Le cas de SORI, une entreprise manufacturière de 38 salariés en Isère, permet de visualiser les conditions et étapes d’une transformation vers l’usine du futur à l’échelle d’une PME. Côté organisation du travail et compétences : Une organisation basée sur l’autonomie et la confiance, qui a nécessité un changement radical au Bureau d’études, le recrutement basé sur le savoir-être plutôt que sur les compétences techniques, et beaucoup de formation.
Une entreprise familiale chahutée
SORI est une entreprise familiale fondée en 1973, située à Tullins (Isère). Elle compte aujourd’hui 38 salariés (dont environ une dizaine d’emplois administratifs et commerciaux, le reste en production) pour un chiffre d’affaires de 6,2 millions d’euros qui a progressé de 50 % en 3 ans.
Jusqu’en 1985, il s’agissait d’une société d’outillage, spécialisée en mécanique (tournage, fraisage, ajustage), qui travaillait essentiellement pour des donneurs d’ordres fabricants d’outillage, tels qu’Allibert, Merlin Gerin ou Black & Decker. C’est pour ce dernier que l’entreprise imaginera des coffrets permettant de ranger les perceuses et les meuleuses.
Suite à une baisse d’activité de Black & Decker, SORI connaît de grandes difficultés et dépose le bilan en 1986, à peine quelques mois après qu’Hervé Valliet, le fils du fondateur, est entré dans l’entreprise. Hervé Valliet a fait un DUT de micro-électronique, et s’intéresse dès cette époque aux circuits numériques et à l’informatique industrielle. Il propose un plan de poursuite de l’activité, et un concordat d’apurement du passif est conclu jusqu’en 2004.
Hervé Valliet décide alors de s’orienter uniquement vers la tôlerie fine appliquée aux solutions de rangement pour les professionnels : coffrets, casiers, servantes d’ateliers, armoires de rangement d’outillage. L’entreprise s’organise autour de deux lignes de produits : des produits propres génériques sur catalogue (environ 300 références), et des produits labellisés pour le compte de grands fabricants d’outillage électroportatif. Les produits catalogue servent essentiellement les marchés des artisans du bâtiment et travaux publics, l’aménagement des véhicules utilitaires et les ateliers industriels. SORI conçoit en interne tous les produits qu’elle fabrique : « conçu chez SORI, fabriqué chez SORI », telle est la devise maison.
Une réponse à la concurrence chinoise : le voyage des servantes d’atelier
À partir des années 2000, Hervé Valliet constate qu’il lui faut impérativement baisser les prix de revient pour rester dans la course face à la concurrence chinoise. Le renchérissement de l’euro par rapport au dollar (entre 2004 et 2014) a considérablement impacté la compétitivité de ses produits. 80 % du marché européen a été pris par des produits chinois. D’ailleurs, la totalité des fabricants français de solutions de rangement ont disparu — ils étaient une trentaine en France en 1987. S’il parvient à baisser les prix de revient même en restant marginalement plus cher, il pourra alors invoquer d’autres arguments auprès des acheteurs des grandes surfaces d’outillage : la flexibilité, l’agilité et la rapidité, permettant aux acheteurs de moduler les commandes en fonction de la demande, la personnalisation des produits sur petites séries et le Made in France.
Le gros de la vente des accessoires d’outillage se fait sous la forme de promotions saisonnières, essentiellement à Noël. Pour une grande surface d’outillage en Europe, le cycle standard consiste à passer commande en mars à un fabricant chinois. Il faut donc définir à ce moment-là le type de servante d’atelier (5, 6, ou 7 tiroirs) et les couleurs qui seront commandées. En juillet, la commande a été fabriquée. Elle est préparée, mise en conteneur et expédiée pour une livraison en septembre en Europe chez le grossiste. Celui-ci répartit les produits pour une mise en place de la promotion dans les magasins autour du 15 novembre. Bien entendu, la prévision du nombre de servantes par type se révèle souvent fausse : par exemple, il ne se vend cette année-là que des servantes 7 tiroirs. Les autres produits doivent donc être soldés au 1er trimestre de l’année suivante pour reconstituer la trésorerie et repartir pour un nouveau cycle en mars.
