par André Gauron
Vous avez dit universel ! Le dernier mot politique à la mode révélé par la campagne présidentielle. Benoit Hamon l’appliquait au revenu, Emmanuel Macron voudrait le voir inspirer la réforme du chômage et des retraites. Dans les deux cas, sa mise en œuvre annonce un bouleversement profond de notre système de protection sociale.
Pour en comprendre l’enjeu, il faut revenir à l’après-guerre, quand se mettait en place notre système de protection sociale. Deux systèmes s’offraient aux responsables politiques de l’époque : un système universel défini par un Britannique, Lord Beveridge et un système professionnel conçu un siècle auparavant par le chancelier allemand, Otto Von Bismarck. Tout les oppose : la population couverte comme le niveau de protection. Les deux cherchent à résoudre le problème de la paupérisation, mais par des voies différentes. Beveridge veut apporter une couverture à toute la population avec un système de santé gratuit géré par l’État et un revenu minimum offert à toute personne sans revenu, indigent, chômeur ou retraité. Bismarck limite la protection sociale à la classe ouvrière de son époque, la deuxième moitié du 19e siècle, qu’il veut arracher à l’influence des socialistes en lui proposant un revenu de remplacement en cas de perte de salaire pour raison de maladie, d’invalidité, de chômage ou de vieillesse. Malgré son séjour à Londres, le général de Gaulle choisit à la Libération Bismarck plutôt que Beveridge, l’État corporatiste allemand plutôt que le social libéralisme britannique. Les ordonnances de 1945 créent ainsi une sécurité sociale à base professionnelle. Elle présente trois caractéristiques : un financement par des cotisations sur les salaires, des prestations réservées aux seuls cotisants (donc aux actifs et anciens actifs) et à leurs ayants-droits (et leurs enfants et conjoints), une gestion par les partenaires sociaux, patronat et syndicats. L’élargissement progressif de la sécurité sociale aux non-salariés et la création de l’assurance chômage en 1958 ne change en rien le caractère strictement professionnel de la sécurité sociale.
Soixante-dix ans plus tard, l’universel est en train de l’emporter sur le professionnel. Ce n’est pas encore la victoire de Beveridge, dans la mesure où la marche du système français vers un système universel n’emprunte pas (encore) le chemin d’une protection sociale minimale. Mais chez les plus libéraux, universel et protection minimale vont de pair et le basculement du système français vers l’universel semble avoir du mal à échapper à cette dérive. Ainsi, quand en 1974, tout juste élu à la présidence de la République, Valéry Giscard d’Estaing universalise les allocations familiales, jusque-là réservées aux seuls ménages actifs, il crée en parallèle les prestations sous conditions de ressources qui permettent de raboter progressivement les allocations universelles jusqu’à leur remise en cause au-delà d’un certain revenu (ce qui équivaut à une mise sous condition de ressources).
Le même processus s’observe en matière de maladie avec toutefois une différence : la mise en place d’une protection minimale sous la forme d’une augmentation du ticket modérateur (1), a précédé son universalisation. La première mesure d’universalisation date de 1999 avec la création de la CMU et de la CMUC et il faut attendre la loi de financement de la sécurité sociale pour 2016 pour que soit mise en place une assurance maladie totalement universelle. Grâce au développement de la couverture maladie complémentaire et la prise en charge à 100 % de maladies chroniques, il a été possible de maintenir un haut niveau de couverture des dépenses maladie. Toutefois, pour une partie de la population, l’universalisation de la couverture de base laisse subsister un reste à charge élevé et une avance de frais qui freine l’accès aux soins. Pour autant les propositions ne manquent pas, comme celle avancée en début de campagne présidentielle par François Fillon, pour basculer vers une assurance maladie minimale avec la définition d’un panier de soins ou la mise en place d’une franchise.
Cette universalisation de la protection sociale en matière de famille et de maladie est loin d’être complète. Si la gouvernance des caisses s’est ouverte à d’autres acteurs que les traditionnels partenaires sociaux, en revanche, le basculement du financement vers une base universelle n’a jusqu’ici concerné que les cotisations des assurés avec le remplacement des cotisations salariés par la CSG (2) et très partiellement la part patronale par le financement par l’impôt des exonérations de cotisations sur les bas salaires. Pour l’essentiel, le financement tant des prestations familiales que maladie reste largement à base professionnelle aussi bien en famille qu’en maladie avec des cotisations patronales très supérieures à ce qu’on trouve chez nos voisins, comme en Allemagne. Même si les prestations famille et maladie sont déconnectées de tout lien avec une quelconque activité professionnelle, leur financement reste en partie contributif via les cotisations patronales dans la pure tradition bismarckienne. Toutefois, la protection sociale française (au sens large) comporte une dimension strictement beveridgienne avec la mise en place d’un système de minimas sociaux financés par l’impôt sans contrepartie contributive (y compris pour le minimum vieillesse).
