par Florence Servas-Taithe, Jean-Louis Dayan
Créée en 2010 pour mettre en relation directe producteurs ruraux et consommateurs urbains, « La Ruche Qui Dit Oui ! » se veut plus qu’une plate-forme d’intermédiation. Elle affiche l’ambition d’améliorer la chaîne alimentaire tout du long : des conditions de travail des agriculteurs aux comportements d’achat des clients, en passant par la qualité et la traçabilité des produits. La start-up a connu un développement rapide, avec aujourd’hui 850 ruches ouvertes dans toute la France et ailleurs en Europe, 5 000 producteurs, 135 000 consommateurs et 100 salariés employés par la « Ruche-mama », tête de réseau.
Diététicienne de son état, Florence Servas-Taithe consacre aussi beaucoup de son temps à la Ruche locale qu’elle a montée en 2011 dans le nord du 18e arrondissement. Elle a bien voulu livrer en janvier 2017 pour Metis un portrait situé du « système Ruche »
Comment en êtes-vous venue à créer une Ruche à Paris ?
Au cours de vingt-cinq années d’exercice libéral comme diététicienne, j’ai dû me rendre à l’évidence : les régimes classiques ne servent à rien. Ne serait-ce que parce que les besoins diffèrent beaucoup selon les personnes. Spécialisée dans l’accueil de patients souffrant de troubles alimentaires ou marqués par des expériences de privation, je me suis efforcée de les aider à mieux savoir ce qu’ils mangent, en cuisinant eux-mêmes, mais aussi en achetant des produits nobles pour cultiver leur goût et manger avec un plaisir plus vif. Le respect du produit modifie totalement la façon de manger.
C’est grâce à une amie que j’ai découvert, voici tout juste cinq ans, le concept de La Ruche. J’y ai tout de suite vu la possibilité de rendre plus concrètes mes convictions, d’aider différemment les personnes à manger mieux. Naturellement, je veille à séparer travail avec ma patientèle et travail pour la Ruche. Mais je tiens beaucoup au lien que je fais par-devers moi entre les deux : il donne du sens à mon travail et m’aide à le faire en accord avec mes valeurs.
Au début, la Ruche s’est montée chez moi, où j’avais la chance de disposer d’assez de place. Mais l’affluence a été telle – grâce à une bonne couverture médiatique – que j’ai dû rapidement la déplacer. J’ai pu le faire grâce à La Recyclerie de la Porte de Clignancourt, espace de convivialité qui, par empathie pour le projet, a bien voulu nous accueillir gratuitement sur sa terrasse, au bord de l’ancienne voie ferrée de la petite ceinture. C’est un échange « gagnant-gagnant » : nous y trouvons une visibilité commune. Après un « pic » au démarrage, notre activité est aujourd’hui stabilisée autour de 150 commandes individuelles par semaine. Elle a rencontré un besoin latent : l’offre locale de produits alimentaires est évidemment abondante dans le quartier, mais il s’agit souvent, comme dans beaucoup de marchés parisiens, de produits achetés à Rungis en limite de date, ou encore de légumes « industriels » produits en série ou en serre à grand renfort d’engrais et de pesticides. Visant une tout autre qualité, la Ruche est quelquefois plus chère, mais son offre reste abordable.
D’autre part les membres me disent être toujours très impatients de venir chercher leurs produits pour se retrouver dans l’ambiance conviviale des distributions où tout le monde discute, où l’on rencontre ses voisins, où les producteurs font goûter leurs nouveaux produits, et c’est vrai, chaque jeudi ces deux heures passent à vitesse grand V dans une bonne humeur communicative !
Plus globalement, comment fonctionne le « système » Ruche Qui Dit Oui ?
Son objectif premier est de faciliter le rapport producteur-consommateur via une plate-forme internet. La commande et le paiement se font en ligne. A la différence des AMAP la demande n’est pas contrainte par une offre en « paniers » indivisibles. Chez nous les clients composent leurs commandes comme ils l’entendent, sur la base d’un catalogue disponible en ligne sur le site de chaque ruche.