En réponse à cette situation, l’argument de SORI consiste à dire : certes, je suis 3 % plus cher que la concurrence chinoise, mais grâce à mon système de production ultra-flexible à base de cellules de production automatisées et une conception des servantes qui permet de les assembler en 5, 6 ou 7 tiroirs à la fin du cycle de fabrication, je peux vous livrer des servantes customisées en une semaine ! Les fonctions les plus sensibles à ces arguments ne sont pas les acheteurs qui ont essentiellement des objectifs de prix, mais les directeurs logistique, financier et commercial de ses clients qu’Hervé Valliet va rencontrer pour valoriser cet atout.
Organisation de la production
Pour atteindre son objectif de baisse des prix et de production flexible, Hervé Valliet va engager un plan d’investissement massif (de l’ordre de 3,5 millions d’euros sur 3 ans) visant à introduire des systèmes numériques intelligents : automatisation et robotisation de la production, simulation et jumeau numérique. Si l’entreprise avait déjà mis en place un ERP performant et customisé (basé sur 4 D) et des machines à commande numérique « classiques », le virage vers l’industrie du futur a été pris en 2016, avec l’installation en trois ans de nouvelles machines à commande numérique complexes et de cinq robots à bras articulé (quatre sur cinq sont des robots encagés, un est un cobot). La production est organisée en cinq cellules : découpe laser de la tôle fine, pliage, soudage, peinture, assemblage.
Les cellules robotisées conçues par SORI sont très flexibles et permettent de faire des séries extrêmement courtes (40 pièces). Cependant, de nombreuses opérations restent encore manuelles (assemblage). Une réflexion a été menée sur les flux et les stocks intermédiaires, sans pour autant qu’on puisse affirmer qu’il s’agisse de « lean manufacturing ».
Les nouvelles machines sont aussi choisies en fonction de leur performance énergétique, ce qui a permis de faire baisser les consommations, et donc les coûts, en passant d’un système tout hydraulique à un système hybride hydraulique/actionneurs électriques avec récupération d’énergie qui consomme jusqu’à cinq fois moins.
Les prochaines étapes sont le remplacement des anciennes machines de pliage, ce qui permettra de réduire nettement le niveau sonore de l’atelier, et surtout la robotisation de l’ensemble de la chaîne de peinture. « Robotiser la peinture sur des petites pièces mobiles comme les nôtres est assez compliqué, mais nous sommes en train de résoudre le problème avec notre fournisseur de robot » explique Hervé Valliet.
Les nouvelles cellules de production sont conçues par un intégrateur sur la base d’un cahier des charges mis au point en collaboration entre le bureau d’études, la maintenance et les opérateurs. C’est le personnel qui propose des adaptations du robot ou de ses mouvements, qui seront pris en compte par le fournisseur (par exemple, un robot de micro-soudure capable de changer d’outillage sans intervention humaine).
Les cellules robotisées ont été entièrement numérisées pour créer un modèle 3D permettant de programmer les opérations à réaliser directement sur ce jumeau numérique de l’installation. Le programme ainsi réalisé est alors transféré sur le robot et testé en conditions réelles. L’ensemble de ce processus est ce que SORI appelle sa FAO (Fabrication Assistée par Ordinateur). Elle est entièrement réalisée et maîtrisée par les opérateurs. Ici, pas de fonction méthodes. Une personne au bureau d’études conçoit les nouveaux produits en coopération étroite avec les opérateurs, et les opérateurs réalisent les programmes de pilotage, surveillent et alimentent les machines, font le contrôle et l’assemblage.
Selon Hervé Valliet, la transformation numérique de la production a permis de renforcer la compétitivité (avec des baisses de prix de 5 à 20 % selon les produits) et la flexibilité de la production (petites et moyennes séries), d’améliorer les conditions de travail avec réduction des TMS et d’élever les compétences des salariés qui voient en conséquence leur rémunération s’améliorer.
Une histoire bien française : l’arrogance du bureau d’études
En 2010, le bureau d’études (BE) de SORI était encore composé de quatre personnes qui représentent les plus gros salaires de l’entreprise. Il est devenu un véritable bunker, un État dans l’État. Ses délais de développement sont de plus en plus longs, des problèmes de qualité sont constatés, et les différends avec la production se multiplient, dégradant l’ambiance et le fonctionnement général. Le BE refuse de se considérer comme un service support de la production : « Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec les bourricots que vous avez embauchés dans l’atelier ? » ; « C’est tout marqué sur les plans. Si tu sais pas lire les plans, c’est pas de ma faute ». Après avoir mis en place une démarche d’accompagnement pour faire évoluer les personnes au sein du bureau d’études, Hervé Valliet, ne constatant aucune amélioration au bout d’un an, prend la décision de licencier l’intégralité de l’équipe, et de reprendre en main le BE en 2012, avec un jeune de niveau licence formé en alternance. Stupéfaction des personnes du BE qui se croyaient intouchables et irremplaçables !
