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par Stéphane Vincent et Jean-Marie Bergère

Vélos dans l’entrée, ciment au sol, slogans sur les vitres, calicots sous la verrière, tatamis et banquettes, Superpublic affiche clairement sa parenté avec d’autres tiers-lieux, espaces dédiés au co-working et aux start-ups naissantes. L’ambiance est studieuse. Ordinateur sur les genoux ou posé sur la table, on imagine la quinzaine de personnes présentes ce matin là concentrées sur le pitch d’une prochaine présentation ou en conversation avec des collègues à l’autre bout du monde. Pourtant ici, pas question de la prochaine levée de fonds ni de l’urgence du « passage à l’échelle », décisif quand « the winner takes all ». Jean-Marie Bergère présente la 27eme Région et Stéphane Vincent répond à ses questions :

 

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Image : La 27e Région

 

Un laboratoire

Superpublic est « le premier espace entièrement consacré à l’innovation dans le secteur public ». La 27e Région, association initiatrice et gestionnaire du lieu, le partage avec quelques jeunes entreprises spécialisées dans le « design des politiques publiques » et les processus de concertation et de participation. Le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) s’y réunit quelquefois. Des débats publics y ont lieu. On y croise aussi bien les activistes des Civic Tech que les associations engagées dans les politiques d’accueil et d’intégration des migrants.

 

La 27e Région, créée il y a presque dix ans, se présente comme un « laboratoire de transformation publique ». Elle est née de l’initiative d’un élu régional (Christian Paul, alors Vice-président du CR Bourgogne), d’un consultant dissident (Stéphane Vincent, actuel délégué général de l’association) et d’un philosophe des mondes numériques (Jacques-François Marchandise, actuel délégué général de la Fing). Au moment de sa conception, la France comptait 26 régions, la 27e étant une région virtuelle entièrement dédiée aux recherches-actions et aux prototypes. Laboratoire pour transformer les politiques publiques, elle a été incubée au sein de la Fing (Fondation internet nouvelle génération) avant de se constituer en association autonome en 2012.

 

Usager et citoyen

Les designers et leur capacité à intégrer « l’expérience-utilisateur » dans la conception et la réalisation de produits et de services, sont d’emblée très présents. Avec une différence de taille que Romain Thévenet, impliqué dès les premières années dans le projet, définit ainsi : « Si le design est une activité permettant de rendre des projets désirables, le défi que nous avons à relever est celui de ré-enchanter l’action publique : c’est-à-dire (re) donner envie de croire en la puissance publique et à la vie de la cité, et pas seulement d’utiliser des beaux services publics pas chers ». L’usager est consommateur, contribuable, citoyen et électeur.

 

Questions à Stéphane Vincent, délégué général de la 27e Région

 

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Image : Stéphane Vincent, La 27e Région

 

La 27e Région a été conçue comme un « Laboratoire pour transformer les politiques publiques ». Pratiquement quelles sont ses modalités d’intervention ?

 

Nos protocoles et en particulier celui que nous appelons « Territoires en résidence » s’inspirent de l’ethnologie, de la conception créative et du design. Par exemple pour essayer de comprendre ce qui se joue sur un thème comme « la citoyenneté au lycée », nous allons passer l’équivalent de 3 à 4 semaines en immersion complète au sein d’un lycée volontaire, y conduire un travail d’observation, en tirer des hypothèses et les tester au moyen d’expériences pratiques menées avec les lycéens et tout l’écosystème, leurs familles, les enseignants, la direction, les équipes techniques, etc.

 

Nos démarches débutent toujours par un travail visant à ré-interroger la question posée, et se terminent par la production de nouveaux concepts, de scénarios de solutions, mais aussi de choses plus tangibles : il peut s’agir de versions « beta » de nouvelles interfaces ou de logiciels, d’un agencement amélioré, de prototypes de nouveaux services.

 

Le fil rouge de nos modes opératoires, c’est l’intérêt que nous portons à l’expérience vécue par l’utilisateur d’un équipement, d’un dispositif ou d’un service public. Et à la façon dont nous pourrions améliorer et donner plus de sens à cette expérience. Nous sommes pragmatiques, et nous ne pensons pas qu’il en sortira des solutions miraculeuses, valables une fois pour toutes. Une politique publique, ce sera toujours plus complexe que l’usage d’un smartphone… Mais il en sortira au moins des idées inspirantes et des solutions « débuguées », car testées. Nous revendiquons d’être « ingénieux »…

 

Les politiques publiques sont normalement conçues et mises en œuvre par le couple « élus-fonctionnaires ». Comment accueillent-ils cette intrusion ? En particulier quelles sont les motivations des fonctionnaires qui deviennent vos alliés ou vos complices ?

 

Il existe un point commun entre tous les agents et les quelques élus qui viennent nous voir : c’est leur grande curiosité. Ils ne veulent pas rester en surface, mais plutôt regarder sous le radar, analyser ce qui se passe derrière la partie visible des politiques publiques, comprendre à quel moment un dispositif a plutôt réussi ou plutôt failli, se mettre dans la peau des bénéficiaires de ces dispositifs.

 

Ils souffrent de l’absence d’une vraie capacité réflexive au sein de leur administration. Le métier de « détective de l’action publique » n’offre pas encore de perspective d’emploi dans la fonction publique ! On investit beaucoup de temps et d’argent à « innover dans tous les sens », mais il n’existe pas d’outillage ni de cadre permettant d’interroger et de « donner du sens » à l’innovation. Beaucoup d’agents sont très conscients de ce besoin, mais en pratique il n’y a pas de temps pour ça, pas de vision politique ni stratégique, pas d’encouragement, pas de cadre conceptuel ni d’outil collectif. Les « boîtes à idées » ou les séances de créativité d’un jour ne font bien souvent qu’effleurer le problème, quand elles ne l’aggravent pas par la frustration qu’elles génèrent après coup.

