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L’application Mon compte Formation a été lancée le 21 novembre 2019 à grand renfort médiatique. Elle a fait la Une des chaînes d’information et a donné lieu à de multiples commentaires et essais tant du côté des journalistes spécialisés que des médias généralistes. On a mis en avant son côté novateur (une première mondiale ?), son intérêt en termes de facilité d’usage et finalement les critiques se sont plutôt concentrées sur son côté encore inachevé et provisoire. Mais nous avons relevé assez peu de commentaires interrogeant la dimension symbolique : un outil pivot pour la mise en œuvre de la loi sur « la liberté de choisir son avenir professionnel », promulguée en 2018.

Simplifier l’usage

On peut discuter de son côté totalement innovant (la question du compte personnel n’est pas nouvelle et les partenaires sociaux ont porté cette idée lors de la dernière décennie avec différentes formules), mais il y a effectivement une approche plus intégrée, centrée utilisateur, modifiant l’ensemble de la chaîne de service pour donner plus de lisibilité et d’opérationnalité au système. Les arguments sont finalement assez simples : la formation et son accès sont complexes et il faut en simplifier l’usage ; les personnes qui en auraient le plus besoin y ont faiblement accès ; le non-recours au droit est lié à la fois à cette complexité perçue (et réelle), mais également à nombre d’intermédiaires en position de formuler un avis voire une prescription ; l’achat d’une formation doit être aussi simple que celui d’un billet de train ; et la destination (quelle formation ?) sera éclairée à la fois par les recommandations d’utilisateurs et la qualité garantie par la nouvelle procédure.

Il s’agit de redonner du pouvoir d’agir à chacun considéré comme un client avisé en capacité d’exercer son libre arbitre et de faire des choix éclairés sur son avenir. À la puissance publique revient la responsabilité de proposer des ressources de formation (dont on peut garantir la qualité au regard de nouvelles normes) et des modalités d’accès simples et accessibles. Plus profondément, cette approche peut aussi se comprendre en référence aux travaux d’Amartya Sen sur la différence entre liberté formelle et liberté effective. Ce n’est pas parce que l’on a des droits qu’on les utilise (le non-recours au droit est encore très important en France). La liberté effective renvoie à la modalité de mobilisation de ce droit qui doit être simple et utilisable pour tous. Sur ce plan, la question du « pour tous » est reprise dans la plupart des cahiers des charges actuellement. La crainte en arrière-plan, c’est que la mobilisation de fonds importants dédiés à la formation ne touche pas les destinataires visés (les personnes les moins qualifiées). Une simple consultation de l’application nous éclaire sur le propos. On y fournit des informations sur les formations les plus demandées, les secteurs qui recrutent, les coûts, le lieu. On pourrait débattre sur ces contenus et apporter des nuances sur cette apparente simplicité. Nous proposons plutôt d’étudier la question de cette liberté de choix. Au fond, ce qui nous est proposé, c’est de permettre à chaque personne d’exercer un pouvoir d’agir pour aller vers ce qui a de la valeur pour elle. Alors, est-ce bien cela ?

Pouvoir d’agir ou pouvoir d’achat ?

Une analogie saute aux yeux : facilité d’accès, ressources certifiées, garantie de qualité et points de vue utilisateurs, achat facile… ce sont les leviers affichés par le commerce en ligne. Il ne manque plus que le « satisfait ou remboursé. Or, la question du bien-fondé de l’achat n’est pas la préoccupation du vendeur. C’est le problème de l’acheteur. Acheter une formation en ligne facilement, nul n’y perçoit d’inconvénients. Mais d’autres questions peuvent se poser. Est-ce que cette formation est une réponse pertinente dans la situation de la personne ? Pourrait-elle trouver des stratégies plus adéquates au regard de sa situation et de ses intentions ? N’y a-t-il pas d’autres solutions pour accéder à son objectif ? Or, répondre à cette question suppose de réinterroger un présupposé initial : la formation est la réponse pour développer de nouvelles compétences. Bien sûr, dans la plupart des cas. Mais d’autres modalités (le recrutement direct par exemple) sont aussi des hypothèses. Or, la plupart du temps, il n’y a pas de réponses générales applicables à toutes les situations. Une formation peut être de grande qualité, mais pas nécessaire. Baser tout un système sur la facilité d’accès et la qualité formelle ne garantit rien en termes de pertinence de choix. Il n’y a bien sûr pas de standard incontestable de pertinence. Mais il y a la nécessité pour chacun de connaître l’ensemble des options pour faire des choix éclairés. Or, il y a toujours à choisir entre plusieurs formations. Ou entre d’autres scénarios d’évolutions. Sur ce plan, le développement d’un conseil en évolution professionnelle au plus près des territoires et des personnes est une réponse possible à ces interrogations.

