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Quand on parle Europe, on parle souvent de « Bruxelles ». Une ville et ceux qui y vivent, et ne sont pas que Belges. Des institutions européennes qui y ont leur siège. Des « Eurocrates » qui y travaillent, des politiques qui s’y réunissent. Le romancier, Robert Menasse, et le philosophe politique Luuk van Middelaar consacrent un roman et un essai à Bruxelles et à l’Europe.

 

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Un cochon inconnu et incongru hante les rues de Bruxelles pendant que les services de la Commission européenne s’étripent entre eux, et avec les lobbys, à propos des exportations de porcs européens à destination de la Chine. Le porc européen n’existe d’ailleurs pas vraiment, le cochon est avant tout national. Pour ajouter au trouble du moment, un assassinat mystérieux, vite dissimulé, a lieu dans un hôtel de la si charmante place Saint-Catherine. On apprendra plus tard, au fil de l’enquête d’un obstiné commissaire bruxellois, qu’il a peut-être été exécuté par les services secrets du Vatican pour le compte de l’OTAN… mais l’auteur annonce une suite à venir.

 

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Robert Ménasse donne ainsi le ton d’emblée à son roman, La Capitale (Verdier, 2019), entre calculs de boutique, nostalgie des élans fondateurs et intrigues complotistes qui perturbent le destin européen. Robert Ménasse est autrichien, pétri de culture européenne et inquiet de la menace nationaliste, et s’est immergé quelques années dans les services de la Commission pour s’imprégner de leur fonctionnement et de leur atmosphère (voir son interview dans Le Monde, 15 mars 2019). Le cœur du roman est la mise en scène vivante des rapports humains et professionnels entre quelques fonctionnaires de la Commission. L’exercice est réussi, car ce pourrait être ennuyeux et c’est le contraire ! Bien sûr, la nationalité de l’auteur lui a valu la référence au roman de Robert Musil, L’Homme sans qualités, qui décrit l’enlisement de la « Kakanie », appellation satirique de l’empire des Habsbourg (qui était à la fois Kaiserlich et Königlich, impérial et royal), dans les méandres des subtilités bureaucratiques et politiciennes, alors que les nationalismes affirment leur force. Robert Menasse ne nie pas la référence, sans pousser plus loin la comparaison. On pourrait aussi penser à la vigoureuse satire de la vie à la Société des Nations, dans l’ambiance genevoise feutrée de l’entre-deux-guerres, par Albert Cohen dans Belle Du Seigneur.

 

L‘engagement européen, affaire de mémoire


La légèreté satirique de Robert Ménasse ne cède pas à la caricature. Il dresse avec une certaine distance, non dénuée de tendresse, les silhouettes de fonctionnaires communautaires, femmes et hommes, qui mêlent à des degrés divers l’engagement européen, le loyalisme institutionnel, la compétence professionnelle, l’ambition de carrière, la dextérité manœuvrière, à quoi s’ajoutent quelques touches biographiques qui expliquent pourquoi et comment ils ont intégré l’administration communautaire. A bien des égards, le tableau pourrait être aussi celui d’une administration ou d’une bureaucratie nationale… Sauf que, la Commission étant, par le produit de l’histoire européenne, cette étrange instance politico-administrative garante de l’intérêt communautaire, son fonctionnement rappelle encore mieux la moquerie que Karl Marx adressait à la rationalisation hégélienne de l’Etat, pour laquelle la substance de ce dernier est « l’Esprit qui se sait et se veut » (Critique Du droit politique hégélien, Editions Sociales, 1975, p.50). L’engagement européen et le loyalisme institutionnel ont tendance à se confondre, au risque d’engendrer l’autarcie intellectuelle et la tentation de considérer les Etats nationaux comme de simples empêcheurs de tourner en rond autour du pentagone bruxellois.

Au sein de la Commission et, plus précisément, de sa Direction générale de la Culture, le projet émerge d’un jubilé commémoratif de sa création et d’en faire un évènement réhabilitant l’image dégradée de la Commission dans l’opinion publique européenne. Un fonctionnaire de cette direction, honnête et motivé (et autrichien !), impressionné par sa participation à une délégation au camp d’Auschwitz-Birkenau, propose de lier cette commémoration au rappel du serment pacifique et humaniste qui prit naissance sur les cendres d’Auschwitz et d’associer à la cérémonie publique les rares survivants du camp. L’un d’eux, figure évasive du roman, qui incarne un passé en voie de dissolution, est repéré dans une maison de retraite bruxelloise. Le projet semble validé au plus haut niveau de la Commission, mais le chef de cabinet du président envoie sans mot dire le projet au casse-pipe devant les Etats nationaux, dont certains voient rouge à l’évocation de cette idée. Parallèlement, et sans lien apparent, un vieux professeur en fin de parcours académique (autrichien aussi !), porteur d’une tradition humaniste quelque peu surannée, s’exprime sans fard devant les experts d’un think-tank bruxellois qui l’a invité. Il propose, sur un mode provocateur, de construire une nouvelle capitale de l’Europe à Auschwitz, afin de sceller le destin post-national du continent et l’ancrer dans le souvenir indélébile du drame passé. Il signe ainsi sa marginalisation définitive.

