par Patrick Conjard, Philippe Douillet, propos recueillis par Laurent Tertrais
Établissement public administratif sous tutelle du ministère du Travail, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) est sollicitée par la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) en matière de prévention des risques psychosociaux, d’amélioration de la qualité de vie au travail, et d’organisation de l’activité innovante. Des actions sur le management public qui font émerger la nécessité d’épauler les managers de proximité. Dans ce papier publié à l’origine dans le numéro 478 de la revue Cadres, que nous reproduisons avec leur accord, Laurent Tertrais s’entretient avec Patrick Conjard et Philippe Douillet, chargés de mission à l’Anact.
Y a-t-il une différence entre cadres du privé et du public ?
Patrick Conjard. Oui, dans la mesure où les spécificités liées aux missions, aux statuts des personnels, aux modalités de gestion des ressources humaines et à la culture managériale dans la fonction publique déterminent fortement l’activité et le cadre d’action du manageur public. Les attentes vis-à-vis de l’encadrement pour accompagner les réformes dans la fonction publique et initier, à leurs niveaux, de nouvelles formes de management, souvent en rupture avec la culture dominante sont fortes. Il ne faut pas oublier que le terme même de « manager » est issu du privé et bouscule le public. Il est, par exemple, plus difficile d’identifier les populations concernées au regard de leur mode d’organisation et de statut. Toutes les catégories A ne sont pas des managers et il y a des B qui encadrent des fonctions.
Pour autant, lorsque l’on compare l’activité d’un cadre du privé à celle d’un cadre du public, les différences ne sont pas si grandes que cela, même si les tensions et paradoxes propres à la fonction d’encadrement intermédiaires y sont souvent exacerbés du fait de l’ampleur des transformations et des spécificités de la sphère publique. On retrouve dans les deux cas de figure une activité complexe, diversifiée, une forte mobilisation sur la conduite de projet avec des enjeux de régulation et de soutien au niveau des équipes et in fine, des conditions de travail difficiles.
Philippe Douillet. Il faut bien aussi prendre en compte la diversité des contextes et de culture managériale, très différents d’un champ public à un autre ; le ministère de la Justice, l’Éducation nationale, l’Intérieur, l’hôpital public… : imaginez la diversité des représentations collectives de l’organisation hiérarchique, des formes de management. Il y a aussi de nombreux lieux où l’on est d’abord expert avant d’être manager. Se mettre en position de diriger un service n’est pas une chose tout à fait évidente ; c’est le cas, par exemple, à l’hôpital, où des chefs de service sont d’abord des experts de leur discipline avant d’être des professionnels de l’encadrement.
Ce qui remonte aussi souvent de nos interventions dans le secteur public, c’est l’enjeu de « justice organisationnelle » entre personnels de catégories différentes effectuant le même travail. Le manager n’a pas de prise sur cela et doit faire fonctionner son service en assurant une certaine « paix » sociale malgré les différences de situations sociales.
Quelles sont les caractéristiques du manager public ?
Ph. D. Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale sur plusieurs points. Le manager est à la fois celui qui doit mettre en œuvre les réformes au quotidien et à la fois la cible de celles-ci. Les axes stratégiques en matière de ressources humaines de l’État le rappellent fréquemment : changer la culture managériale, viser plus d’autonomie de marge de manœuvre pour l’encadrement, etc. On décide qu’il faut qu’ils soient plus autonomes et performants sans réellement créer les conditions de cette autonomie et sans les impliquer dans les réformes elles-mêmes. Les managers doivent chercher du sens et des ressources pour eux-mêmes en permanence en plus de la gestion de leurs activités habituelles. Ce d’autant plus que les tâches des agents sont de plus en plus complexes avec des transformations numériques, des publics plus exigeants, des services à personnaliser davantage, etc. Il n’y a jamais eu autant besoin de régulation au quotidien, d’épauler les agents… . Or, le manager est happé par du reporting, un grand nombre de réunions et la gestion des réformes. La charge de travail d’encadrement est vraiment très lourde et on voit beaucoup d’encadrants en situation de débordement.
Le cadre, c’est un peu le bouc émissaire des dysfonctionnements des organisations, encore une fois, à la fois cible et acteur désigné pour réussir les réorganisations sur le terrain. C’est un trait caractéristique du public : on veut bien faire, mais on fait de haut en bas. On demeure dans un cadre très prescrit.
P. C. Cette stigmatisation de l’encadrement et la montée des exigences vis-à-vis de cette catégorie de personnel existent aussi dans le secteur privé. La prise de conscience du rôle clef du manager et des enjeux d’évolution des modes de management dans une perspective d’amélioration de la performance et de la qualité de vie au travail opérée dans le privé depuis quelques années arrive aujourd’hui, sans doute de manière plus brutale dans le public. L’enjeu pour les managers publics consiste bien à concilier plusieurs objectifs, pas nécessairement convergents : le maintien d’un service public de qualité avec des attentes fortes du côté des bénéficiaires, l’engagement et la prévention des risques psychosociaux (RPS) des agents et la conduite de réformes dans une logique de réduction des dépenses publiques. N’oublions pas non plus que le décideur, dans le public, est plus anonyme. Les directives passent par une lettre ministérielle, une circulaire, une note de service… Dans ce contexte, le manager est souvent isolé, il doit interpréter ces directives et trouver les bons compromis. Mais de ce fait, il y a des latitudes « en bas » ; la distance entre le décideur et le terrain confère à la proximité un certain poids. Il n’y a pas la représentation de l’autorité patronale comme il y a dans le privé.