Mais notre travail de mise en relation va plus loin. On trouve sur notre site des présentations de nos producteurs, des articles qui racontent leurs parcours. Souvent ils sont physiquement présents au moment de la distribution de leurs produits dans les ruches locales, ce qui leur permet d’entrer en relation avec leurs clients et avoir ainsi des retours directs sur la qualité de leur production. Dans ma ruche, nous leur demandons cette présence, tout en tenant compte de leurs contraintes (il arrive souvent qu’ils livrent plusieurs sites le même jour) grâce à un calendrier négocié avec eux.
Pour être fournisseur de la Ruche, il faut soumettre un dossier de candidature à la Ruche mère, qui vérifie que le candidat respecte la réglementation alimentaire en vigueur (par exemple en matière d’agrément Bio) et satisfait au cahier des charges propre au réseau. Celui-ci exclut par exemple d’agréer tout intermédiaire qui s’interposerait entre producteurs et ruches locales. C’est donc la tête de réseau qui agrée les producteurs. Mais il n’est pas rare qu’une ruche locale en repère elle-même de nouveaux et les aide à monter leur dossier.
Une fois agréé, chaque producteur verse au réseau des frais de service fixés à 16,7 % du chiffre d’affaires hors taxes (soit environ 20 % du CA brut), dont une moitié (8,35 %) revient à la Ruche-mère et l’autre rémunère le responsable de la ruche locale. Un système qui ménage aux producteurs, qui fixent librement leurs prix, une marge nettement plus confortable que celle qu’ils obtiennent généralement des centrales d’achat ou des coopératives agricoles, et leur garantit une certaine sécurité de revenu. Le paiement en ligne leur simplifie aussi grandement la vie : les délais de paiement sont courts et tous les documents comptables dont ils ont besoin peuvent être édités sur le site.
Comment se passent vos rapports avec les producteurs ?
A la Recyclerie, j’ai au total une quarantaine de producteurs, sachant que tous ne nous livrent pas forcément chaque semaine. Trouver des candidats n’a pas été facile au début, mais aujourd’hui ils sont nombreux à vouloir travailler pour nous. Comme je vous l’ai dit, j’en ai repéré moi-même un certain nombre, que j’ai aidé à présenter leur candidature. D’autres proposent d’entrer à la Ruche, je vais donc généralement les voir dans leur exploitation afin de constater la façon dont ils travaillent pour voir si l’on peut collaborer. A la différence de la grande distribution, nous assumons d’avoir une offre rythmée par les saisons ou les périodes d’abattage, ce qui a l’avantage de réapprendre aux gens les limites d’une offre agricole respectueuse de la qualité. Le grand bénéfice du rapport direct que permet la Ruche avec les producteurs, c’est qu’il nous permet d’être solidaires de leur travail, de leur ménager des conditions de production qui n’exigent pas une disponibilité 7 jours sur 7 ni 24 heures sur 24.
Ce sont les producteurs qui font leurs prix, mais il m’arrive d’intervenir lorsqu’ils me paraissent trop éloignés de la norme, ce qui d’ailleurs peut se produire dans les deux sens : des produits trop chers par rapport au marché, mais parfois aussi sous-évalués par des exploitants habitués aux pressions à la baisse des centrales d’achat. Généralement, nos fournisseurs nous restent fidèles, ce qui n’exclut pas des départs ou des cessations d’activité. Il me faut donc veiller à remplacer les partants, mais aussi à compléter mon offre ; je recherche par exemple en ce moment des producteurs de fromage de brebis, rares en Île-de-France. Nous avons aussi quelques offres plus ponctuelles, au gré des rencontres ou des propositions.