Il a été reproché à Robert Ménasse de tordre quelque peu l’histoire de la fondation de la Communauté européenne. L’auteur rappelle qu’il a écrit une fiction qui peut se permettre des libertés avec les mythes fondateurs et qui ne vaut pas recommandation. Ce que cette fiction pointe avec justesse, c’est que l’éloignement des circonstances qui ont donné naissance à la Communauté puis à l’Union européenne et le renouvellement des générations (fonctionnaires inclus !) font peser le risque d’une amnésie collective sur la motivation profonde du projet européen et d’une vulnérabilité au retour des tentations nationalistes : « Quand le dernier serait mort, le dernier de ceux qui pouvaient témoigner du choc qu’avait vécu l’Europe et sur la base duquel elle voulait se réinventer – alors Auschwitz serait aussi éloigné, pour les vivants, que les guerres puniques » (p.380).

Ainsi, dans le roman, l’essai de créer l’évènement pour revivifier la mémoire longue échoue… C’est à la capacité européenne de prendre la mesure des évènements et d’agir en conséquence que s’intéresse Luuk Van Middelaar, philosophe et historien néerlandais qui a assuré des fonctions de conseiller auprès du premier Président permanent du Conseil européen de 2010 à 2015. Son essai Quand L’Europe improvise, Dix ans de crises politiques (Le Débat, Gallimard, 2018) délivre un message plutôt optimiste : dans la douleur, l’Union européenne a renforcé sa capacité à agir depuis une dizaine d’années, à l’encontre de la seule gouvernance fonctionnelle par les règles qui engendre l’absence d’anticipation et la dépolitisation paralysante. Bien sûr, au fil du temps, les tentatives de compléter la gouvernance dépolitisée du marché par le fédéralisme parlementaire et/ou la coopération intergouvernementale ont enrichi, et alourdi, l’architecture institutionnelle de l’Union. L’équilibre n’est pas trouvé, le rôle confié à la Commission hésitant entre les fonctions d’arbitre régulateur, d’embryon de gouvernement commun et de simple secrétariat exécutif du Conseil.

Le pouvoir illusoire des règles face au choc de l’évènement

 

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Les coups de boutoir d’une série de crises successives ont amené, à plusieurs reprises, les dirigeants de l’Union à franchir le Rubicon de l’action en s’émancipant des règles préétablies. Ce faisant, ils dépassent l’imaginaire qui a guidé la fondation de l’Union européenne, celui d’un projet de paix partagé laissant chaque pays investir à sa façon cet imaginaire, et forgent une capacité d’action commune qui affirme l’Union comme puissance (voir aussi l’article d’Hubert Védrine, Luuk Van Middelaar et Pierre Sellal, « De l’Union imaginaire à une Europe qui agit », Le Monde, 5 mars 2019). La remise en cause est profonde, car la dépolitisation technocratique par les règles est ancrée dans la méthode communautaire inspirée par Jean Monnet.

Luuk Van Middelaar (LVM) s’attache donc à reprendre le récit de quatre crises intervenues depuis une décennie, comme autant d’épisodes, d’autant plus difficiles à maîtriser qu’ils se chevauchent dans le temps : la crise de l’euro ; la crise ukrainienne et la confrontation avec la Russie ; la crise migratoire ; la crise atlantique qui recouvre à la fois le Brexit et les tensions avec l’administration Trump. Chacun de ces épisodes donne lieu à un récit vivant et informé.