Liberté de choisir ou liberté de demander ?

Les lycéens confrontés aux affres de Parcoursup doivent trouver leur liberté de choix bien encadrée et sujette à variations. Or, il y a une évidence à rappeler : la liberté de choisir est évidemment encadrée. Elle est toujours contingente. Rien de nouveau à cela. On ne choisit que ce qui est finançable, éligible, enregistré. Mais cette liberté s’inscrit également dans un moment assez paradoxal. On voit déjà cohabiter plusieurs modalités d’accès. L’une relevant effectivement de choix individuels de personnes qui utilisent, selon leur choix, les ressources financières de leur compte. Mais la puissance publique va également mettre en avant des formations qui lui apparaissent porteuses d’avenir. On voit donc apparaître un processus hybride qui mixe choix individuels encadrés et volonté politique fléchant les formations perçues comme porteuses d’emplois. C’est très clair dans le nouveau dispositif démissionnaire dans lequel il faudra obtenir une attestation du caractère réel et sérieux du projet professionnel. Sérieux pour qui ? Au regard de quels critères ?

Quel que soit l’intérêt de ce dispositif (justement parce qu’il s’adresse à des personnes démissionnaires qui jusqu’à présent n’avaient pas de possibilités de mobiliser ces droits), les choix sont à la fois conditionnés à des critères définis par le financeur. On perçoit une dérive évidente : la personne privilégiera ce qui est faisable (finançable) et pas nécessairement ce à quoi elle tient le plus. Là encore, rien de bien nouveau. En somme, liberté de choisir son avenir professionnel sous conditions ? En fait, la personne émet des vœux et le système choisit ce qu’il finance. Les arbitrages sont donc permanents et peuvent desservir les personnes qui ne connaissent pas les rouages, les procédures et autres réseaux et chemins de traverse qui sont d’autant plus complexes à identifier que le système se renouvelle. Là encore, le CEP peut être un facilitateur pour permettre réellement à toutes les personnes d’accéder à leur droit et de faire des choix utiles à l’atteinte de leurs objectifs (et c’est une volonté politique affichée). 

Pouvoir d’agir individuel ? Collectif ?

Dans cette focalisation sur la liberté effective, largement inspirée des approches fondées sur le concept de capabilité, il s’agit donc de permettre à chaque personne d’accéder à un objectif qui a de la valeur pour elle (et pas nécessairement pour nous). Cela remet en débat une dialectique bien plus complexe entre singularité (la réalisation de soi dans un environnement facilitant) et développement collectif (relevant d’enjeux de politiques publiques à tous les échelons). La seule centration sur le projet individuel (condition de la réussite singulière) fait disparaître du débat ce qui est au cœur des approches du développement du pouvoir d’agir (et plus largement des travaux issus de l’empowerment) : la dimension communautaire et coopérative. Comme si l’empowerment version libérale n’avait retenu que la dimension individuelle, parfois réduite à la capacité à lever les obstacles sur sa route, à s’émanciper des limitations, dans une vision quasi héroïque. Ce serait la volonté et le talent qui feraient la différence.

On peut regarder cette évolution de façon radicale : comme un instrument néo-libéral qui se saisit du discours émancipateur et des concepts de pouvoir d’agir pour reporter la responsabilité collective sur le libre arbitre et le talent de l’individu. Cette vision réductrice, poussée à son extrême, peut amener à des approches très élitistes et donc paradoxales vis-à-vis des intentions initiales. Et réduire le pouvoir d’agir à une incantation consensuelle. Chacun, en fonction de son talent, son agilité, pourrait utiliser ce pouvoir comme bon lui semble ! La puissance publique se contentant de mettre à disposition les ressources (CPF par exemple). Or, dans le développement du pouvoir d’agir, il y a aussi et centralement, une dimension communautaire et contextuelle.

Chaque personne vit dans un environnement, un territoire. Nous ne sommes pas des nomades, adaptables au gré des vents et des changements. Nous sommes aussi des êtres de partage et nos projets individuels, quelles que soient l’importance qu’on leur accorde et l’énergie qu’ils nous procurent, ont également besoin de s’inscrire dans une communauté de destins. Il peut y avoir un réductionnisme facile à penser l’individu comme un startupper agile, responsable de sa propre vie, qui avance au gré des marchés porteurs. Et cette préoccupation pour le coopératif apparaît également dans le champ de la formation : cahier des charges 100 % inclusion, garantie-jeunes, appel à manifestation d’intérêt sur les tiers-lieux, multiples expériences de Fab Lab partout dans le monde, développement de projets de territoires apprenants, de villes apprenantes. Autour de nous, un certain nombre d’acteurs déploient des approches coopératives au service du bien commun qui donnent des résultats étonnants en termes de mobilisation, tant individuelle que collective.

