L’article de trois chercheuses de l’AFD (repris de The Conversation) mis en ligne par Metis le 23 juillet dernier a suscité des réactions : celle d’André Gauron puis celle d’Emmanuel Couvreur qui travaille avec la CFDT dans les pays d’Afrique subsaharienne en lien avec la Confédération Syndicale Internationale Afrique. Voici ses analyses.
A propos des « 5 Mythes à déconstruire sur l’économie informelle », je suis très interrogatif pour le moins par la teneur de tels propos qui tendent à banaliser voire à s’accommoder de l’économie informelle. Etant impliqué depuis plusieurs années sur ce sujet en Afrique subsaharienne, je suis bien conscient que cette réalité est complexe et mérite une analyse lucide et nuancée. Néanmoins, j’observe qu’un certain nombre d’économistes, notamment du FMI, s’emploient à démontrer que l’importance du secteur informel dans la contribution au PIB justifierait sa nécessité économique dans certains pays. Une telle démarche me paraît dangereuse et insidieuse quand on sait les dégâts et les conséquences humaines et sociales de cette accélération d’une croissance appauvrissante pour les populations.
La réalité actuelle de l’économie informelle
Faut-il rappeler que dans de nombreuses régions de la planète, l’informalité est la norme et non l’exception ? Elle recouvre des emplois ou des activités de production et de vente de biens et services pas régulés ou protégés par l’Etat. En moyenne dans le monde, cela représente plus de la moitié des emplois du secteur non agricole et en Afrique subsaharienne, ce taux atteint au moins 80%. Sur une population active de 450 millions, seuls 40 millions occupent un emploi formel en Afrique subsaharienne. La plupart des travailleurs de l’informel ne le font pas par choix, mais il s’agit pour la majorité d’une stratégie de survie, ne parvenant pas à trouver un emploi décent.
Qui sont ces travailleurs de l’informel ? Ce sont des vendeurs, des taxis motos/autos, des transporteurs, des mécaniciens, des vulcanisateurs (réparateurs de pneus), mais aussi des paysans provenant de l’agriculture/élevage/pêche/maraîchage, des coiffeurs, des tisserands/couturiers, des ferblantiers, des fabricants de mobiliers domestiques… Les jeunes et les femmes y sont surreprésentés, hors agriculture, 60% des travailleuses de l’Afrique subsaharienne sont dans l’informel. Ces travailleurs sont confrontés à des difficultés sans nom, du fait que ce sont souvent des activités extra-légales comme celles des vendeurs à la sauvette pourchassés constamment par la police pour emplacement illégal. Ceux-ci ont aussi des difficultés de financement et d’accès au crédit qui donne lieu aux « tontines » pour le microcrédit. C’est aussi le manque de ressources existantes, car il n’y a aucune action de l’Etat et les rares cas positifs au Bénin ont été ceux de travailleurs licenciés réinvestissant leurs indemnités de licenciement dans leur nouvelle activité.
Ce sont en fait des groupes très hétérogènes qu’on peut subdiviser en plusieurs catégories : une majorité de micro entrepreneurs, des travailleurs familiaux non rémunérés, des travailleurs journaliers ou occasionnels, des salariés y compris du secteur formel sans aucune protection liée à l’emploi ou encore des salariés dépendants de la sous-traitance sans aucun statut.
Les principales causes de l’informalité
« Une croissance appauvrissante » : c’est ainsi que l’économiste sénégalais Sy Cherif Saly qualifie les taux de croissance élevés du PIB de l’Afrique qui ces dernières années atteignent une moyenne de 5%. Ces taux de croissance élevés sont souvent portés par des secteurs qui ne créent pas d’emplois ou très peu parce que sans aucune valeur de transformation. Plus grave, dans les secteurs miniers, par exemple, la plus-value qui découle de la production est accaparée par quelques élites locales et des entreprises transnationales qui exploitent ces ressources. Dans les pays de la zone CFA, la plus value est créée avec des entreprises, filiales de sociétés mères basées à l’extérieur qui peuvent transférer sans limite tous leurs bénéfices comme le prévoyait « le pacte colonial ».
Ainsi, les taux de croissance dans ce type de pays, même élevés, se traduisent très souvent par une augmentation de la pauvreté ou par sa stagnation. Dans tous les cas, cette « croissance appauvrissante » se révèle incapable de sortir les populations de l’état de pauvreté, à un rythme aussi élevé que celui des taux de croissance qu’on y rencontre car elle n’est pas créatrice de valeur ajoutée et d’emplois formels. C’est ce qui s’appelle une croissance sans développement !
