par Bernard Dupilat
La santé au travail, avec l’assurance-chômage, est à l’agenda des négociations entre partenaires sociaux. Le rapport de la mission Lecocq-Dupuy-Forest « Santé au travail : Vers un système simplifié pour une prévention renforcée » ne fait pas beaucoup parler de lui dans le grand public (et c’est dommage), mais suscite de nombreuses réactions dans les milieux professionnels concernés. Après celle de Michel Weill dans Metis, voici celle d’un cadre responsable d’un organisme de prévention.
Sur la construction du rapport et le parti-pris de son scénario unique
Le rapport ne détaille qu’un seul scénario, alors qu’il est assez commun pour ce type de production d’en instruire en parallèle plusieurs et d’en peser les avantages, inconvénients et conditions de réalisation. S’agissant d’un document devant alimenter la réflexion des partenaires sociaux et du législateur – et le cas échéant faciliter une négociation interprofessionnelle – cette absence d’alternative est assez surprenante. Ce scénario unique dessine-t-il une zone d’accord minimal entre pouvoirs publics et partenaires sociaux ou bien tente-t-il de « forcer le passage » sur le mode « There Is No Alternative » ? Les premières réactions des partenaires sociaux laissent plutôt opter pour la première réponse, sans qu’à ce stade toutes les implications concrètes des grandes lignes dessinées soient instruites.
De manière plus surprenante encore, le rapport se conclut par deux pages dans lesquelles les auteurs semblent minimiser la portée des grandes options choisies : « Si les propositions du présent rapport visent à mettre les acteurs de la prévention en ordre de bataille pour permettre à la culture de prévention de pénétrer les pratiques managériales au quotidien, elles restent axées sur une approche par les risques. La mission conçoit le scénario qu’elle a proposé comme une étape incontournable, mais aussi comme un préalable à l’objectif encore plus ambitieux d’offrir à terme un système qui serait résolument tourné vers la promotion simultanée de la santé et de la performance globale de l’entreprise » (p. 142). Aucun argument précis n’est avancé pour justifier le choix d’une démarche de transition par étapes, hormis l’évocation d’une maturité insuffisante des acteurs : « Un niveau de maturité supérieur serait non plus de faire de chacun un préventeur, mais un promoteur d’un milieu de travail simultanément propice à l’efficacité économique et au bien-être au travail ».
La crédibilité de la logique consistant à proposer la réorganisation des outils et des moyens de l’action publique de la prévention autour d’une approche traditionnelle par les risques, tout en soulignant qu’il ne s’agirait que d’une étape transitoire avant une organisation permettant de répondre aux « vrais enjeux », est largement discutable. Compte tenu de la somme d’efforts, de moyens financiers et de temps nécessaires pour faire advenir concrètement le scénario proposé, il est illusoire de penser que le système pourrait ensuite se réformer à nouveau complètement pour « basculer » dans une approche différente. Imagine-t-on aujourd’hui un industriel de l’automobile investir massivement dans la reconception du moteur à explosion tout en se disant convaincu que la transition vers le véhicule électrique est la seule voie d’avenir praticable ? Difficile également d’imaginer que la « maturation des acteurs » (si on veut désigner par là une forme d’évolution culturelle) puisse s’opérer dans un cadre institutionnel qui viendrait conforter cette seule « approche par les risques » dont les limites sont si évidentes aux yeux des auteurs…
Disant cela, nous ne manifestons pas une opposition de fond sur les grandes options proposées par le rapport. Simplement, nous alertons sur le fait que l’analyse de très nombreux processus de réforme montre la force de ce que les spécialistes des politiques publiques nomment les « effets de dépendance au sentier ». Toute réforme graduelle, par le simple fait qu’elle se traduit par la mobilisation de ressources qui augmentent progressivement le coût des alternatives, tend à consolider « un sentier d’évolution » et rend pratiquement impossibles les bifurcations ultérieures.
Ce que le rapport présente en conclusion comme étant un « scénario pour un futur proche : vers la performance globale » est donc en réalité une alternative impossible (au moins dans un futur imaginable), à partir du moment où le choix est fait de réorganiser tout le système en maintenant une approche par les risques, dans une optique de continuum prévention> santé au travail> santé publique. En d’autres termes, s’ils s’engagent dans cette voie, les acteurs du système, de fait, repoussent aux calendes grecques la perspective de construire un cadre d’action publique et de dialogue social tourné vers la promotion simultanée de la santé et de la performance globale de l’entreprise.
Santé au travail et performance des entreprises
Or cette perspective – pour le coup réellement « disruptive » – était précisément celle que les promoteurs de l’accord interprofessionnel de 2013 sur la Qualité de Vie au Travail avaient souhaité porter. De ce point de vue, le rapport marque une régression par rapport à l’ambition de l’ANI 2013. Par réalisme peut-être – mais si l’ANI de 2013 était irréaliste ou trop « en avance sur son temps » encore faudrait-il essayer de mieux comprendre pourquoi ; sans doute aussi par inclination à raisonner « par le haut », en termes de mécano institutionnel, financier et administratif, plutôt qu’en termes de compréhension des leviers de performance, des dynamiques sociales, des pratiques RH et de pilotage des transformations au sein des entreprises.
La question essentielle que devront se poser les partenaires sociaux s’ils sont effectivement amenés à ouvrir une négociation interprofessionnelle est de savoir s’ils négocient dans le cadre défini par le rapport ou s’ils s’autorisent à élargir le périmètre : une fois lancé sur le sentier tracé, il sera excessivement difficile, pour ne pas dire impossible, de bifurquer à nouveau.
