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Depuis bientôt un demi-siècle, le concept d’économie dite « informelle » questionne l’aide au développement. L’article publié le 29 juillet dans Metis qui recense les mythes qui entourent cette notion montre que le débat n’a guère évolué. André Gauron, économiste, qui a assuré entre 1998 et 2015 des missions d’expertise pour le MAE, l’AFD et diverses agences de développement, réagit et donne des pistes pour penser différemment le développement, et donc l’aide au développement.

Si ce questionnement est récurrent, c’est aussi parce que, en dépit ou à cause des programmes d’ajustement et malgré les divers projets d’aide à l’éducation et à la formation, à l’insertion des jeunes ou à l’entreprenariat, la réalité économique des pays concernés, en dehors de la Chine et de l’Asie du sud-est, n’a guère évolué. C’est cette permanence que je voudrais ici interroger.

Le terme est apparu la première fois, en 1972, dans une publication de l’OIT sur l’emploi au Kenya. Il s’agit donc à l’origine d’un terme anglais, « informal », qui signifie à la fois « irrégulier » et « sans règle précise ». Comme souvent avec l’anglais, il n’existe pas de mot strictement équivalent en français. La définition française, dixit Le Larousse signifie qui « n’obéit pas à des règles déterminées, qui n’a pas un caractère officiel (par exemple, une réunion informelle) ». L’anglicisme renvoie ici à l’idée d’un secteur économique qui échapperait à toute réglementation administrative et juridique, qui s’exerce en général dans un cadre familial avec des ressources financières elles-mêmes familiales ou de parents proches, fondé sur la confiance, et qui font appel éventuellement à une main d’œuvre au statut indéfini qui va de l’apprenti dans les métiers de l’artisanat, à l’aide dans le commerce et rarement à un salarié avec un contrat de travail écrit. Qu’en est-il dans la réalité ?

Il faut d’abord se défaire d’une idée fausse. Ce secteur, qui peut représenter en Afrique sub-saharienne plus de 80 % de l’activité économique et de l’emploi, n’est pas inorganisé. Dans la plupart des pays (au moins francophones), il existe des organes consulaires, chambre des métiers et chambre du commerce, auxquels les commerçants, artisans doivent se déclarer et qui délivrent un numéro d’enregistrement affiché dans les échoppes. Ces activités sont en outre soumises à un impôt forfaitaire, héritier de notre ancienne patente introduite pendant la période coloniale et qui a survécu jusqu’à aujourd’hui. Pour être rigoureux, il faudrait distinguer ces millions d’échoppes déclarées des vendeurs à la sauvette qui harcèlent les conducteurs dans les carrefours et des vendeurs (vendeuses le plus souvent) de rue qui vous proposent principalement fruits et légumes. Ces réalités ont conduit les statisticiens, dans une résolution adoptée en 1993 par la Conférence internationale des statisticiens du travail, à affirmer que « les activités du secteur informel ne sont pas nécessairement réalisées avec l’intention délibérée de se soustraire au paiement des impôts et des cotisations sociales (quand elles existent) ou d’enfreindre la législation du travail ou d’autres dispositions administratives ». La résolution concluait donc légitimement que « le concept des activités du secteur informel devait être différencié de celui des activités dissimulées ou souterraines ».

Si on veut un concept qui distingue ce secteur de celui de l’économie dite « moderne », il serait préférable de parler de secteur « traditionnel » plutôt que de secteur « informel ». L’anglicisme qui s’est imposé nuit ici fortement à la compréhension du phénomène et, partant, de la dynamique de ce secteur. Celui-ci relève de l’économie marchande, à la différence d’une partie de l’activité agricole familiale qui ne s’insère dans le marché qu’à la marge. Mais ce secteur est plus dans l’autosuffisance que dans l’accumulation (en dehors du commerce d’import-export qui domine les marchés). Comme l’a montré Keynes, pour que dans le secteur moderne, un capital puisse être engagé, un investissement réalisé et des salariés embauchés, l’entrepreneur doit pouvoir anticiper sa recette future. Il a besoin de visibilité sur ce qu’il pourra obtenir de la vente de sa production et fixer quantités produites et prix pratiqués en conséquence. Dans le secteur « informal », cette anticipation est impossible parce que, en général, le commerçant et plus encore l’artisan n’ont pas de visibilité sur leurs revenus futurs. Ils sont donc contraints d’adopter leur comportement à cette situation.

