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par Patrice Bride

Lorsqu’ils parlent de leur travail, les cadres en viennent vite à évoquer leurs responsabilités vis-à-vis d’autres acteurs, collègues, subalternes ou supérieurs dans la hiérarchie. Ils sont pris dans l’écheveau des relations sociales du service et de l’entreprise, pour le meilleur et pour le pire. Les statistiques ou les définitions conceptuelles sur leur fonction ou leur statut peinent à saisir le travail réel, l’engagement subjectif dans cette activité de tissage. Les « récits de travail » nous en rapprochent. Comment les cadres vivent-ils leur position singulière ? Comment s’en débrouillent-ils ? Les extraits réunis par Patrice Bride de la Coopérative Dire le Travail témoignent d’une grande diversité.

 

pions management

 

« Pour moi, un cadre est comme un filtre. La direction a sa logique : le chiffre d’affaires à produire, les budgets à tenir, la pression des clients. Si je transmets tel quel, ça ne passe pas. Je suis loyal envers tout le monde, mais je traduis pour les uns et pour les autres. Un responsable hiérarchique me dit : « il y en a marre que celui-ci soit en retard et fasse des erreurs, il faut le virer ». Si je vais voir la personne en lui disant : « Toi, tu es en retard, tu fais des erreurs, donc tu es viré », je ne fais pas mon travail. Je réponds : « D’accord, je m’en occupe, je vais voir ce qu’il s’est passé ». Je ne couvre pas la personne, mais je prends du recul pour ne pas réagir à chaud. J’assume ma fonction en menant mon enquête, et en trouvant des solutions. La personne a peut-être des soucis personnels temporaires, elle peut avoir besoin de s’expliquer, peut-être que les erreurs commises ne sont pas seulement de son fait. Et peut-être que si on la remplace par un intérimaire qu’il faudra former, ça marchera encore moins bien pour plus cher ».

Extrait de Filtrer les messages, propos de Laurent Bertron, responsable supply chain dans une PMI, recueillis et mis en récit par Patrice Bride.

Texte paru dans la brochure Portraits de cadres, réalisée pour l’Observatoire des Cadres et du management en mars 2018.

 

 

« Je suis admirative de la faculté d’adaptation de beaucoup de collègues. On nous jette un bout d’information en nous disant : débrouille-toi, je veux que tu arrives à ça. […] On nous demande d’être créatifs chez le client, force de propositions, prêts à s’adapter à tous les aléas : on ne doit jamais dire qu’on ne sait pas faire ; on sait toujours faire, et en peu de temps pour respecter les délais. Mais au final, il faut surtout rentrer dans le moule. Ne jamais contredire le client, parce que c’est lui qui nous paye, et il faut répondre à toutes ses exigences. Être complètement disponible pour le manager, parce qu’il est notre responsable hiérarchique, même s’il demande des tâches urgentes en fin de journée. Être mobile pour se rendre chez n’importe quel client dans toute la région parisienne, avec bien peu de considération pour les contraintes personnelles ».

Extrait de Créatif et conforme à la fois, propos d’Agnieszka Méheut, consultante dans une société internationale de consulting, recueillis et mis en récit par Patrice Bride.

Texte paru dans la brochure Portraits de cadres, réalisée pour l’Observatoire des Cadres et du management en mars 2018.

 

 

« La validation d’une étude passe aussi par notre travail collectif, entre les cinq personnes de l’équipe. Chacun a des compétences différentes, et nous fonctionnons un peu par strates sur une étude. La confrontation des éléments remontés par les uns et les autres nous fait passer du temps en réunion, et il peut être difficile d’articuler le tout dans un ensemble cohérent. Mais le regard des autres est précieux lorsqu’on a l’impression d’être dans une impasse, ou bien pour proposer une approche un peu différente sur un travail en cours, sur la synthèse finale ».

 

Extrait de Trouver le fil conducteur, Propos de Marion Feige-Muller, chargée d’études au Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne), recueillis et mis en récit par Patrice Bride. 

