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Denis Maillard avait lu sur cette question les propositions du Rapport Badinter (Religion dans l’entreprise : le rapport Badinter au secours des DRH) en février 2016. Il poursuit sa réflexion en examinant la Loi « Travail » qui permet désormais d’inscrire un principe de neutralité dans le règlement intérieur des entreprises. Explications.

 

Religions

 

Reprenant un amendement proposé par la Sénatrice Laborde, le gouvernement a modifié puis fait dans la Loi travail un article permettant aux entreprises qui le souhaitent d’inscrire un principe de neutralité dans leur règlement intérieur. C’est l’Article L. 1321-2-1 qui précise que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

Ce principe de neutralité, et donc de restriction de l’expression de la croyance religieuse dans le milieu du travail, appelle plusieurs remarques :

1 – Un renversement de perspective
C’est d’abord un changement sémantique par rapport à la formulation du rapport Badinter, reprise initialement dans l’article 6 de la Loi travail avant d’en être expurgée durant les discussions parlementaires : la commission Badinter partait de l’affirmation d’une liberté fondamentale vis-à-vis de l’expression des croyances des salariés, notamment religieuses ; la nouvelle formulation part à l’inverse de la possibilité de neutraliser l’espace de travail de toute affirmation religieuse (sans employer – habilement ou hypocritement, c’est selon – le mot de religion).

2 – Sans renversement du droit
Malgré les apparences, ce n’est pas un renversement du droit. En effet, cette limitation de la manifestation de la conviction des salariés respecte le droit existant qui repose sur la liberté de croyance. La limitation ne doit donc pas contrevenir à cette liberté fondamentale. Ainsi, pour restreindre la liberté d’expression des convictions religieuses de ses salariés, l’entreprise doit avoir une raison objective. C’est-à-dire, une raison liée à son activité économique et non pas seulement liée à des éventuelles orientations philosophiques (par exemple la laïcité – le mot n’est d’ailleurs pas prononcé dans l’article de la loi). Autrement dit, la limitation est technique, pas politique. Et pour cela, l’entreprise devra, de plus, respecter un principe de proportionnalité.

Certains juristes avancent d’ailleurs l’idée que pour sécuriser les intérêts commerciaux de l’entreprise la neutralisation de l’espace de travail serait acceptable en raison du souhait de la clientèle elle-même. Pour eux, en effet, une entreprise est avant tout définie par ses intérêts commerciaux. Il faudrait donc pousser à une modification législative afin d’assurer la neutralité religieuse uniquement dans les relations avec les clients. A cette aune, l’intérêt de l’individu doit s’effacer devant l’intérêt commercial de l’entreprise. Cette position, poussée par l’un des avocats du cabinet August & Debouzy lors des « Entretiens de la cohésion sociale » organisés par l’institut Montaigne le 12 septembre, pose deux questions. La première porte sur la capacité de travailler en commun et avec des règles communes s’il est possible de distinguer la neutralité qui s’impose au front office de la liberté permise en back office. La seconde pointe l’écueil qui attend toute entreprise qui privilégie la volonté du client : et si celui-ci ne demande pas la neutralité, mais bien l’affirmation religieuse ? Imaginons un gros client du Golfe persique qui exigerait que les commerciales de l’entreprise soient voilées ou, s’il demande à ne traiter qu’avec des hommes, que ceux-ci portent une barbe, etc.

3 – Mais un alignement sur la jurisprudence
La nouvelle formulation rejoint le mouvement de la jurisprudence en France, notamment au niveau des conseils de prud’hommes et des cours d’Appel qui tend de plus en plus à rejeter comme discriminatoire les sanctions prononcées lorsque deux salariés refusent de masquer leurs signes visibles d’appartenance religieuse sur le lieu de travail. Ainsi, la Loi travail devrait pouvoir mieux aider les DRH à aborder la question du fait religieux sur le lieu de travail ; tous en parlent, mais bien peu sont armés pour y faire face. C’était l’ambition de l’article 6 du Rapport Badinter (voir dans Metis : Religion dans l’entreprise : Le rapport Badinter au secours des DRH), mais dont la formulation maladroite et ambiguë avait été mal comprise et donnait le sentiment d’une confrontation sans merci de libertés opposées.

