les « trous » des systèmes de prestations.

L’objectif d’un revenu de base, également appelé «salaire citoyen» a varié au cours des dernières décennies en Finlande. Dans les années 1980, le but était d’offrir une participation active significative pour les personnes licenciées de l’industrie. Dans les années 1990 l’objectif était d’accroître la flexibilité du marché du travail, et de soutenir les activités à revenus irréguliers et faibles. Dans le nouveau millénaire, l’objectif est d’améliorer les incitations au travail et d’offrir une meilleure sécurité de revenu pour les personnes travaillant de façon irrégulière, les entrepreneurs et les indépendants.

Un grand nombre d’acteurs, allant des milieux universitaires aux partis politiques, ont présenté différents modèles de revenu de base. Ces différentes propositions ont varié dans leur degré de réorganisation des aides sociales existant, dans le choix des groupes cibles, la fixation du niveau des prestations, les sources de financement – comme la fiscalité -, mais aussi dans les objectifs visés concernant le marché du travail, la politique sociale et enfin les impacts souhaités dans la société en général.

Dans les modèles les plus récents d’UBI, le point de départ a été la réforme de l’impôt sur le revenu, de sorte de s’assurer que les prestations de revenu universel pour les personnes ayant des revenus moyens et élevés seraient « récupérées » par l’impôt. Ceci a alors été critiqué pour deux raisons : le risque de mener à un niveau marginal d’imposition très élevé, et le risque de dissuasion à travailler.

Le revenu de base inconditionnel devrait bénéficier en particulier aux travailleurs temporaires et indépendants (self employed), aux personnes âgées et à celles ayant une capacité réduite à travailler, aux soignants ou aidants, ainsi qu’aux habitants de zones faiblement peuplées. Dans les modèles de RDB (Revenu de base) de la dernière décennie, les objectifs étaient de combattre la bureaucratie du système de protection sociale, d’améliorer l’emploi, d’accroître l’autonomie individuelle et les possibilités de libre choix de la vie que l’on souhaite mener, de soutenir les nouveaux types de travailleurs et l’esprit d’entreprise, aujourd’hui laissés dans l’ombre de la sécurité sociale.

Le RDB est père de grands espoirs en termes d’offre et de demande de travail, de perspectives d’emploi et d’incitation à travailler. L’emploi devrait augmenter. Combiné avec des salaires garantis, il devrait permettre aux travailleurs d’avoir une rémunération raisonnable, et d’abaisser le seuil – en particulier dans le cas de faibles revenus – des sources variables de rétribution et de travaux temporaires. En outre, le RDB devrait réduire le risque lié au recrutement de main-d’œuvre nouvelle et inexpérimentée, et à l’incertitude quant à la productivité de ces nouvelles recrues.

Une enquête spéciale sur le RDB a été effectuée par une Commission du gouvernement national, elle a présenté quatre options différentes de RDB :

 

1- un « revenu de base complet » versant une somme élevée et égale à toute personne en âge de travailler, indépendamment de sa situation ou de son revenu et qui remplacerait les assurances sociales;
2- un «revenu de base partiel», dont le montant serait moins élevé, qui remplacerait les minimas sociaux (sous condition de ressources), mais garderait intactes les allocations logement et les prestations de type assurancielles liées au revenu ;
3- un modèle « d’impôt négatif sur le revenu », où le RDB serait délivré par l’intermédiaire du système d’imposition, de sorte que les personnes qui gagnent moins qu’un certain seuil obtiendraient une redistribution des revenus,
4- et un modèle de « combinaison », offrant une conjugaison des prestations de base existantes de l’Assurance Nationale (« Kela » en Finlande) avec une « participation / activité » où l’on serait rémunéré pour participer à certains « travaux sociaux ».

Les différents modèles ont chacun différents points forts : L’option 2 – le « revenu de base partiel » – est considérée comme la plus réaliste, l’option 1 – le « revenu de base complet » – serait plus performant dans la promotion de l’égalité et de lutte contre la pauvreté, alors que l’option 3 – « l’impôt négatif sur le revenu » – est considérée comme la plus facile à réaliser – à condition que les systèmes nationaux de registres des revenus, de registre fiscal et de redistribution des revenus puissent être combinés. L’option 4, le modèle de « combinaison», a l’avantage d’être pris en charge par des associations (ONG) et des municipalités.

En août 2016, le Ministère des Affaires Sociales et de la Santé (MSAH) a proposé de mettre en œuvre une expérimentation de RDB dans le pays, devant prendre effet dès le début de 2017. La proposition est aujourd’hui au stade de l’évaluation ex ante. Devant être achevée en septembre de cette année, elle est réalisée par différents acteurs, notamment les syndicats et certains ministères.