Cette expérience a été fondatrice pour Hervé Valliet : « Ce n’est plus le savoir-faire qui compte, mais le savoir-être ».
Une certaine conception de l’homme au travail
Chez SORI, la conception de l’entreprise s’inscrit dans une philosophie du collectif. Dès le milieu des années 2000, l’entreprise a supprimé la ligne hiérarchique (chef d’atelier), et favorisé l’autonomie et la responsabilisation des personnes. « Responsabiliser, c’est expliquer les problèmes. » Tous les salariés sont en râteau. Hervé Valliet décrit le fonctionnement de son entreprise comme tendant vers un « groupement d’artisans ». Tout le monde a accès à l’ERP, et les résultats de l’entreprise sont complètement transparents. La communication entre les personnes se fait de façon très informelle, les gens s’accordent spontanément et vont chercher l’information dont ils ont besoin, y compris dans le bureau du patron dont la porte est toujours ouverte et qui vit quasiment sur place. Tout le monde s’appelle par son prénom. Les salariés n’hésitent pas à poster sur les réseaux sociaux des petites vidéos de leurs réalisations. En principe, le personnel signe une charte informatique pour encadrer les usages, mais ce point n’a pas vraiment l’air de préoccuper le dirigeant : clairement, ici, la culture du secret n’est pas de mise.
L’investissement personnel du dirigeant dans l’entreprise vécue comme une famille (« c’est notre entreprise ») semble être une caractéristique marquante de SORI. Quasiment tous les bénéfices sont réinvestis dans le développement.
« Le CV, je m’en fiche complètement »
La majorité du personnel de production est composée de gens sans diplômes ou avec des diplômes sans rapport avec leur travail. La blague dans l’atelier, c’est « T’as quoi comme diplôme ? – J’ai un C.RA.P (c’est râpé) ! ». Ils et elles (6 femmes) ont entre 30 et 40 ans, avec une ancienneté moyenne de 10 à 20 ans. La logique de recrutement est basée essentiellement sur le potentiel et le talent. « De toute façon, il n’y a quasiment personne qui soit formé en tôlerie fine ni en peinture. Je recrute donc essentiellement sur les savoir-être. Chez eux, les gens savent faire plein de choses et c’est ça qui m’intéresse. Je regarde s’ils sont curieux, débrouillards, malins. Le CV, je m’en fiche complètement. » C’est ainsi qu’Hervé Valliet a recruté ces dernières années un ancien boulanger et un CAP boucherie. Les embauches sont faites sur les capacités : capacité à travailler en équipe, ouverture d’esprit, mais aussi capacité à apprendre. Pas de recours à l’intérim par principe, mais une grande ouverture à l’alternance.
La transformation numérique a cependant créé de l’angoisse chez le personnel de production. Le directeur a promis qu’ils allaient tous progresser ensemble. Aucun d’entre eux ne savait, par exemple, programmer des machines. La formation est devenue l’une des priorités de l’entreprise qui y a investi jusqu’à 100 000 euros, sur les trois dernières années, essentiellement en programmation machines pour une vingtaine d’opérateurs. Il s’agit de formations courtes (5 jours) menées chez les fournisseurs de solutions. Quand Hervé Valliet a commencé à parler de formation, les opérateurs « qui secouaient de la tôle » étaient très réticents ! Au démarrage, Hervé Valliet a dû transiger sur la durée de la formation et promettre des compensations. Aujourd’hui, 6 à 8 personnes de la production ont vraiment changé de job et maîtrisent la FAO. « Les mêmes bourricots que dénonçait le Bureau d’Études » fait-il remarquer. On peut ici observer ce que représente réellement la « montée en compétences ». Ces opérateurs naviguent entre la salle des ordinateurs où ils programment les machines et robots selon le type de production, et la cellule de production où ils surveillent le déroulement des opérations. À voir Jonathan ou Jean-Philippe penchés sur des images en 2D ou 3D des robots, on pourrait croire qu’ils jouent à un jeu vidéo. Ni l’un ni l’autre ne souhaiterait revenir en arrière, et ils affirment que le travail est devenu plus intéressant et nettement moins pénible.