Une démographie très élevée : chaque année l’Afrique voit sa population active croître de 29 millions. En Afrique subsaharienne, la proportion de la population âgée de 10 à 24 ans atteint 32%, soit la plus élevée du monde. Ainsi au Burkina, 7 Burkinabés sur 10 ont moins de 30 ans et le nombre de jeunes de 15 à 24 ans doublera entre 2010 et 2030, passant de 3 à 6 millions ce qui ne sera pas sans créer une tension sur le marché du travail dans un pays où la population active est à 80% rurale. Sachant que 90 % des emplois se trouvent dans de petites entreprises familiales informelles ou dans l’agriculture vivrière, il y a peu de chances de trouver un emploi formel ouvrant droit à des prestations. Selon Alun Thomas, économiste au FMI, «on dit souvent que l’emploi salarié (travail rémunéré hors du secteur agricole) est l’objectif ultime de la politique de l’emploi, mais aussi que les entreprises familiales fourniront l’essentiel des nouveaux emplois».
Or cette région, dont le taux de fécondité est l’un des plus élevés du monde, a besoin que les entreprises créent bien plus d’emplois pour absorber la hausse rapide de la population active. Chacun sait que si la croissance démographique est supérieure au taux de croissance, le pays se retrouve en régression économique. Selon l’ONU, la population en âge de travailler aura plus que doublé en 2050.
Une diversification insuffisante de l’économie : la chute des cours des matières premières, principalement des minerais et du pétrole, a impacté très fortement les pays très dépendants de ces ressources provoquant un endettement et un déséquilibre budgétaire. Cette absence de diversification et de transformation des matières premières fragilise des économies qui ne génèrent pas de valeur ajoutée que ce soit dans l’agroalimentaire, la transformation du bois ou des minerais. La répartition équilibrée entre les secteurs primaires, secondaires et tertiaires garantit souvent l’implantation de petites et moyennes entreprises et des services. Cette diversification insuffisante est aussi souvent imputable à un déficit d’accès à l’électricité et à un réseau sous dimensionné, perturbé par des coupures récurrentes qui n’incitent pas à l’investissement dans de nouvelles activités.
Enfin ce déficit de développement n’est pas étranger à une politique financière des banques qui pratiquent des taux de crédit élevés. Ainsi au Tchad, une étude menée en 2013 par l’université de N’Djamena sur un échantillon de 315 TPE/PME a mis en évidence que 20% seulement avaient accès au crédit bancaire alors que cela a amélioré leur chiffre d’affaires dans 80% des cas. Un accroissement de 1% du crédit augmente le CA de 0,70% et les effectifs de 0,54%.
La mauvaise gouvernance : les principaux facteurs du développement de l’informel sont : la longueur et la complexité des procédures d’enregistrement, les défaillances du système judiciaire, la faiblesse des structures chargées du recouvrement et de la livraison des services d’appui aux petites entreprises, notamment celles du secteur informel. C’est aussi la capacité des grands acteurs influents à contourner les règles, souvent avec la complicité de l’État. D’un autre côté, ceux qui sont dans le formel sont tentés de migrer vers l’informel pour se soustraire au harcèlement fiscal. L’absence de coordination entre les services de l’Etat tels que les douanes et les impôts aggrave encore les défaillances publiques et le sentiment d’impunité face à la sous déclaration et à une évasion fiscale généralisées.
Les principales conséquences de l’informalité
Un taux moyen de pauvreté qui reste élevé : le rapport de suivi mondial 2015/16 publié par la Banque Mondiale évaluait le nombre actuel de personnes vivant dans une situation de pauvreté extrême en Afrique subsaharienne à 347 millions alors qu’on en recensait 284 millions en 1990. Ainsi le pourcentage d’Africains vivant dans la pauvreté diminue mais leur nombre augmente du fait de l’accroissement démographique. A titre d’exemples, le Sénégal qui connaît un taux de croissance de 5% accuse un taux de pauvreté de 46,7% (soit 6,3 millions), le Gabon qui regorge de richesses minérales et pétrolières voit plus d’1 habitant sur 3 vivre dans l’extrême pauvreté et la Côte d’Ivoire en plein essor économique avec une croissance de 7% en 2015 détient un taux de pauvreté de 47% alors que celui-ci était de 10% en 1985. L’éradication de l’extrême pauvreté en Afrique est le plus grand défi. Selon les prévisions, le continent pourrait concentrer plus de 80 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté à travers le monde d’ici 2030.