Evidemment, le profil de nos producteurs est particulier : jusqu’ici nous avons surtout mobilisé des exploitants habitués à travailler dans la qualité et dans un rapport direct avec les consommateurs. Mais ils ne sont pas si nombreux, si bien que nous risquons avec le développement du réseau de nous trouver à court de producteurs : l’enjeu à venir (pour tous les circuits courts) est d’offrir beaucoup de solidité afin de donner envie à de nouveaux exploitants de s’installer et de convaincre aussi ceux qui travaillent en grande quantité pour des centrales ou des coopératives de modifier leur modèle, avec à la clé de meilleures conditions de travail et de rémunération.
Et avec la Ruche-mère ?
C’est aujourd’hui une grosse structure, qui emploie une centaine de salariés et remplit de nombreuses missions : maintenance et développement du site, repérage des producteurs en région, visites des exploitations, communication, accompagnement des responsables de ruche locale, animation du réseau. Financée à ses débuts par quelques associés, dont Xavier Niel, la Ruche Qui Dit Oui ! ne distribue pas ses bénéfices, mais les réinvestit intégralement, surtout pour étoffer son équipe permanente. Les investisseurs n’ont donc pas la chance de « s’engraisser », comme il nous est souvent reproché.
Elle laisse une grande liberté aux responsables locaux dans la gestion de leur ruche, tout en étant très présente lorsqu’il faut aider à résoudre des problèmes, notamment en leur fournissant des outils adaptés.
Le système de la Ruche est parfois critiqué, notamment du côté des AMAP. Que répondez-vous ?
C’est vrai, les AMAP nous reprochent de ne pas garantir une sécurité suffisante à nos producteurs du fait que, contrairement à elles, nous ne fonctionnons pas par « paniers » préconstitués à payer à l’avance et à venir chercher obligatoirement toutes les semaines, mais au gré de la demande individuelle des clients. Ce que nous constatons pourtant dans les faits, c’est qu’il n’y a pas de grosse instabilité de la demande chez nous : le panier et le chiffre d’affaires moyens par producteur sont tous deux à peu près stables dans le temps, ce qui permet de stabiliser le revenu des exploitants. Et notre système organise un retour direct des clients sur la qualité des produits, qui aide grandement les exploitants à améliorer leur production.
Les AMAP nous accusent aussi d’exploiter nos producteurs, notamment en prélevant des frais de service. Eux interviennent bénévolement, ce qui est très louable, mais pas forcément reproductible de façon fiable à très grande échelle. J’adore le travail que je fais à la Ruche et je suis très engagée dans la défense de modes agricoles plus respectueux pour la terre et les hommes, mais je trouve légitime d’être rémunérée. Même si c’est une passion je ne pourrais pas m’y consacrer de façon aussi entière et professionnelle, bénévolement. Toute la partie de démarchage de clientèle, de mise en relation, de comptabilité est faite par la Ruche, c’est un service précieux pour les producteurs qui n’ont pas le temps de le faire. De plus deux jours avant la distribution ils savent exactement quelle quantité est vendue, donc le jour J ils ne prévoient que ce qui est acheté et n’ont aucune perte, contrairement à ce qui peut se passer lorsqu’ils font des marchés.
Les producteurs ont besoin d’être aidés bien sûr, ce que nous faisons très souvent par la mise en place de financements participatifs, de soutiens administratifs, mais il serait réducteur de les considérer comme des personnes assistées. Ils doivent au contraire être reconnus comme des entrepreneurs à part entière, avec un savoir-faire d’exception, des tas d’idées, de la passion, capables de trouver leur équilibre économique tout en s’investissant dans une production de qualité, y compris sous l’angle des conditions de travail.
Pour en savoir plus :
– Site de La Ruche Qui Dit Oui ! notamment la rubrique Qui sommes-nous ?
– Bio devant !, « Attention… pourquoi les AMAP disent NON à la Ruche qui dit oui », juin 2014
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