L’attitude du bureau d’études à l’égard de la production a complètement changé. Il est placé au cœur de l’atelier, juste à côté de la salle des ordinateurs où les opérateurs programment les robots de fabrication. Il prend en compte, dès la conception, la façon dont le produit sera fabriqué en FAO : « Il vient nous voir, et nous consulte pour voir ce qui est vraiment réalisable » nous dit un opérateur.
Le télétravail est également devenu possible grâce à de nouveaux outils de « domotique industrielle » : l’opérateur peut se connecter à distance, de chez lui, et reprogrammer la cellule. Récemment, des caméras ont été installées dans l’atelier, de façon à ce que l’opérateur-programmeur puisse non seulement visualiser à distance l’écran de la commande numérique, mais également le comportement réel du robot pour interrompre les opérations et les reprogrammer si nécessaire.
Et l’emploi ?
Pour Hervé Valliet, le robot ne tue pas l’emploi. Il permet de retrouver de la compétitivité, ce qui engendre une augmentation du chiffre d’affaires, et permet la création de nouveaux emplois. SORI a créé cinq nouveaux emplois en deux ans, uniquement à la production, et prévoit d’en créer au moins cinq autres dans les deux ans qui viennent grâce à l’augmentation des volumes. À la question « jusqu’où voudriez-vous croître ? », Hervé Valliet répond que 50 personnes lui semblent être un palier, et ce point de vue semble partagé par le personnel. Au-delà, cela deviendrait un autre type d’entreprise.
Que retenir de l’exemple de SORI ?
Au-delà de l’aspect exemplaire de cette transformation avec pour objectif réduction de coûts et amélioration spectaculaire de l’agilité, et des développements technologiques associés, nous retiendrons pour notre étude centrée sur l’organisation du travail et la gestion des compétences :
En matière d’organisation du travail :
- Associer les personnels à l’introduction de technologies — mise au point du cahier des charges, choix de l’équipement, adaptation et réglage, révision du processus de production — permet d’optimiser l’outil et de faciliter son acceptation par les équipes.
- Lorsque l’autonomisation des personnes précède l’introduction des technologies, leur appropriation est plus aisée et plus efficace.
- L’autonomie résulte souvent de la volonté et de l’exemplarité du dirigeant qui fait un pari sur la confiance et apprend à lâcher prise.
- Réduire ou supprimer la hiérarchie intermédiaire permet d’évacuer le territoire de la décision, ce qui favorise l’autonomie des opérateurs.
- Le droit à l’erreur et la transparence sont des facteurs qui construisent la confiance.
- La prise en compte dès la conception de la manière dont sera fabriqué le produit est un facteur d’efficience. Elle met en cause la séparation « taylorienne » entre bureau d’études, méthodes et fabrication.
En matière de gestion des compétences :
- Adapter les compétences par la formation est un enjeu prioritaire. Ces formations peuvent être courtes et développées avec les fournisseurs de solutions.
- Il faut tenir compte du fait que la formation peut susciter des résistances chez les personnels de production, et les préparer en amont.
- Regarder le potentiel des personnes, les savoir-être et les capacités dont témoigne le hors CV permet d’ouvrir les sources de recrutement sur un marché des compétences tendu pour les emplois de production.
Ces quelques éléments dessinent un chemin de progrès permettant de concilier valorisation du travail humain, modernisation de l’outil de production et performance pour l’entreprise. C’est dans ce contexte que nous faisons la proposition développée dans notre étude, de ce que nous appelons le « design du travail ».
*Cet article est extrait de l’étude Organisation et compétences dans l’usine du futur, Chaire FIT2 de Mines ParisTech, La Fabrique de l’Industrie, à paraître le 3 octobre 2019 aux Presses des Mines. Voir l’article Metis du 3 septembre 2019, « L’usine du futur en France : dix tensions qui questionnent le travail«
François Pellerin : président du groupe de travail « Compétences et organisation du travail dans l’entreprise du futur » pour la chaire FIT2 de Mines ParisTech, ancien animateur du projet Usine du futur en Nouvelle-Aquitaine et ancien directeur de l’établissement de Bordes de Turboméca.
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