 

La crise de l’euro, qui prend par surprise des instances trop sereines, révèle les incomplétudes de la monnaie unique et les ambiguïtés persistantes entre partenaires nationaux sur sa conception. Elle les oblige à improviser ensemble, sans éviter du coup les moments cacophoniques, et à faire l’apprentissage, ô combien douloureux, de la « responsabilité partagée » en faveur de la stabilité de la zone euro. A certains moments cruciaux, la Banque Centrale Européenne met les dirigeants nationaux devant l’urgente nécessité d’exercer cette responsabilité et prend elle-même l’initiative, exploitant à plein les ressources fournies par son indépendance. Certains chefs d’Etat, comme Nicolas Sarkozy, entendent bien mettre à profit l’opportunité pour prendre la main et affirmer leur leadership, à l’encontre d’institutions communautaires vouées au pilotage automatique mais aveugle par les règles. Dans un processus chaotique, des avancées s’opèrent, comme la décision, en 2012, de confier la supervision bancaire à la BCE et celle d’accepter la possible injection des capitaux issus des fonds de sauvetage dans les banques en difficulté. Ces décisions contribuent, à court terme, à briser l’effet de résonance mortifère entre les défaillances bancaires et la défiance envers les dettes publiques et, à long terme, à renforcer la crédibilité de la zone euro. Elles confortent bien sûr le rôle de la BCE, comme prêteur en dernier ressort mais aussi comme instance indépendante capable de trancher sur une orientation de politique monétaire. Reste que, si le public européen assiste, anxieux et médusé, au psychodrame répété des sommets successifs, avec ses moments paroxystiques et ses retournements dramatiques, il n’est guère convaincu par ce spectacle : l’improvisation ne respire guère l’harmonie et se joue sur une scène trop éloignée des citoyens de chaque pays pour que le lien s’opère aisément entre leurs préoccupations et les intérêts communs de l’Union.

Forte de son pouvoir d’attraction, l’Union européenne a géré ses élargissements successifs par l’expansion de la politique de la règle, ce qu’incarne l’assimilation obligée de l’acquis communautaire par les pays candidats. Malheureusement, la routine ainsi adoptée a favorisé « l’insouciance stratégique » et « l’inaction géopolitique ». Lorsque survint la révolte du Maïdan puis la crise russo-ukrainienne, l’Union européenne se trouva vite démunie, même si elle fut suspectée par la Russie de vouloir subrepticement déplacer ses frontières vers l’Est. De fait, cette crise signa le retour de l’enjeu des frontières en Europe, alors que l’Union avait cru le dissoudre dans l’homogénéisation tranquille de son espace intérieur élargi. La carence d’une pensée stratégique de l’Union sur le devenir de ses frontières apparut crûment. De nouveau, ce sont les chefs d’Etat qui montèrent au front pour improviser, à défaut de stratégie, une realpolitik face à un pouvoir russe opportuniste, fort de ses soupçons et de ses certitudes. L’intervention volontariste de Nicolas Sarkozy lors de la guerre russo-géorgienne de 2008 avait préparé le terrain. Cette fois-ci, Angela Merkel avança sur le devant de la scène pour aller négocier avec Vladimir Poutine (dans cet épisode, LVM ne mentionne guère François Hollande, pourtant actif pour promouvoir l’accord de Minsk…). Contraints par l’évènement, les Etats de l’Union sont conduits à clarifier leurs intérêts stratégiques communs, vis-à-vis de la Russie et aussi des Etats-Unis, avec qui une distance se dessine dès l’administration Obama. Au début de l’année 2019, l’actualité met en avant la relation avec la Chine, puissance montante : la promptitude du gouvernement populiste italien à faire cavalier seul pour s’intégrer aux nouvelles routes de la soie montre que cette clarification des intérêts stratégiques communs ne va évidemment pas de soi. Et que, faute d’une telle clarification, la politique par les règles pourrait ne faire place qu’à une realpolitik au coup par coup, en fonction des coalitions circonstancielles entre Etats de l’Union.

Le traitement de la crise migratoire confirme ce penchant, que LVM ne souligne que modérément, car il privilégie la mise en valeur de l’émergence de la politique événementielle. Il en est cependant conscient : il considère l’accord de mars 2016 avec la Turquie, qui va enrayer les traversées vers la Grèce, comme « un accord éthique et juridique discutable,… au nom d’intérêts politiques supérieurs » et « une façon de se renier tout en devenant adulte ». Et il ajoute : « Au cours de ces années, l’Europe a perdu son innocence géopolitique » (p.114). Quand bien même cet accord serait considéré comme un mal nécessaire, il est souhaitable que la politique migratoire européenne n’en reste pas là. Malheureusement, c’est sur le dossier migratoire, particulièrement sensible pour les souverainetés nationales, que les tendances anti-coopératives au sein de l’Union se manifestent le plus clairement, tellement les intérêts nationaux sont perçus différemment. Et les règles européennes établies, entre Schengen et Dublin, incitent chaque Etat à rejeter la responsabilité sur l’autre. L’éthique de conviction, promue un temps face au drame migratoire par la Commission et Angela Merkel, incite à la recherche de nouvelles règles mais s’incline finalement devant ces conflits d’intérêts, comme l’illustre le fiasco de la répartition obligatoire des migrants par quotas décidée à l’automne 2015. La négociation de l’accord avec la Turquie, où Angela Merkel monta encore au front, fut une échappatoire pragmatique à cette impasse, efficace à court terme, mais laissant en suspens le consensus stratégique sur la politique migratoire. LVM trace certains linéaments de ce consensus, déjà esquissés dans le statut de l’agence européenne de garde-frontières : « l’Union devrait œuvrer en faveur d’un système qui lie politiquement et juridiquement la gestion de la frontière extérieure commune aux avantages des frontières intérieures ouvertes » (p.174). La démarche est confortée par le président français dans son adresse de mars 2019 aux citoyens d’Europe « Pour une Renaissance européenne ». Mais l’équilibre souhaité par Emmanuel Macron, celui d’« une Europe qui protège à la fois ses valeurs et ses frontières », est une ligne de crête délicate.