 

L’attente est forte même si elle est encore un peu souterraine. Il y a trois ans, nous avons demandé à un panel de directeurs généraux ce qui leur avait plu dans nos programmes. Ils se sont enthousiasmés pour le fait de reconnaître le pouvoir du tâtonnement et du doute, pour l’essai-erreur et la pratique du prototypage rapide : comment peut-on, au fond, concevoir une politique ou un service public sans les tester avec leurs utilisateurs ? Plus récemment, la responsable des ressources humaines d’une métropole a inscrit ces démarches dans son plan de lutte contre les risques psychosociaux, convaincue comme nous que ré-interroger le sens d’un dispositif, c’est remettre du sens dans son métier d’agent.

 

Quelles sont les politiques publiques les plus aptes à entrer dans ce laboratoire ? Les politiques régaliennes, police, justice, armée, peuvent-elles être incluses dans ces protocoles de recherche-action ? Innover y a-t-il un sens ?

 

Les politiques sociales sont très friandes de notre approche. Plusieurs études ont montré l’ampleur du non-recours au RSA pour des personnes éligibles. Depuis, de nombreux départements mobilisent des méthodes de sociologie et de design pour comprendre et repenser le parcours et l’accès au RSA, à défaut peut-être de pouvoir repenser le RSA lui-même. A la 27e Région, nous avons pu tester ces approches dans bien d’autres champs de politiques publiques : éducation, environnement, aménagement du territoire, urbanisme…

 

Au sein de l’hôpital de Strasbourg, la Fabrique de l’hospitalité cumule plus de six ans d’expérience autour du concept de « patient-partenaire ». De leurs côtés le SGMAP, Etalab et plusieurs ministères mobilisent ces démarches. C’est le cas par exemple du Ministère de la Justice, pour ses services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Dans ces différents mandats ministériels, Thierry Mandon a souvent plaidé en leur faveur. Des jeunes fonctionnaires ont créé Fonction Publique 21 pour promouvoir ces approches expérimentales et aider les « pionniers » à faire coalition autour de ces idées.

 

Je pense pour ma part que le meilleur est à venir sur les sujets régaliens. Prenons par exemple la police : en Allemagne et en Grande-Bretagne, la police a cherché à comprendre comment mieux maîtriser les mouvements de foule sans recourir systématiquement à la force. Je connais un ou deux responsables qui rêvent secrètement de tester de nouvelles approches pour renouer le dialogue entre police et populations… encore faut-il que la hiérarchie encourage ces formes de recherche-action !

 

La 27e région s’est inspirée d’expériences au Danemark, au Royaume-Uni, elle sert de modèle aujourd’hui à une ville comme San Francisco (un Superpublic sur le modèle du nôtre vient d’y ouvrir). Qu’en est-il aujourd’hui des échanges internationaux ?

 

Les échanges avec la communauté internationale nous sont très précieux. En ce moment, nos travaux intéressent la Commission européenne, qui nous demande de l’aider à imaginer de nouvelles façons de concevoir les politiques communautaires – avec pour cas pratique les politiques d’accueil des Roms. Depuis l’année dernière Bloomberg Philanthropies soutient massivement, et financièrement, notre programme La Transfo, qui vise à aider 10 grandes collectivités françaises – dont Paris, Dunkerque, Mulhouse, l’Occitanie – à se doter de leur propre laboratoire d’innovation sociale et de recherche-action. La Fondation créée par l’ex-maire de New York porte une initiative comparable dans 25 villes nord-américaines et souhaite que nous partagions nos approches et méthodes.

 

Avec d’autres explorateurs de l’action publique comme le MindLab danois ou le Nesta britannique, nous voyons émerger une réflexion autour d’un nouveau design de la gouvernance même des collectivités et des institutions. Partout dans le monde, la fabrique des politiques publiques est à la peine, le concept même de réforme a du plomb dans l’aile, et ni le tout numérique ni la participation citoyenne ne sont les solutions que certains espéraient. Le quotidien des agents publics et des élus est colonisé par d’innombrables rituels politiques et managériaux, pour la plupart hérités du « new public management » et du fordisme administratif qu’il a généré.

 

Prenons le cas de l’évaluation. Cette discipline devrait normalement nous permettre d’améliorer les politiques publiques, leur gouvernance et le débat citoyen ; or les alertes se succèdent pour s’inquiéter de leur inefficacité et de leur rejet. Il faut élaborer les scénarios de « l’après-évaluation ». Des tentatives se font jour : Christian Bason, l’ancien directeur du MindLab danois pose l’hypothèse d’une « human-centred governance », tandis que l’OCDE promeut des modes de gouvernance plus systémique.

 

Pour contribuer à ce débat, nous avons lancé les Eclaireurs, un programme de prospective créative visant à produire de nouveaux imaginaires et inventer les pratiques administratives de demain. La créativité est la marque de fabrique du génie français, servons-nous-en pour inspirer à notre tour nos amis d’Europe et du monde !

Pour en savoir plus :

– Site internet de Superpublic 

– Site de la 27e Région 

– « Non, le design de politiques publiques n’est pas du design de services comme les autres », La 27e Région  

– Site internet du MindLab

– Projet Mindlab, imaginationforpeople.org

 – Site internet de Nesta

– Page internet du SGMAP

 

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