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C’est de circonstance : dans un 33 tours, La génération perdue, « le » Johnny chantait en 1966 « Les mains tendues, tu réclames ta liberté à ton père qui ne peut pas et ne veut pas comprendre ». Autres temps, pas autres mœurs, cette protestation pourrait bien être celle d’une jeunesse actuelle, perdue sur une île-confetti de l’Océan indien : Mayotte. C’est ce qui, nettement, ressort d’une enquête réalisée auprès de 252 jeunes âgés de 16 à 24 ans. Entre septembre et décembre 2017, chaque jeune étant invité à s’exprimer sur ses loisirs et ses passions, ses souvenirs d’école, son identité résidentielle, sur l’insécurité (thématique majeure à Mayotte) et, enfin, « Qu’est-ce que réussir sa vie à Mayotte ? », titre de cette étude.

 

mayotte

 

Mayotte. 101e département français flottant à l’ouverture du canal du Mozambique et cumulant à peu près tous les indicateurs de dysfonctionnement : taux de chômage anapurnesque, mal-logement, deux euros d’exportation pour cent euros d’importation, immigration incontrôlable de l’Archipel des Comores en kwassa-kwassa, expression en shimaoré, la langue locale, que, maladroitement, Emmanuel Macron a popularisée… la liste des difficultés est bien trop longue pour être ici rapportée. Il s’agissait donc de la jeunesse, bien entendu un singulier abusif (1) avec une place tout aussi originale puisque les moins de dix-huit ans représentent plus de la moitié de la population !

 

Une jeunesse sous tension

 

Très clairement, la jeunesse mahoraise est sous tension… ce qui est moins négatif que problématique… imaginons ce que serait une jeunesse molle ou qui aurait disjoncté ! Tension tout d’abord entre ses aspirations et les opportunités à saisir, qu’il s’agisse de l’offre socioculturelle – insuffisante, voire absente, et peu lisible – ou des perspectives d’emploi à terme, ces dernières faisant froid dans le dos puisque, entre la poussée démographique et les créations nettes d’emploi, ce sont près de 10 000 jeunes qui, chaque année, se retrouvent dans une nasse qui deviendra, pour certains, une casse (2). Or, cela est apparu sans ambiguïté dans l’enquête, le premier objectif de réussite dans la vie des jeunes mahorais, contrairement à leurs homologues métropolitains qui, faisant de nécessité vertu, secondarisent la « valeur travail », est d’avoir un bon métier… Face à l’effet de ciseau « démographie-marché du travail », faut-il à l’âge des conquêtes préparer cette jeunesse au deuil de ses aspirations ?

 

Tension aussi entre un modèle de socialisation, avec la prégnance, mais aussi la pesanteur villageoise, communautaire, religieuse, et un modèle de la néomodernité : 90 % d’entre eux sont dotés de smartphones et chattent sur les réseaux sociaux. Que croit-on qu’ils y voient ? Si l’on imagine que c’est des bangas (cabanes en tôle) ou des familles installées ad vitam en CDI alors que ce sont des couples qui se font et se défont, en intérim, c’est que le Mont Blanc est une vallée !

 

Tension entre une sexualité contrainte, surveillée (particulièrement pour les filles), et le désir amoureux qui s’exprime avec force à cet âge – là encore, on l’a vu dans l’étude : une large partie des bons souvenirs d’école recouvre la rencontre avec l’autre sexe, le jeu amoureux de la séduction -, entre autres pour une question d’hormones. Tension évidente sauf à croire en un improbable « ADN mahorais » qui permettrait d’échapper à ce que connaissent toutes les jeunesses du monde.

 

Tension entre une fierté mahoraise, qui s’exprime particulièrement par un attachement très fort à la culture traditionnelle (chant, danse, cérémonies…) et une image qui, de « Mayotte-lagon » a dérivé vers « Mayotte-problème »… au même titre que la jeunesse, hier associée à « atout », s’accompagne désormais de « problème »… sans d’ailleurs que soit précisé s’il s’agit des problèmes posés par la jeunesse ou à la jeunesse.