Paradoxalement, c’est face au Brexit que l’union et ses Etats membres, il est vrai aidés par le maître négociateur Michel Barnier, affirment le plus nettement leur cohésion : sans doute parce que la menace existentielle devient évidente avec le Brexit, a fortiori dans l’ambiance délétère de la défiance transatlantique nourrie par l’administration Trump, qui engage un travail de sape de l’Union. Dans la négociation de la séparation entre le Royaume-Uni et l’UE puis de l’accord sur leur relation, les instances de l’union et ses Etats membres ont tôt affiché une ligne claire et ferme, notamment sur les questions les plus délicates, comme le danger du retour d’une frontière intra-irlandaise. Angela Merkel endosse un rôle plus actif de l’Allemagne pour organiser le front uni face au Royame-uni. Le Brexit pousse aussi les instances et les gouvernements de l’Union à mettre en avant le besoin ressenti par les peuples d’un meilleur équilibre entre ouverture au monde et protection des Européens. Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, et celui du Conseil, Donald Tusk, œuvrent en ce sens. Emmanuel Macron, dès la campagne présidentielle de 2017, entend se faire le promoteur d’une souveraineté européenne, comprise comme capacité à agir, qui assume pleinement ce besoin de protection. Comme on l’a vu depuis, ces efforts sont loin de suffire pour enrayer la poussée populiste. La défiance transatlantique perdure, tandis que le Brexit prend une allure chaotique, compte tenu de l’impasse politique au Royaume-Uni. L’incertitude de l’issue renforce l’exigence, pour les vingt-sept pays de l’Union, de ne pas gâcher l’opportunité, paradoxalement imposée par les circonstances, de forger une meilleure cohésion réciproque.

 

Les figures mouvantes du pouvoir européen

Ces quatre épisodes sont autant de passages à l’action, aussi tâtonnante soit-elle, de la part des dirigeants de l’UE, communautaires et nationaux : ils ont compris, au moins certains d’entre eux, que le risque existait pour l’Union de perdre toute prise sur les évènements historiques agitant le monde. Ce faisant, l’Union, si elle se veut conséquente, est conduite à réviser ses fondations afin de conférer à cette capacité d’action la légitimité, la crédibilité et l’efficacité qui lui manquent encore. C’est à cet examen que se livre la deuxième partie de l’ouvrage de LVM. Il rappelle que l’investissement dans la règle commune fit partie du compromis communautaire initial mais aussi que l’attachement à cette règle est ressenti différemment, notamment par les Allemands et les Français : pour les premiers, c’est une garantie d’équité et de stabilité, pour les seconds une obligation disciplinaire, même si leur désir d’action commune est entravé par le réflexe souverainiste. Passer à l’étape d’une capacité d’action mieux assumée en commun suppose une levée des inhibitions nationales respectives. Ce passage suppose aussi de s’émanciper d’une vision téléologique du projet européen, conçu comme un processus linéaire d’intégration toujours plus étroite, par extension du domaine de la règle. Ce domaine est la terre de mission des fonctionnaires communautaires, qui se pensent comme « une avant-garde morale des ingénieurs du projet » (p.241), de vrais Européens libérés des intérêts nationaux, tels ceux du roman de Robert Ménasse… Le tabou sur les intérêts nationaux va de pair avec la dépolitisation de la gouvernance par les règles. Quitte à s’exposer un jour au regain nationaliste, comme résurgence brutale de l’intérêt national mal refoulé.