Texte paru dans la brochure Portraits de cadres, réalisée pour l’Observatoire des Cadres et du management en mars 2018.

 

 

« Alors, Fred, quand est-ce qu’on le fait ce point ? » Celui ou celle qui m’interpelle est l’un des trois membres de mon équipe quand, pris par les urgences, j’ai laissé passer la demi-heure d’entretien prévue. Dans la société de programmation informatique où j’ai en charge le poste de manager marketing-communication, j’ai remplacé les réunions destinées à donner les directives et à faire des bilans par des entretiens individuels hebdomadaires. Les réunions plénières servaient surtout à montrer qui avait la parole et donc qui était le chef. Les membres de l’équipe sont aujourd’hui très demandeurs de ce temps d’échanges parce que chacun a besoin de parler. En entretien individuel, je me retrouve en position d’écoute. Cela ne m’empêche pas de repréciser les enjeux et de rappeler les objectifs, mais l’important est que l’on soit assis côte à côte et qu’on partage la même problématique. Lorsque, à tour de rôle, ils entrent dans mon bureau, qui est ouvert sur leur espace de travail, ce sont eux qui ferment la porte parce que c’est le moment où on se penche sur leurs sujets propres. J’ai d’ailleurs le même type de relation avec mon supérieur hiérarchique, que je rencontre une heure tous les quinze jours. »

 

Extrait de Se réunir à bon escient, propos de Frédéric Madiot, manager en marketing et communication chez OBEO (société éditrice de logiciels), recueillis et mis en récit par Pierre Madiot

Texte paru dans la brochure Portraits de cadres, réalisée pour l’Observatoire des Cadres et du management en mars 2018.

 

 

« Ce n’est agréable pour personne de courir d’un sujet à l’autre, de ne pas avoir le temps de faire les choses comme on le voudrait. Autour de moi, beaucoup de managers sont au bord de l’épuisement. Ils sont pris entre le marteau des décisions de nos dirigeants qui adaptent l’entreprise aux contraintes de rentabilité, garantie de notre survie, et l’enclume des difficultés des collaborateurs sur-sollicités qui doivent se conformer au plus vite aux nouveaux outils, aux nouvelles méthodes et aux nouvelles compétences. Jusqu’à présent, j’ai évolué dans ma carrière en regardant mes responsables avec beaucoup de considération pour leur capacité de travail, de prise de décision. Aujourd’hui, quand je constate la complexité des décisions qu’ils doivent prendre et l’état de fatigue dans lequel ils sont, je me demande si ça en vaut la peine ».

 

Extrait de La part de l’humain, propos d’Alain Moraint, responsable d’un service de conception dans un groupe automobile, recueillis et mis en récit par Sybille Chevreuse et Patrice Bride.

Texte paru dans la brochure Portraits de cadres, réalisée pour l’Observatoire des Cadres et du management en mars 2018 .

 

 

« Moi, je n’avais jamais été en responsabilité d’une usine, mais ça me semble naturel de mettre l’humain en priorité. Je considère qu’il y a deux casquettes quand on est salarié et coopérateur. On a la casquette du salarié parce qu’on doit respecter le contrat de travail. C’est normal. Et on a la casquette du coopérateur, plus militante.

Rappeler leurs obligations à des salariés ? Ça se fait en assemblée générale quand il y a des choses qui ne vont pas, mais pas directement. Quand il y a quelque chose à dire à un mec, on le dit. Mais c’est différent. Moi je me refuse à faire le garde-chiourme. Je ne l’ai jamais fait, je les ai toujours combattus. Ce n’est pas maintenant que je vais le faire et je leur ai dit. C’est difficile parfois, on prend sur soi en voyant quelque chose qui ne nous plaît pas, mais je me refuse à aller faire des réflexions. C’est un truc que je ne supporte pas, je ne pourrais pas le faire. Même si ça me pèse parfois. Par exemple, avant-hier, on a eu un problème de qualité. On a tourné en faisant des sachets avec des étiquettes qui n’étaient pas les bonnes. Donc il a fallu jeter. Ces problèmes de qualité, ça nous coûte de l’argent. D’un côté on essaye d’économiser et de l’autre côté… Donc il faut motiver les personnes sur les pertes, leur dire de vérifier qu’on ne fait pas d’erreur, parce que ça nous coûte. Je pense qu’on peut faire passer des messages dans les débats. On peut dire des choses sans pour autant accuser qui que ce soit. Je pense qu’on doit élever la prise de conscience de tous par le haut. C’est comme ça que je vois les choses ».