Sortir du périmètre défini par le rapport suppose de se réinterroger sur les raisons pour lesquelles une ambition qui semblait atteignable en 2013 – la promotion simultanée de la santé et de la performance globale de l’entreprise – serait devenue une perspective irréaliste en 2018. Cela passe par une évaluation approfondie des raisons pour lesquelles la conception de la QVT portée par l’accord de 2013 semble n’avoir que peu « imprimé » les pratiques des acteurs de l’entreprise, ou fixé un nouveau cadre de référence pour les professionnels qui accompagnent les entreprises.
Partir des besoins des usagers du système de santé au travail ?
L’un des partis-pris méthodologiques du rapport, qui a été fortement mis en avant dans la communication accompagnant sa remise, est de « partir de la perception des acteurs de terrain » (p.28-29). De là le souci de rendre le système de santé au travail « plus lisible pour ses usagers », notamment en identifiant un interlocuteur unique des entreprises, une offre de service claire et « un coût correspondant explicite et proportionné. » Quelques remarques à cet égard :
– Si l’intention de partir du point de vue des usagers est louable, on pourra quand même s’interroger sur la représentativité de constats obtenus à partir de deux réunions publiques ayant rassemblé à chaque fois une cinquantaine de personnes. De nombreuses auditions ont certes été réalisées, mais pour l’essentiel en invitant des représentants de groupes professionnels, des opérateurs et des parties prenantes dont le point de vue expert n’est jamais dénué d’intérêts dans le système. On pourra aussi relever, avec un peu de malice, que l’exercice de diagnostic semble surtout avoir consisté à illustrer les constats qui figuraient dès la lettre de mission : « mille-feuilles », « multitudes d’acteurs et d’institutions peu coordonnés et éloignés de l’entreprise et de ses salariés »…
– Plus largement, dans une période où la « prise en compte des besoins de l’usager » devient le point de passage obligé de toutes les réformes administratives – ou de leur marketing – on peut s’interroger sur les limites de cette approche. Comme tout destinataire de politiques à la fois coercitives (assurer le respect d’une réglementation) et distributives (permettre l’accès à des ressources ou services gratuits ou à bas coût), les « bénéficiaires » de la politique de santé au travail n’expriment spontanément que très peu d’attentes en matière d’application de la réglementation. Dans un autre domaine, il apparaîtrait par exemple assez saugrenu de fonder sur la perception des demandeurs d’emploi la définition des règles de contrôle de la recherche d’emploi. Et, de fait, on s’en abstient.
Un guichet unique : remède miracle ?
Le schéma d’organisation territoriale proposé par le rapport consiste en la création d’un guichet unique réunissant les « services de santé au travail interentreprises, les compétences des Aract, afin d’enrichir les compétences pluridisciplinaires sur le volet organisationnel (ergonomes, psychologues, spécialistes en organisation), les agents des Carsat affectés aux actions relevant du champ de la prévention et de l’appui technique (formation en prévention, laboratoires) et les compétences des agences régionales de l’OPPBTP ».
Cette organisation est désormais assez classique dans le champ des politiques sociales (c’est par exemple le principe ayant présidé à la fusion des Assedic et de l’ANPE) et l’on dispose de retours d’expérience suffisamment nombreux pour en connaître les avantages et les conditions d’efficacité. On sait par exemple que la phase critique se joue au moment de la réception des demandes adressées à l’organisme et de la capacité du « front office » à aiguiller correctement, en fonction de la nature du problème rencontré, vers l’opérateur de « back office » le plus pertinent.
Compte tenu de leurs effectifs (plus de 11 000 ETP) et de la finesse de leur maillage territorial, les services de santé au travail seront logiquement amenés à assurer le « front office » dans le nouveau système et à réaliser cette opération essentielle de « qualification du problème ». Pourra-t-on éviter dans ces conditions ce qu’Abraham Maslow avait nommé la « loi de l’instrument » : « lorsque l’on n’a qu’un marteau dans sa boîte à outils, tous les problèmes ont tendance à prendre la forme d’un clou » ? Connaissant les difficultés rencontrées par la très grande majorité des SSTI pour mettre en œuvre une approche réellement pluridisciplinaire des « maux du travail » (constat que le rapport de la mission réitère), comment dès lors éviter que ne prévale une lecture purement médicale des sujets ? « Noyés » dans des services très largement composés de professions de santé (au travail), comment les professionnels porteurs d’une expertise sur les déterminants organisationnels de santé et de la qualité de vie au travail (les intervenants en prévention des risques professionnels, une partie des préventeurs des Carsat, et des personnels de l’OPPBTP et des Aract) parviendraient-ils à rendre visible et à porter leurs offres de services auprès des entreprises qui en ont besoin ?
Le rapport répond en soulignant à juste titre l’importance de la formation des professionnels de la santé au travail et en proposant la création d’une nouvelle école de la santé au travail, capable de diffuser une approche réellement interdisciplinaire. L’idée est bonne et le besoin réel. Mais l’histoire nous montre aussi que la culture professionnelle des spécialistes de la santé n’est capable que d’évolutions très lentes. D’ici là, la mise en place de ce fameux guichet unique risque fort de renforcer la « surmédicalisation » dénoncée dans la première partie du rapport… Pour le coup, l’ambition de parvenir un jour à un système axé sur une vision globale « d’un milieu de travail simultanément propice à l’efficacité économique et au bien-être au travail » ne ferait que reculer.
A lire sur le même sujet :
– Michel Weill, « Réforme de la santé au travail : ne pas oublier les fondamentaux« , Metis 1er octobre 2018
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