Cependant, le traité de Maastricht, en adjoignant l’Union à la Communauté, a engagé le mouvement de relégitimation des intérêts nationaux, puisque l’Union formalise désormais les relations entre les Etats membres et que le Conseil européen, formé des chefs des exécutifs nationaux, acquiert autorité. En 2009, avec le traité de Lisbonne, la Communauté se fond dans l’Union. La question clef devient alors la capacité des chefs d’Etats nationaux à s’entendre pour exercer une véritable responsabilité de puissance publique en commun. Dans cet exercice, ils affrontent aussi bien leurs propres replis souverainistes que la suffisance bureaucratique de l’administration bruxelloise : la méthode communautaire d’élaboration et de formalisation réglementaire de l’intérêt commun ne s’est en effet pas dissoute avec la Communauté. Les voies de la politisation de l’Union européenne sont ouvertes mais restent à défricher, comme par exemple le rôle que doit jouer la vie parlementaire, faite de controverses entre majorité et oppositions. La répartition des pouvoirs au sein des institutions de l’Union et l’attribution du pouvoir exécutif, comme lieu d’autorité politique, restent des objets mouvants et indéfinis : la formule du gouvernement européen n’est pas encore trouvée. Sans doute tributaire de sa propre biographie professionnelle, LVM mise beaucoup sur le Conseil européen, comme instance de traitement des Chefsache (en allemand), c’est-à-dire des questions et des situations qui nécessitent l’intervention du chef. Il retrace les figures d’autorité prises par le Conseil, comme décideur, concepteur, stratège, lors de situations déjà rencontrées et analyse en détail son fonctionnement. La participation du président de la Commission au Conseil évite la marginalisation politique de la Commission, dont le droit d’initiative ne permet pas de la réduire à un simple exécutant administratif. Mais le pouvoir exécutif reste de fait dispersé, non sans opacité : la crise de l’euro a donné du poids à l’instance informelle qu’est l’Eurogroupe. A l’avenir, la clarification du rapport entre le Conseil et la Commission comptera beaucoup pour dessiner la configuration du gouvernement européen.

Si la dépolitisation par les règles a été le prix à payer pour engager et consolider la construction européenne, son avenir passe par une repolitisation permettant d’associer les citoyens et les peuples européens, aujourd’hui rétifs et défiants, aux délibérations sur les options politiques alternatives qui les concernent : le choix entre ces options ne doit pas être tranché par des règles pré-établies, voire constitutionnalisées à l’excès. Les analyses précises et utiles de LVM suscitent notamment deux remarques à cet égard : la capacité à réagir à l’évènement peut virer à la myopie désordonnée si elle ne s’insère pas dans une vision ouverte du projet à long terme, où les identités et intérêts nationaux doivent être reconnus comme des réalités pérennes, non pas gênantes mais légitimes ; la confiance mise dans le Conseil européen pêche sans doute par optimisme sur la capacité des dirigeants nationaux à s’entendre, c’est-à-dire à concilier leurs représentations des intérêts nationaux respectifs : le rôle de la Commission, non comme grand-prêtre de la règle mais comme facilitateur des arbitrages et partie prenante de l’exécutif européen, est en ce sens à réévaluer. Et la formation d’une société civile européenne, pleinement impliquée dans les débats de l’Union et capable d’agir sur ses choix, reste une exigence incontournable : l’avenir de l’Europe ne dépend pas que de sa configuration institutionnelle.

L’édition française de l’ouvrage de LVM est parue en octobre 2018, avant la crise des gilets jaunes. Le lecteur français est frappé par la lucidité dont fait preuve le philosophe néerlandais : « La gestion de la France s’opère de manière verticale, pour ainsi dire pyramidale. Le président fixe la ligne, le gouvernement exécute, l’administration suit. Quant au public, une fois un président élu, il veut une direction, un cap, une mise en scène, avant soit d’applaudir, soit de descendre dans la rue » (p.233). Dans sa conclusion de l’édition française, LVM examine avec attention et sympathie le volontarisme réformiste et européen d’Emmanuel Macron. Sans complaisance pour autant lorsqu’il constate la difficulté des initiatives du président français à trouver écho en Europe : en effet, « on ne conquiert pas l’Europe comme on se rend maître de Paris » et Emmanuel Macron « demeure quoi qu’il fasse un Français, autrement dit un héritier de Louis XIV et de Napoléon ». Il s’est projeté sur le terrain européen « sans avoir pris le temps de bien étudier le champ de bataille » (pp. 401-403). Il n’est pas sûr que la récente adresse d’Emmanuel Macron aux citoyens européens démente le verdict. Qui se veut européen d’avant-garde reste national au fond de son âme…

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Jacky Fayolle