Finalement l’expérience reposera sur la mise en oeuvre d’un « revenu de base partiel ». Selon la proposition du MSAH, le «revenu de base complet » n’est pas politiquement et économiquement viable. Le but de l’expérience serait ainsi de proposer des incitations à accepter un emploi. 2000 chômeurs seraient choisis pour l’expérience et la participation serait obligatoire. Ils seront choisis parmi un échantillon aléatoire de personnes âgées de 25 à 58 ans, bénéficiaires du niveau le plus bas de l’allocation chômage (appelée « soutien du marché du travail » en Finlande, équivalent de l’ASS en France), il ne s’agit pas des revenus de remplacement calculés selon le salaire antérieur.

Le RDB serait payé par l’Assurance Nationale, et remplacerait les aides sociales de base. Il devrait être égal à la somme du niveau inférieur des prestations d’emploi et du niveau de base des prestations sociales. Cela signifierait alors recevoir un revenu exonéré d’impôts de 560 € par mois. Il est alors considéré comme une incitation à accepter un emploi temporaire et/ou à temps partiel pour rechercher un complément.

En effet, les participants à l’expérience ne perdront pas leur RDB en retournant vers l’emploi, mais d’autres avantages (comme l’allocation logement) diminueraient à mesure que leur salaire augmenterait. Ainsi si un participant à l’expérience obtient un travail à temps plein dès le début de l’année 2017, il gagnera plus de 13 000 € de revenus supplémentaires sur les deux ans de l’expérience, par rapport au groupe témoin, bénéficiaire du niveau inférieur des avantages sociaux ou d’une sécurité sociale de base, mais pas le RDB.

Débat sur l’expérimentation
L’expérience a été critiquée pour avoir négligé les travailleurs indépendants. Dans ce nouveau millénaire, les entreprises individuelles, les travailleurs indépendants, les freelance et les bénéficiaires d’aides diverses ont augmenté. Ainsi, le nombre de travailleurs indépendants en Finlande est passé de 37 000 à 157 000 mille entre 2000 et 2015. L’argument en faveur des travailleurs indépendants est qu’ils sont plus souvent sous-employés que les personnes salariées, travaillent le plus souvent à temps partiel, et sont dans une position plus précaire en termes de sécurité de revenu, de soins de santé au travail et d’avantages sociaux, notamment s’agissant des pensions de retraite. Le revenu des travailleurs indépendants est souvent irrégulier, et une grande partie d’entre eux appartient aux deux tranches basses des revenus décimaux.

Il est également reproché l’absence des plus jeunes dans l’expérience telle qu’elle va être conduite, des personnes qui travaillent « normalement » à temps plein dans une entreprise ou une administration, ainsi que des étudiants. Certains avancent donc qu’un échantillon plus large de 10 000 personnes aurait été nécessaire afin d’obtenir une image plus riche des possibilités du RDB.

Le « revenu de base partiel » proposé est également critiqué parce que, selon les simulations, les effets positifs d’un RDB partiel ne vont pas nécessairement se réaliser, en particulier parce qu’il faudrait le concilier avec l’allocation logement. En effet, les frais de logement et le marché locatif sont un problème majeur en Finlande, en particulier dans la région de la capitale. Ainsi, il faudrait soit abaisser la fiscalité des revenus les plus faibles ou que le RDB soit suffisamment élevé pour remplacer également l’allocation de logement pour qu’il y ait une plus forte incitation à travailler. En 2015, 246 400 personnes ont reçu une allocation logement dans le pays (la population totale de la Finlande est de 5,3 millions de personnes), soit 20 % de plus en un an. L’augmentation du chômage de longue durée en étant la principale cause.

Le coût de l’expérimentation est estimé à 7,5 milliards d’Euros pour les deux prochaines années. Les critiques ont calculé que sans changement du modèle fiscal, l’application du RDB à l’ensemble de la population se traduirait par un déficit de l’économie nationale de plus de 10 milliards d’euros.

Analyse
La complexité des défis de la rationalisation des aides sociales, en les adaptant mieux aux changements du marché du travail et à la vie des gens aujourd’hui, et en faisant disparaître les pièges d’inactivité, a eu raison de la volonté de plusieurs gouvernements, initiatives et comités au cours des dernières décennies. Maintes et maintes fois la question a suscité un débat politique, et plusieurs comités, experts et projets ont proposé des solutions, mais seulement pour des progrès partiels. Ainsi, l’expérience d’un Revenu de base et son sort ne sont pas nécessairement nés sous bonne étoile…

Néanmoins, il semble qu’il y ait au moins une volonté politique d’essayer pour ensuite se faire un avis et en tirer des conclusions. La question à traiter est importante et de nouveaux résultats sont absolument nécessaires. Faire des réformes, d’abord avec une phase expérimentale, est tout à fait typique de la Finlande, mais le faire en utilisant une conception de « groupe témoin randomisé », en particulier sur une question aussi complexe, est tout à fait unique. Cela soulève également la question de savoir comment une telle méthodologie est en mesure de saisir la question, et produire des résultats susceptibles d’être interprétés sans équivoque. Il est donc tout à fait probable que l’interprétation des résultats suscitera un débat politique tout à fait passionné. Le débat est ouvert.

 

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