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par Bernard Salengro, propos recueillis par Denis Maillard

À la suite d’une initiative originale de la CFE-CGC, un Colloque sur le travail en anglais chez les cadres, Bernard Salengro, Expert confédéral santé au travail et Président d’honneur CFE-CGC santé au travail, poursuit la réflexion.

 

english

 

La CFE-CGC a organisé un colloque en septembre 2012 autour des questions posées par le fait de travailler pour des cadres, au quotidien ou en tout cas souvent, en anglais. Qu’en avez-vous retenu ? Quels sont les principaux problèmes ?

La CFE-CGC s’est intéressée à cette question de la langue utilisée au travail après avoir entendu des remarques dans de multiples réunions syndicales sur l’impact de cette introduction de l’anglais et de ses modalités. Cette impression a été confirmée par le retour d’entretiens organisés par les médecins du travail au cours de leur activité. L’introduction de ce thème dans les enquêtes du Baromètre du stress a montré des résultats sans équivoque quant à cet impact. L’organisation du colloque a permis de rassembler à la fois des témoignages tout à fait illustrants et des points de vue universitaires très intéressants. Le colloque a été l’occasion de confronter ces différentes analyses, mais également le point de vue du MEDEF représenté par son principal négociateur de l’époque. Ce colloque a également montré un usage de l’anglais faisant fonction de « novlangue » pour certains types de management.

 

A-t-on une idée de la proportion de cadres qui travaillent quotidiennement en anglais ou qui travaillent souvent en anglais ? Est-ce que ce sont souvent des cadres qui ont travaillé dans différents pays étrangers en expatriation ? Des cadres travaillant dans des entreprises étrangères installées en France ?

Les résultats du sondage (de 2012) ont montré que 37 % des cadres et agents de maîtrise sont concernés régulièrement par l’usage régulier d’une langue qui n’est pas leur langue maternelle.

 

On sait que le niveau des Français en matière de pratique des langues étrangères n’est pas très bon ? Du coup est-ce que les cadres qui travaillent en anglais ressentent des difficultés, un stress particulier ?

Dans le sondage on a posé des questions plus précises et les réponses ont montré qu’ils sont plus de la moitié à signaler que cela augmente la fatigue mentale. Ils signalent, pour la moitié d’entre eux, que l’usage d’une langue non maternelle impose de passer d’un mode de pensée à un autre, c’est comme de demander à un droitier de n’utiliser que sa main gauche, l’effort n’est pas le même !

 

On observe, en particulier dans les séminaires européens que s’est installée une « langue commune » (l’anglais justement) pratique, mais plutôt pauvre et qui représente un vrai appauvrissement de la pensée. Au point que, lorsque l’on dispose de tous les traducteurs, on demande aux intervenants des différents pays européens de parler leur langue maternelle plutôt que le « sabir » qu’est devenu l’anglais de Bruxelles. Qu’en pensent les cadres que vous avez rassemblés ?

Les témoignages reçus dans l’organisation syndicale comme le retour des universitaires qui travaillent sur le sujet arrivent à des conclusions équivalentes, il n’y a pas un anglais mais des pratiques de l’anglais différentes selon les professions, les locuteurs et les pays. Il est classique de citer l’anglais aéronautique, mais quelle que soit la nationalité du pilote il y a un apprentissage nécessaire, on parle par contre de « l’anglais d’aéroport » qui est celui des clients, c’est-à-dire un sabir assez pauvre qui permet de s’orienter et de répondre à quelques besoins, mais présente rapidement ses limites. Chaque langue porte en elle l’histoire et la civilisation du pays d’origine, de même chaque langue est le reflet de la culture. La première fois que mon intérêt a été éveillé pour ce thème, c’est venu du témoignage des salariés d’AIRBUS expliquant les différences de logique et de comportement mental entre Français et Allemands, rapportant par exemple qu’en cas de difficultés techniques, les Allemands apportaient deux solutions tandis que les Français avaient vingt pistes de recherche ! Pourquoi cette différence ? On ne peut s’empêcher de rapporter ce comportement à la construction des phrases avec le verbe au début chez les Français et à la fin de la phrase chez les Allemands. Cause ou effet, en tout cas on comprend que les Allemands ne se coupent pas la parole en réunion.

 

Je me souviens qu’il y a une dizaine d’années, il avait été décidé que le Comité de direction de Renault se tiendrait en langue anglaise… Savez-vous s’il y a beaucoup de sociétés françaises qui ont adopté cette pratique ?

 

Les exemples de tentative de fusion entre grandes entreprises qui ont abouti à des échecs sont légion et sont souvent le reflet de l’incompréhension entre les locuteurs. Plus pénible encore les exemples d’entreprises brillantes françaises qui ont absorbé des entreprises anglo-saxonnes et qui quelques années après se retrouvent avec un « board » dans lequel il n’y a plus de Français parce qu’ils ont voulu se mettre à l’anglais pour faire international et ont été « colonisés » par les anglophones « natives » sachant accélérer le rythme et utiliser les tournures de phrases spécifiques pour déstabiliser leurs collègues (cf alcatel-lucent) ! On est étonné de voir l’anglais s’insinuer partout dans les entreprises et même dans la vie des consommateurs ou des citoyens, on ne peut s’empêcher de penser que le terme « sécurité sociale » en anglais est difficilement traduisible, c’est peut-être la raison !

 

Pouvoir s’exprimer dans plusieurs langues est une richesse dans le travail et dans la vie. Qu’en pensez-vous ? Comment faire pour que cela se développe ?

 

Une image a été présentée pendant le colloque d’un masque africain présentant trois bouches et trois bosses crâniennes pour symboliser que le langage du Sénégal était issu de trois langages et s’accompagnait de trois types d’intelligence différents ! Chaque pratique intelligente de langue, mais avec apprentissage non seulement de la langue, mais de la culture et de la civilisation correspondante, s’accompagne d’un enrichissement indiscutable. Ce qui est important c’est que l’on sache utiliser chaque langue non pas en plaquant des mots d’une première langue à la place des mots de l’autre langue, mais en comprenant l’esprit de la grammaire et de la culture qui les sous-tend. Non pas en obligeant l’utilisation d’une langue sans qu’il y ait un intérêt partagé comme ces Français à qui l’on impose de parler en anglais alors que ce n’est pas une nécessité en rapport avec le travail. Chaque langue apprise correctement apporte un supplément d’intelligence et de compréhension au monde qui nous entoure, mais en sachant la richesse et l’adéquation de chaque langue à chaque utilisation. Notre action à la CFE-CGC est de mettre en évidence le problème et de donner aux adhérents des outils et des arguments pour aborder le problème dans le cadre des négociations sur les conditions de travail, mais également d’interpeller les institutions chargées d’étudier ces conditions de travail afin d’introduire ce thème dans leurs programmes d’études. Dans ce cadre la commission travaille avec des universitaires et des chercheurs du CNRS afin de créer un film de type webdoc pour répondre à cette ambition.

 

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