Dans une étude de 1996, parue dans la Revue de l’économie du développement, Christian Morrisson et Donald Mead [1] ont montré que, pour autant, ce secteur était régi par des comportements rationnels au sens économique du terme. « Dès lors que le patron assume tous les risques et que ses décisions exposent sa famille, est rationnelle toute décision qui minimise ces risques ». Il lui faut donc dimensionner son entreprise à ce qu’il espère de la demande qui lui sera adressée. On le voit bien dans les projets d’appui à l’entreprenariat, c’est toujours le point faible du plan de gestion. La demande reste une inconnue qui empêche le patron d’engager des moyens de production au-delà de ce qu’il pourra rembourser. Il va donc logiquement chercher à minimiser les coûts fixes : son équipement sera limité et il évitera d’avoir à payer un employé au profit d’apprentis logés et nourris, mais non payés ou d’aides occasionnels, de jeunes de la famille ou d’amis qui feront leur apprentissage en donnant un coup de main. L’économie « informal » répond à une logique de survie et d’opportunité, non d’accumulation. Souvent, on ne voit pas de prix affichés. C’est plus l’occasion qui fait le prix qu’un calcul coût-bénéfice : on prend un client quand ça vient quitte à le perdre le lendemain.

La rationalité de l’économie « informal » est d’être étrangère à l’accumulation du capital, ce qui n’exclut pas l’existence de quelques riches marchands qui dominent les bazars. Elle interdit tout passage de « l’informal » au moderne. On le voit clairement dans le domaine de la confection. Les artisans tailleurs ne deviennent pas entrepreneurs de confection comme on en croise dans la zone franche de Madagascar, au Bangladesh ou au Vietnam. Ils n’ont pas et n’auront jamais les capitaux nécessaires ni les commanditaires européens ou américains sans lesquels cette industrie n’existerait pas. L’artisan tailleur produit et vend pour le local, les entreprises de confection le font pour l’étranger. Le secteur « informal » ne se déverse pas sur le secteur moderne. C’est le développement de ce dernier qui peut réduire le secteur « informal » en absorbant une partie de la main d’œuvre (et de la paysannerie).

Que peut-on en conclure pour l’aide au développement ? En premier lieu qu’il convient de considérer l’économie « informal » comme un secteur à part entière qui apporte une contribution importante à l’économie de ces pays. Il convient donc de renforcer ce secteur, notamment en renforçant son organisation à travers l’appui aux organismes consulaires comme cela s’est fait au début des années 2000 et en améliorant le niveau des compétences par des actions ciblées de formation professionnelle, y compris en milieu commerçant, le grand absent des projets d’appui. En second lieu, dans le domaine de l’éducation et de la formation professionnelle, le droit à l’éducation qui commande la poursuite de la scolarité au-delà du primaire doit être couplé, au niveau de la formation professionnelle, à une distinction nette entre celle visant à former des salariés, de l’ouvrier-employé à l’ingénieur et cadre, destinée au secteur moderne en étroite liaison avec les investisseurs, et celle qui vise à apporter et renforcer les compétences des patrons et des travailleurs, indépendamment de leur statut du secteur « informal ».

Cela implique que cette formation soit reconnue et promue à l’égale de celle pour le secteur moderne et non laissée au bon vouloir de l’appui des agences internationales de développement. Peu importe qu’elle soit gérée par le ministère de l’Éducation ou par un ministère spécifique, voire déléguée aux organismes consulaires, dès lors qu’elle est pleinement articulée avec le système éducatif et dispose des moyens permanents à la hauteur de la population de jeunes qui entrent dans la vie professionnelle via l’économie « informal ». Jeter un autre regard sur cette économie en reconnaissant sa spécificité et sa rationalité, c’est aussi jeter un regard différent sur l’emploi et la formation de ceux qui exercent leur activité dans l’économie « informal ».

A l’heure où le problème migratoire conduit les gouvernements européens à renforcer leur appui au développement des économies africaines, une réflexion nouvelle sur le développement des économies duales que sont celles-ci est plus urgente que jamais. La question majeure est de savoir comment construire une demande prévisible sans retomber dans le travers d’une politique néo-keynésienne d’une demande tirée par la dépense publique. La réponse alternative consiste à miser sur la création d’une « classe moyenne » qui dispose d’un revenu suffisant pour devenir un consommateur régulier. Mais un tel groupe social ne peut exister sans un secteur « moderne » conséquent, tiré par une industrie ouverte sur l’extérieur. C’est ce qu’a en partie réussi le Maroc de Mohammed VI, malgré de grandes inégalités, et moins bien la Tunisie. En résumé, l’Afrique doit marcher sur ces deux jambes : conforter son secteur « informal » et élever le niveau de compétences de ceux qui y travaillent, et, en même temps, faire émerger une économie moderne qui ne soit pas sous-développée comme aujourd’hui.

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