 

Tension entre ce qui, bien plus que l’âge, définit la jeunesse, c’est-à-dire un temps d’expérimentations multiples (cognitives, professionnelles, amoureuses, amicales, sociétales), à partir desquelles se sédimente l’expérience, et l’étroitesse des possibilités, justement, d’expérimentations. Car que donne à voir, sinon la jeunesse, du moins une jeunesse mahoraise exposée dans l’espace public ? Elle marche beaucoup le long des routes ; elle joue au foot dans des conditions plus qu’aléatoires ; elle stationne en divers points – on dirait qu’« elle tient le mur » s’il y avait des murs – en suintant l’ennui. Évidemment, cette jeunesse n’est pas toute la jeunesse, mais, très majoritairement, à la question « Mayotte super ou Mayotte galère ? », c’est la seconde proposition qui est retenue par deux jeunes sur trois. S’agissant d’ennui, on se souviendra que le 15 mars 1968 Pierre Viansson Ponté titrait son éditorial dans Le Monde « Quand la France s’ennuie ». On sait ce qu’il arriva peu de temps après, en mai 68, sous l’effet de deux facteurs qui rappelleront peut-être quelque chose aux acteurs locaux : une poussée démographique (le baby-boom) et la massification de l’enseignement.

 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces tensions ne se cumulent pas, mais se combinent et, ce faisant, produisent de l’inattendu, de l’aléatoire, des effets dits « émergents ». Si ces tensions se cumulaient, 1+1+1, etc., on pourrait les résoudre au cas par cas, l’une après l’autre, ce que la France, singulièrement ses administrations, sait très bien faire à la façon qu’Hervé Sérieyx, appelle « le fonctionnement en silos ». C’est-à-dire des politiques découpées, sectorielles. Sauf que le découpage fonctionne bien pour le vieux monde, mais plus pour le nôtre où le Tout est composé de ses parties… et des interactions entre celles-ci. Si vous découpez, vous supprimez les interactions, donc vous ne traitez rien. On parle justement de société « complexe », mais quelle est l’étymologie de complexe ? Complexus qui signifie, relier, tisser.

 

Les tensions se résolvent de deux façons : par la satisfaction ou par le refoulement, c’est-à-dire la frustration dont certains affirment qu’elle serait le moteur de l’intelligence. Même à souhaiter aux jeunes Mahorais d’être très intelligents, on ne saurait leur conseiller le refoulement et, de toute façon, ce serait cause perdue car, toujours selon l’étude, 90 % des jeunes croient en leur réussite dans la vie. Ils ne sont donc pas prêts à se résigner. Mais, pour conquérir leur réussite, ils sont 76 % des jeunes aspirant à quitter l’île. Certes, les promoteurs de la mobilité s’en réjouiront, mais quel jugement porter sur une société satisfaite que la majorité de sa jeunesse la quitte ? Quelle responsabilité d’adultes géniteurs d’enfants qui n’ont pas demandé à naître pour leur dire ensuite « Partez ! » ?

Dans une allocution cette semaine du Forum, le directeur de la DJSCS, Patrick Bonfils, faisait référence à mai 68 qui fût essentiellement une révolution culturelle, d’évolution des mœurs (tant dans le rapport au savoir avec la contestation de l’autorité des mandarins et des « sachants » – une révolte contre le père, écrivait Gérard Mendel (3) – que dans les relations femmes-hommes). Il est courant d’entendre ma génération – j’ai soixante-cinq ans – se plaindre d’un manque d’engagement et de l’individualisme de la jeunesse comparativement aux idéaux collectifs qui animaient cette génération. Mais que fût mai 68 sinon une immense revendication pour l’épanouissement de l’individu, un soulèvement contre le carcan social ? « Jouissez sans entraves » était-il écrit sur les murs de la Sorbonne.