Un niveau de précarité extrême : la vulnérabilité, qui touche aussi bien les travailleurs que les chefs d’entreprise qui y opèrent, est visible à travers notamment : l’absence de protection juridique ou sociale, un revenu faible (inférieur à 2 dollars/jour) et irrégulier du fait d’une activité incertaine liée à un marché local limité, des emplois généralement instables, le recours aux mécanismes institutionnels informels marqués pourtant par l’exploitation. Dans des pays à forte population rurale tels que le Burkina, le Bénin ou le Mali, cette précarité devient dramatique en cas de dégradation des conditions climatiques et contribue fortement à l’exode rural ou à la migration économique.
Une accélération de l’urbanisation : de tous les continents, c’est désormais l’Afrique qui connait la plus forte croissance en matière d’urbanisation avec 5% à 7% de citadins en plus chaque année. 400 millions d’Africains vivent aujourd’hui en milieu urbain, soit 40% de la population et l’ONU-Habitat estime qu’ils seront 60% en 2050. Les villes africaines s’agrandissent tous les jours .L’exode rural des jeunes en constitue la principale cause. Les jeunes quittent le plus souvent les campagnes ou leurs villages pour plusieurs raisons, la pauvreté avec pour ambition de trouver un emploi, et l’espoir en ville d’améliorer leurs conditions de vie. Mais cette urbanisation n’est pas associée à un développement industriel ou économique suffisant, si bien que les nouveaux arrivants, souvent sans ressources, sont contraints de vivre dans des logements non adaptés, la plupart du temps totalement insalubres du fait du manque d’anticipation des pouvoirs publics.
Des risques d’instabilité et d’explosion sociale : des études récentes estiment que 60% des citadins de l’Afrique subsaharienne vivent aujourd’hui dans des bidonvilles et dans des quartiers spontanés. On comprend aisément que cette urbanisation à laquelle les gouvernements africains ne savent pas toujours faire face engendre des problèmes d’insalubrité, d’insécurité, de promiscuité, de chômage, de prostitution, de transport en commun, de pollution de l’air, d’accumulation de déchets, de délinquance, d’alimentation en eau et en électricité et d’assainissement, considérés comme un facteur important de risques d’instabilité et d’explosion sociale.
Une migration économique en augmentation : l’OCDE observe en 2016 une évolution significative des flux migratoires vers l’Europe en provenance de l’Afrique occidentale et notamment des réfugiés économiques au regard des réfugiés politiques. Une étude récente du Laboratoire Mixte International Movida basé à Dakar affirme néanmoins que 80% de la migration sur le continent est intra africaine. Toutes origines confondues, on comptabilise en 2015, 32 millions de migrants africains dans le monde soit 13,4% de la totalité des migrants et les migrants africains représentent 16,6% de la totalité des migrants dans l’Union Européenne. Ainsi au Sénégal, les jeunes, qui vivent difficilement du cumul de l’exercice de plusieurs activités dans l’économie informelle, sont fascinés par la réussite des migrants qui séjournent dans leur pays.
Une marginalisation du dialogue social : dans un pays où l’économie formelle pèse entre 5 et 10% de la réalité des emplois, il est facile d’imaginer que les instances paritaires et les partenaires sociaux représentatifs de la formalité ne peuvent bénéficier d’une grande légitimité, sachant que 90% des rapports économiques et sociaux leur échappent. Cette situation est d’autant plus paradoxale que l’économie informelle représente de fait entre 30 à 50% du PIB national sans être réellement représentée au sein des instances socioéconomiques. Même si aujourd’hui les syndicats réalisent de nombreuses actions dans l’accompagnement, la défense et l’organisation des travailleurs de l’informel pour l’amélioration de leurs droits et de leur protection sociale, le dialogue social se trouve de fait amputé d’une large majorité de travailleurs sans statut et non reconnus.
Ces quelques réflexions partagées avec des syndicalistes africains, ONG, acteurs de la micro-finance et gouvernements amènent à l’élaboration de pistes de travail favorisant la création de valeur ajoutée et donc d’emplois formels à travers la mise en place de filières de métiers, le développement d’emplois locaux sur des produits jusqu’ici importés à 100%, la transformation systématique des matières premières jusqu’ici exportées à l’état brut et l’organisation de marchés communs régionaux à moyen terme.
Pour en savoir plus :
- « Economie informelle : cinq mythes à déconstruire à travers le monde», Anda David, Cecilia Poggi et Claire Zanuso, 28 juillet 2019
- « La rationalité de l’économie « informal » », André Gauron, 2 septembre 2019
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