 

Extrait de Coopérateur à tout faire, propos de Gérard Cazorla, président du conseil d’administration de Scop-ti, recueillis et mis en récit par Christine Depigny-Huet

Publié le 9 novembre 2017 sur le site Dire le travail.

 

 

« En ce moment, je m’occupe de la mise en place de ce qu’on a appelé les Groupements hospitaliers de territoire. Les ARS souhaitent que des établissements situés dans des périmètres déterminés travaillent ensemble, parfois de manière arbitraire. Dans un premier temps, nous nous sommes rapprochés du Centre hospitalier universitaire, ce qui nous paraissait le plus cohérent avec la logique territoriale et les flux démographiques. Mais là, on nous demande de collaborer avec un autre hôpital, avec lequel nous n’avons pas grand-chose à mettre en commun. Je travaille en binôme avec mon alter ego pour essayer de trouver des segments d’achats suffisamment intéressants au plan médico-économique, mais nous n’avons pas grand-chose à mettre en commun puisque nous avons déjà tous beaucoup massifié nos achats, et il nous reste peu de marge de progression.

Toute la difficulté pour l’instant est qu’on nous a dit de le faire sans véritablement nous donner les règles du jeu. Dans l’attente de la parution du guide d’achat territorial et des décrets qui l’accompagnent, je co-anime avec ma collègue des réunions régulières pour définir l’organisation territoriale de la fonction achat. Nous avons commencé seuls mais l’ARS met entre nos pattes un consultant pour nous accompagner et nous coordonner. Nous devons nous débrouiller pour être le plus proche possible de la réglementation, mais les interprétations varient, et il faut bien faire avec la réalité du terrain. Donc je jongle ».

Extrait de Gérer sans routine, propos de Louis, directeur adjoint dans un hôpital public, recueillis et mis en récit par Martine Silberstein.

Publié le 18 juillet 2017 sur le site Dire Le travail.

 

 

« Parfois, mon n + 1 ou mon n + 2 débarque dans les bureaux. On sent alors comme l’orage qui arrive. Le vent se lève dans l’open space, et tout le monde en profite. Tout le monde voit, tout le monde entend. Quand on se sent un peu brusqué et qu’on essaie de dire « oui mais là, je n’ai pas le temps », on est en public. Mon assistante a démissionné récemment : elle ne supportait plus ces intrusions des patrons dans l’espace de l’équipe, sans même commencer par dire bonjour. Le commandant de bord sur mon bateau était le seul qui n’était pas malade pendant les tempêtes, et tant mieux parce qu’il fallait quelqu’un sur la passerelle pour diriger le navire. Là, ce sont les patrons qui suscitent la panique.

On passe entre les gouttes, le paquebot avance malgré tout. J’ai tout de même bien des satisfactions dans mon travail. Quand les chefs de projet maîtrisent leur dossier, j’anticipe avec eux les sujets importants, je fais remonter les difficultés plutôt que de les cacher sous le tapis ou de les prendre en boomerang. Là, j’ai l’impression que je les ai aidés en évitant que les problèmes ne se transforment en urgences, et en prenant le temps de contribuer à améliorer le cadre de vie de nos concitoyens ».

Extrait de Open space opera, propos d’Alain Moraint, manager dans un groupe immobilier, recueillis et mis en récit par Patrice Bride

Texte paru dans le livre Vous faites quoi dans la vie ? (Patrice Bride, Pierre Madiot, éditions de l’Atelier, 2017).

 

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