 

Que l’individu s’épanouisse et, oui, jouisse n’est donc pas un problème. Qui, parmi nous, n’y aspire pas ? Pas plus que des croyances (c’est ça la laïcité), nous n’avons à juger de la pertinence des idéaux d’accomplissement et des choix éthiques. Ce qui pose problème n’est pas l’individu, mais la difficulté de l’émulsion entre les individus (que fait-on ensemble et comment le fait-on ?), c’est-à-dire œuvrer à ce que le Tout soit supérieur à la somme des parties. Ici, dans ce département, il n’y a certes pas de pénurie de jeunes (et moins jeunes) « de qualité »… mais le Tout, Mayotte, est inférieur à la somme de ces qualités. Ce qui pose un problème d’organisation.

 

Pour un pacte territorial de la Jeunesse mahoraise

 

mayotte

 

Alors, certes, on peut et même on doit se féliciter d’un tel « 1er Forum de la jeunesse mahoraise », au cours duquel furent présentés les enseignements de cette étude, espace de débat avec des jeunes (300 présents). L’interaction est là, elle pétille. Mais il faut, face à l’exhortation à ce que la jeunesse s’engage, que les adultes aussi s’engagent, ne serait-ce que cohérence interne et par souci d’une pédagogie de l’exemplarité. Croit-on que les jeunes vont s’engager parce qu’on les y invite si, nous-mêmes, poursuivons comme si de rien était avec une particularité, celle de la lenteur du métabolisme institutionnel que l’on pourrait traduire en « Après moi, le déluge » ? Par un phénomène d’« érosion » – plus de trente ans à labourer le champ des politiques jeunesses – je me méfie des discours façon Malraux recevant les cendres de Jean Moulin au Panthéon. « Lève-toi, Jean Moulin ! » ou façon 3e République, sous le préau de l’école, avec rouflaquettes et trémolos :

 

« Jeunesse, devoir d’a-a-a-avenir ! Jeunessssssse, un impé-é-é-ératif national ! »

 

La communication, outre des actions comme ce Forum et, surtout, de bien d’autres menées au jour le jour par les pioupious de l’éducation populaire (les pioupious étaient les soldats des tranchées de la 1ère guerre mondiale), c’est aussi un engagement clair, fort, ambitieux, univoque du monde des adultes (politiques, institutionnels, acteurs économiques et associatifs), engagement signé, publié, décliné en actions effectives contrôlées, mesurées.

 

Cet engagement, par exemple une Charte territoriale de la Jeunesse mahoraise, serait l’outil des jeunes pour renvoyer les adultes à leur responsabilité effective intergénérationnelle. Un document de référence d’une politique jeunesse, encore une fois avec les jeunes et pas seulement pour les jeunes, globale et transversale. Globale, pour répondre à toutes les dimensions et à tous les besoins de la jeunesse sans dissocier le social et l’économique (4). Transversale, en mobilisant toutes les forces vives mahoraises et, pour éviter les blocages, les tentations de défendre son pré-carré, avec un et un seul chef de file, le Département, qui coordonne et s’appuie sur les services de l’État, sur les communes et intercommunalités, sur la CAF (la CSSM à Mayotte) et, bien sûr, les jeunes (5). Quels jeunes ? Ceux déjà présents dans les comités jeunes, mais également les autres jeunes qui sont absents de ces instances et qu’il faut régulièrement informer, réunir, écouter pour avec eux dialoguer, imaginer, innover.