En annonçant pendant la campagne présidentielle son intention d’élargir le champ des allocations chômage aux indépendants et aux salariés démissionnaires et surtout de créer un régime de retraite universel, Emmanuel Macron a ouvert la dernière étape du basculement de la sécurité sociale héritée de la Libération (et pour partie de l’avant-guerre) d’un régime professionnel vers un régime universel. L’élargissement des allocations chômage aux indépendants (et encore moins aux salariés démissionnaires) ne change pas la nature professionnelle du régime. Du moins tant qu’il ne s’accompagne pas de la création d’une allocation forfaitaire financée uniquement par l’impôt qui pourrait préfigurer une réforme autrement plus radicale avec la création d’une allocation forfaitaire de base à l’instar de ce qu’existe déjà avec le RSA. On se retrouverait alors dans un vrai système beveridgien avec un régime de base universel éventuellement complété par une assurance chômage personnelle et facultative. Il y a donc matière à être attentif à la réforme qui sera mise en place compte tenu de l’hostilité des organisations professionnelles des artisans, commerçants et professions libérales à toute contribution pour une allocation qu’ils ne demandent pas d’une part et, d’autre part, du patronat et des syndicats de salariés pour financer cet élargissement par leurs cotisations.
L’enjeu de la réforme des retraites est d’une tout autre nature. Il ne s’agit pas ici d’une extension du champ des retraites à de nouvelles populations comme pour le chômage, mais du basculement de l’ensemble des régimes professionnels en un régime unique universel. La myriade de régimes (3) se regroupe en deux grands ensembles : les quatre régimes du secteur privé – salariés du privé, indépendants, professions libérales et exploitants agricoles – dont les prestations de base sont alignées sur le régime général des salariés et complétées par un régime complémentaire obligatoire – ; le secteur public, qui regroupe la fonction publique d’État civile et militaire, les fonctionnaires territoriaux et hospitaliers et une dizaine de régimes spéciaux (4). Il faut y ajouter trois régimes particuliers de petite taille : les cultes, le barreau et les clercs de notaire. L’ensemble public/privé présente deux différences : pour le privé, un régime de base et un régime complémentaire et un calcul de la pension sur les 25 meilleures années de revenu ; pour le public, un régime unique et une pension calculée sur le dernier salaire. En outre, leur poids respectif est très différent – le secteur public (y compris les régimes spéciaux) regroupe autour de 3,6 millions de pensionnés quand l’ensemble du privé (salariés et non-salariés) en compte près de 15 millions (5) -. De plus, les régimes du secteur public présentent une grande diversité de règles alors que les régimes du secteur privé sont alignés depuis 1973 sur le régime général et font l’objet, depuis le 1er juillet 2017, d’une liquidation unique (dite LURA) (6). Malgré la complexité technique du dossier, l’enjeu peut de ce fait se résumer de façon très simple : faut-il aligner le secteur public sur le secteur privé (l’inverse ne semblant pas dans l’esprit du temps) ?
Ce serait toutefois une erreur de réduire le projet de réforme à une énième tentative de s’attaquer aux régimes du secteur public, même si la tentation reste très forte à droite. L’idée d’un régime universel représente une volonté de dépassement de l’opposition classique entre public et privé dans la construction d’un régime original fondé sur un mode de calcul de la pension qui ferait appel au principe rawlsien de justice avec la prise en compte de l’espérance de vie des différentes populations (régime dit « notionnel »), régime qui en outre serait conçu de façon à s’auto-équilibrer. Pour un montant de salaire identique perçu tout au long de la vie active, la population qui a une espérance de vie plus élevée (cas des fonctionnaires et des cadres) percevrait une pension annuelle plus faible (elle est supposée identique sur l’ensemble de la durée de vie du retraité). Une telle réforme a fort peu de probabilité de voir le jour.