Par ailleurs, des études de terrain nous ont amenés à certains constats : pour des personnes en situation de vulnérabilité, chercher un projet porteur peut vite devenir contre-productif et anxiogène. La pression générée par la question « Qu’est-ce que tu veux faire ? » accroît la responsabilité sur les choix individuels. De ce que je décide dépendrait mon avenir ? Or, ce n’est pas si simple. Face à cette injonction, le public lui-même cherche des modes plus éphémères, coopératifs, ouverts, inspirants : il a recours à ses pairs, pour trouver des idées, sortir de la tétanisation, s’affranchir sans renoncer. L’intérêt de cette approche coopérative, c’est qu’elle agit plus discrètement, moins directement. Elle s’intéresse d’abord aux conditions d’émergence de projets individuels dans des contextes facilitants et soutenants. Un tiers-lieu peut être cet espace, mais également un forum itinérant ou tout évènement ou espace territorial construit par les professionnels, les institutions et le public lui-même. Chacun pouvant apporter sa contribution pour éviter que dans un système prônant la liberté, le collectif en soit réduit à une addition de personnes travaillant à leur propre compte. La philosophe Cynthia Fleury dans une interview récente aux Échos affirme : « L’univers est hyperconcurrentiel. La réussite est devenue à la fois plus difficile, mais plus visible, de l’ordre de l’injonction personnelle et sociale, chacun voulant “réussir” et s’accusant ou se faisant victime si cela ne se concrétise pas ». Et elle poursuit : « L’injonction à la réussite provoque une aliénation sociale et psychique assez forte. »

Et demain ?

Alors, ce développement du pouvoir collectif, il se fonde sur quoi ? Il se décline comment ? Il naît d’abord dans des espaces de délibération collectifs où la question des choix individuels et des enjeux collectifs se discute. Puis-je conduire ma vie par la seule préoccupation de ma réussite ? Il suppose ensuite le partage de ressources ce qui suppose des espaces pour le faire et des médiateurs pour le faciliter : médiateurs qui peuvent être des pairs. Là encore, sur certains territoires dits apprenants, on imagine et construit de véritables ingénieries des contextes, pour que le lieu soit accessible à tous et les ressources mobilisables par tous. Cela suppose également des modalités d’entraide. L’autre n’est pas un rival : il peut m’aider et me soutenir. Tout cela n’est bien sûr pas nouveau. Mais le développement du numérique peut potentialiser des approches déjà connues et surtout permettre un accès facilité pour tous.

À travers ces différents éléments, on perçoit bien que les intentions politiques relatives à la formation sont fondées sur des constats objectifs incontestables et sur des enjeux consensuels : faciliter l’accès au droit pour tous. Mais on voit également que l’intention de simplification n’est opérationnellement guère possible. Dès que le fléchage financier conditionne l’accès, que les acteurs se multiplient, alors le système se complexifie. Cela soulève plusieurs questions et génère des risques non négligeables. Que la simplification de l’accès au droit (facilité d’achat) ne permette par une interrogation sur la pertinence de l’achat (est-ce la bonne solution ?). Que l’analyse de cette pertinence soit difficile pour les personnes qui ne maîtrisent ni les codes, ni les réseaux, ni les acronymes ; que la focalisation sur les projets individuels génère du séparatisme (selon la formule empruntée à Renaud Sainsaulieu) où chacun cherche à optimiser sa position en se déliant d’un collectif d’appartenance. Ce collectif il est nécessaire et mobilisateur même s’il peut sembler lourd : territoire, entreprise…

Nous avons sans doute aussi besoin de percevoir que notre projet peut, d’une façon ou d’une autre, contribuer au bien commun : se sentir appartenir pour faire œuvre commune. Car le séparatisme risque de conduire chacun à une obligation de réussir et de progresser. Up or out disent les Anglo-Saxons. Tu progresses ou tu sors. C’est donc bien de conciliation dont il s’agit : trouver les moyens de tisser des destins individuels professionnels dans une société qui en facilite l’émergence. Dans ce moment d’incertitude et de défiance, le pouvoir d’agir individuel peut s’exercer pour chacun d’entre nous d’autant mieux qu’il s’inscrit dans une communauté qui pense qu’elle peut agir sur son propre avenir. Au service de tous.

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