 

Une jeunesse-ressource…

 

De cette étude à l’écoute des jeunes, on retire des choses très positives…

– La jeunesse mahoraise est passionnée avec, en tête des passions, le sport et la culture traditionnelle.
– La jeunesse mahoraise est optimiste et, malgré des conditions très difficiles, elle croît en la réussite de sa vie.
– La jeunesse mahoraise est responsable : ce ne sont pas les autres qui détiennent les clés de cette réussite, mais elle, ses efforts, sa ténacité.
– La jeunesse mahoraise est très attachée à sa culture et à son territoire tout en étant mondialisée, entrée de plain-pied dans la modernité.
– La jeunesse mahoraise est méritocratique, elle croit encore à l’école comme voie de la promotion sociale : entre 80 % et 90 % des jeunes plébiscitent l’école malgré des conditions pénibles d’accès (la marche), des infrastructures loin des normes exigibles… parfois la faim !
– La jeunesse mahoraise n’est pas à confondre avec une frange de la jeunesse, ceux que Jean-Pierre Chevènement appelait « les sauvageons ». Elle est la première à souffrir de l’insécurité qu’elle subit de l’école primaire au lycée et, surtout, à subir un jugement sur elle qui oscille entre la peur des jeunes par les adultes, et leur condamnation par les mêmes : abusivement condamnée pour des actes qu’elle ne commet pas comme « classe glandeuse », elle est associée à « classe dangereuse » (6).
– La jeunesse mahoraise croit toujours en la famille – « Gifler sa mère » est, parmi seize actes déviants, celui qui est de loin jugé le plus grave – malgré, souvent, la démission des pères car, à Mayotte, se vérifie l’aphorisme de Nietzche « La paternité est un hasard ».

 

Le travail est donc immense, mais passionnant. Or, sait-on comment on déplace une montagne ? Avec un premier coup de pelle, puis un deuxième, puis un troisième… Et, lorsqu’on a déplacé cette montagne, on monte à son sommet, on s’y repose et on y voit l’inaccessible étoile. C’est tout le malheur qu’on peut souhaiter aux jeunes mahorais.

 

Let’s go ! Haya !

 

Pour en savoir plus :

 

Philippe Labbé est Ethnologue et Docteur en sociologie, Chargé d’enseignement et chercheur associé à l’Université Rennes 2 et consultant pour le Cabinet SCOP Pennec. Il a dirigé l’étude « Réussir ta vie à Mayotte » dont les résultats ont été présentés lors du 1er forum de la jeunesse Mahoraise du 4 au 9 décembre 2017 dans le cadre des Assises de l’Outre-mer.

(1) On connaît la célèbre phrase de Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », extraite de Questions de sociologie (1984, Paris, Les éditions de minuit). Notons que si, effectivement, il serait plus juste de parler « des jeunesses », celle-ci présente toutefois quelques invariants générationnels tels que son adhésion à la communication numérique, ses difficultés d’insertion et les inégalités d’accès à l’adultéité (logement, emploi…) comparativement à la génération de ses géniteurs baby-boomers.
(2) Labbé P. (2017) Jeunes mis en difficulté. Sas, nasse, casse (2017), Rennes, édit. Apogée.
(3) Mendel G. (1969), La révolte contre le père, Paris, Payot.
(4) Voilà un problème récurrent de l’action ou de la politique sociale : traiter le social exclusivement par le social. Or, sauf exception (handicap, par exemple), l’autonomie sociale est indissociable de l’indépendance économique. L’économie sans le social est inhumaine – la « main invisible » étrangle les faibles et caresse les forts – et le social sans l’économie est exsangue.
(5) Ceci n’exclut en rien la nécessité à l’échelle communale et intercommunale de concevoir et de mettre en œuvre une « politique jeunesse » propre, adaptée au contexte microterritorial… a fortiori à Mayotte où la structuration des rapports sociaux repose encore, pour une large part, sur le « village ». Cette politique jeunesse territoriale (bottom-up) infradépartementale doit déjà commencer par multiplier les interactions et situations inter-villageoises afin de progresser vers une identité résidentielle communale fondée sur l’émulation et non les rivalités, elle-même articulée à la politique jeunesse départementale, mahoraise. Partir du petit pour aller vers le grand…
(6) En référence à Chevalier L. (1958), Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXè siècle, Paris, Plon.

 

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