En revanche, le gouvernement cherchera certainement à minima à aligner le mode de calcul des pensions du privé et du public s’il veut donner un sens au mot universel. Il pourrait alors opter pour un système par points (comme dans les régimes complémentaires) qui permet de prendre en compte les rémunérations perçues sur l’ensemble de la carrière. Par ailleurs, s’il veut rapprocher public et privé, il devra choisir entre deux options, soit un système à deux régimes – base et complémentaire – comme actuellement pour le secteur privé, soit un régime unique comme dans le secteur public. Enfin se posera la question de l’entrée dans le nouveau régime, et donc d’une éventuelle transformation des droits acquis dans le système actuel en droits dans le nouveau. Le candidat Macron a annoncé que les actifs à moins de cinq ans de la retraite ne seraient pas concernés, mais le président Macron, confronté à la difficulté à évaluer précisément l’impact sur les pensions futures d’une telle conversion pourrait préférer une mise en extinction moins brutale des régimes actuels en choisissant de n’appliquer la réforme qu’aux entrants dans un premier emploi, voire à ceux ayant moins de cinq ou dix ans d’ancienneté. Il lui faudrait alors se résigner à accepter de différer de trois ou quatre décennies le moment de l’universalité totale des régimes de retraite !
Si « universel » est le maître mot de la réforme annoncée, le futur régime de retraite qui en sortira pourrait toutefois ne pas être autant universel que cela. Des spécificités pourraient demeurer avec, par exemple, des taux de cotisation différents selon les professions ou le maintien de certains avantages sous la forme d’un élargissement des critères de pénibilité pour préserver la possibilité pour certaines professions de partir plus tôt et éviter la réédition de conflits sociaux comme lors de la tentative de réforme de 1995. La diversité des régimes spéciaux du secteur public pourrait ainsi subsister, au moins en partie. Le vrai problème que pose le secteur public, et en premier lieu les pensions d’État, réside dans leur financement. Un régime universel ne signifie nullement une caisse gestionnaire unique, et peut-être même l’existence d’une telle caisse. Dans le cas des pensions civiles et militaires de l’Etat, les paramètres de calcul des pensions pourraient être modifiés, mais les pensions pourraient continuer à être directement payées sur le budget de l’État sans transiter par une caisse dédiée, ce qui reviendrait à ne pas afficher le taux de cotisation de l’État employeur ni le déficit du régime. Dans le cas inverse, l’État devra sans doute se résoudre à afficher une subvention budgétaire destinée à financer les pensions des fonctionnaires au risque d’ouvrir un front avec le patronat qui ne manquera pas de revendiquer l’équivalent pour le secteur privé au nom justement de l’universalité du régime de retraite.
Si le débat se focalise aujourd’hui sur les annonces faites en matière de calcul de la pension, le fameux système « notionnel », l’enjeu le plus lourd de conséquences pour l’avenir pourrait bien résider, dans le cadre d’un système à deux régimes base/complémentaire, dans le maintien ou non du caractère obligatoire du régime complémentaire. Le fait de le rendre facultatif, comme en maladie, permettrait de sortir les cotisations de ces régimes du calcul des prélèvements obligatoires et de rapprocher notre taux de prélèvements obligatoires (PO) de celui des principaux pays européens. Une baisse des PO a peu de frais ! Mais compte tenu du taux maximum de la pension du régime général, un alignement sur celui-ci signifierait le basculement du système français vers un système public de retraite de base au sens de minimum, avec totale liberté pour souscrire ou non une retraite complémentaire, et donc pour le patronat de contribuer ou non à son financement, ou du moins de fixer librement son taux de cotisation. La privatisation de la sécurité sociale serait alors en marche, sonnant le glas du modèle social français né de la Libération. Plus que sur le droit du travail et le chômage, la future réforme des retraites sera le vrai test des intentions du président Macron. Le général de Gaulle avait choisi Bismarck, Lord Beveridge semble avoir sa préférence. Plus que de réforme, il faudrait alors parler d’une contre-réforme.
Pour en savoir plus :
(1) La création du ticket modérateur remonte à la première loi sur les assurances sociales de 1928.
(2) Le basculement des cotisations maladie salariés sur la CSG a été réalisé en 1999 par le gouvernement Jospin et a été étendu en 2018 par le président Macron aux cotisations indemnités journalières et chômage.
(3) Dans son édition 2017 « les retraités et les retraites » (p. 23), la DREES recense 18 régimes de base et 4 régimes complémentaires. A cela s’ajoute un ensemble de petits régimes qui ont moins de 15 000 retraités et pour certains plus de retraités en droit direct et plus de cotisants.
(4) Electricité-gaz, Cheminots, Ratp, Invalides de la marine, Mines, Banque de France, Opéra de Paris, Comédie française, ex Seita.
(5) L’évaluation des effectifs est chose délicate dans la mesure où un tiers des pensionnés l’est dans au moins deux régimes de base et figure donc au titre des effectifs de pensionnés dans chacun des régimes où il a cotisé.
(6) La liquidation unique a été instaurée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015.
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