Si, au niveau de l’État, on a bien compris le rôle de l’encadrement dans le processus de « modernisation de la fonction publique », les moyens mobilisés pour accompagner les managers restent limités. Regardez les guides (1) parus pour accompagner les managers : ils sont bien faits, il y a de l’intention, mais ils tombent d’en haut. Des services interministériels apportent des ressources, mais la question de l’appropriation et de la déclinaison demeure.
Comment l’Anact accompagne-t-elle le travail d’encadrement ?
Ph. D. On développe des méthodes qui favorisent l’expression des agents et notamment de l’encadrement. Et beaucoup nous disent qu’il y a un manque de ce côté-là. Les cadres ont besoin de leurs propres espaces de discussion. Nous partons souvent d’un sujet, celui des risques psychosociaux par exemple, et on remonte sur des questions d’organisation du travail, de management, de conduite du changement. Il faut des méthodes rigoureuses pour permettre cette prise de parole et la discussion, car il faut créer de la confiance entre les acteurs.
Dans une direction départementale interministérielle, la démarche d’accompagnement, au départ sur la prévention des RPS, a nécessité un travail spécifique d’analyse de l’activité des cadres pour les aider à s’impliquer dans le plan d’action demandé qui avait été décidé trop d’en haut. Nous avons abouti à des améliorations du travail même d’encadrant, sur l’animation des équipes, les conduites de réunions, la coopération entre des pôles d’activité.
P. C. Cette méthode Anact (2) croise dialogue professionnel et dialogue social qui lui est très spécifique dans la fonction publique. On associe les partenaires sociaux différemment. Dans le public, le dialogue social est plus centralisé, plus institutionnalisé et les pratiques de dialogue professionnel, d’association des agents aux projets de transformations restent limitées même si plusieurs expérimentations sont initiées ici et là.
Y a-t-il des lignes de progrès ?
Ph. D. Les managers eux-mêmes ont intégré de plus en plus la nécessité de travailler sur leur mode de management. En intervenant dans des administrations publiques, on peut noter la progression de la prise de conscience et des connaissances des cadres sur les facteurs humains du travail. Ils sont bien plus conscients qu’il y a quelques années de leurs responsabilités sur l’organisation et la vie des équipes. Les écoles de la fonction publique intègrent de plus en plus des formations aux risques psychosociaux et aux enjeux de management du travail. Pourtant, on repère souvent un décalage entre la prise de conscience, la volonté de faire et les possibilités réelles d’agir. Dans les directions ministérielles, il y a désormais une conscience que ceux qui coordonnent les services, régulent les collectifs de travail sont aussi à accompagner.
P. C. Les directions ministérielles savent aujourd’hui que toute réforme a des impacts forts sur les conditions de travail et sont demandeuses d’accompagnement. L’Anact et la Direction générale de l’administration et de la fonction publique ont signé en 2016 une convention de partenariat pour l’amélioration des conditions de travail et la promotion de la qualité de vie au travail dans le secteur public.
Il y a des projets accompagnés par le réseau, pour conduire autrement les réformes. Il y a un souci politique d’apaiser, de ne plus accroître la tension. Cela ne signifie pas une pause dans les réformes, mais on n’est plus dans le déni de l’enjeu stratégique des conditions de travail. Aujourd’hui il y a un consensus pour mieux prendre en compte les conditions de réalisation du travail des encadrants et identifier comment on peut les équiper, les soutenir. À l’occasion des transformations, on identifie des réflexions sur les méthodes de travail elles-mêmes.
Ph. D. Ce qui a soutenu et soutient encore l’engagement des agents publics, ce n’est pas d’abord leur rémunération, ni leur plan de carrière, c’est la capacité d’être en contact avec le public et de lui rendre un service. Cette valeur-là est essentielle ; mais elle peut être mise en cause par tout un tas de transformations techniques, organisationnelles et sociétales : numérisation des activités qui éloigne l’agent de l’usager, charge de travail qui empêche de rendre un service de qualité, situations de précarité et de violence qui mettent en cause le service public. Le service au public demeure une condition de l’engagement et en même temps cette relation est devenue difficile aujourd’hui. On peut en voir les conséquences à l’hôpital, dans les centres d’accueil, les finances publiques… Le soutien aux conditions de travail qui permettent cette relation à l’usager est essentiel. Le travail de régulation au quotidien, de soutien aux équipes est encore plus primordial. Pourtant, les conditions pour permettre ce travail paraissent plus difficiles aujourd’hui.
Pour en savoir plus :
(1) « Guide de l’accompagnement à la fonction managériale dans la fonction publique de l’État » et le « Guide de l’encadrante et de l’encadrant dans la fonction publique », janvier 2017.
(2) À lire : Julien Pelletier, « Quand les salariés délibèrent sur l’organisation du travail », in Le Travail en débats, Cadres n° 468, mars 2016.
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