4 – Qui augure de nouvelles batailles juridiques
La notion de discrimination va désormais être au centre des futures batailles judiciaires dans ce domaine. Celles-ci se mènent aujourd’hui au niveau de la Cour de justice de l’Union européenne. En quelques semaines, au mois de juillet, les avocats généraux auprès de la CJUE ont rendu par deux fois des conclusions sur des affaires de licenciement en lien avec l’expression de croyances religieuses. Dans une affaire belge (une femme voilée licenciée pour non-respect du règlement intérieur de l’entreprise), l’avocate générale Julian Kokott a admis le licenciement de la salariée avec des arguments proches de ceux exprimés dans la Loi travail, expliquant en plus qu’il existe des traditions nationales, comme la laïcité en France, qui poussent à admettre cette neutralité de l’espace de travail. Les commentateurs opposés à cette argumentation mettent en avant le principe de non-discrimination en résumant de manière provocante : « plus vous discriminez, moins vous discriminez » comme le fait l’article de Stéphanie Hennette-Vauchez et Cyril Wolmark dans la Semaine sociale Lamy du 20 juin 2016.

En revanche, dans une affaire française (une femme voilée licenciée pour avoir refusé d’ôter son voile suite à des plaintes de clients), l’avocat général Sharpston conclut que « le règlement de travail d’une entreprise qui impose à une travailleuse d’ôter son foulard islamique lors de ses contacts avec la clientèle constitue une discrimination directe illicite ». Ce qui rentre en exacte opposition avec la Loi travail telle qu’elle a été votée.

On le voit, la lutte va être serrée sur le plan des principes entre neutralisation de l’espace de travail (soutenue selon différents sondages par une immense majorité des Français) et respect des droits de l’individu à affirmer son identité à travers ses croyances religieuses. Sans doute faudra-t-il rappeler, comme l’avait déjà fait la Cour européenne des droits de l’homme, qu’il est nécessaire de distinguer entre le droit « absolu » de croyance et le droit « relatif » à l’expression de cette croyance qui peut être encadré dans son exercice.


5 – Au-delà du religieux, l’individu et ses limites

Au-delà d’une question religieuse, le problème que la Loi tend à réguler est celui de l’affirmation individuelle au travail. Dans ce domaine, la question de l’affirmation non négociable de son identité religieuse tend à éclairer d’une manière ironique des décennies d’individualisation des tâches et des rémunérations, d’appel incessant à une implication subjective dans le travail, de tentatives plus ou moins réussies de conciliation de la vie professionnelle et personnelle et de mises en place de politiques de diversité… En définitive, dans une société laïque où la majorité de la population entretient des liens distanciés avec la religion et estime que celle-ci doit rester une affaire privée la moins visible possible, l’affirmation du fait religieux en entreprise pousse les politiques de diversité et les règles du management individualisant à leurs limites : pour travailler ensemble, ce qui nous est commun redevient plus important que ce qui nous différencie.

Sans doute pourra-t-on dire, comme n’a pas manqué de l’exprimer l’Observatoire de la laïcité dans un communiqué (cosigné avec la CNCDH) au sujet du nouvel article dans la Loi travail, que tout ceci est contraire à la notion de laïcité (neutralité de l’État vis-à-vis des croyances des citoyens) et contraire à la Constitution de la 5e République et aux conventions internationales… Ce n’est pourtant pas le cas, sauf à s’en tenir à la seule lettre de la loi de 1905 et à une pratique consistant à traquer la discrimination derrière toute tentative de penser le lieu de travail comme un espace particulier. En effet, entre l’espace intime où la liberté est de mise et l’espace public où la loi codifie la coexistence des individus, l’entreprise apparaît de plus en plus comme un espace « mixte ». Ni entièrement privé ni tout à fait public, elle est le lieu par excellence de la mixité et de la civilité où l’individu doit pouvoir s’affirmer sans s’imposer. C’est donc la question de la limite et celle des règles communes permettant de travailler ensemble à un même projet qui se posent avant tout aux managers. Ce sont celles qui sont mises en débat à chaque fois que se pose en entreprise un problème lié à la religion ou, comme on l’entend aujourd’hui, à la radicalisation.

Pour en savoir plus :

– Document de travail ASTREES, Réalités religieuses et travail, Repères, pratiques et propositions à usage du monde professionnel, Septembre 2008 
Metis : Souvenirs, souvenirs : gestion d’une demande de salle de prière dans l’entreprise par Wenceslas Baudrillart, 18 Juin 2014

 

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.