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Qu’est-ce que l’Europe ? Depuis le début de la crise sanitaire et face à la crise économique, on la sent « agissante ». Ceux qui s’y opposaient fortement (extrême-droite et très à gauche) sont devenus beaucoup plus modérés dans leurs critiques. Il est intéressant d’essayer de comprendre et qualifier la « construction européenne », processus en partie conscient et  en partie ignorant de lui-même.

Le sommet européen le plus long de l’histoire est-il historique ? La réponse est oui. Non pas tant par son résultat comptable. Le plan de relance est un budget extraordinaire d’un montant de 750 milliards d’euros à dépenser en trois ou quatre années. C’est une augmentation de 50 % environ du budget ordinaire qui est d’un peu plus de 1 000 milliards d’euros tous les sept ans. Ce budget extraordinaire est censé être un financement « one shot » non reconductible. Apprécié dans la moyenne durée, ce plan de relance sera donc marginal quant à son montant.

Sous cet angle, il est moins historique que les fameux paquets Delors I et II. Décidés lors du Conseil européen de Fontainebleau de juin 1984, en même temps que la nomination de Jacques Delors à la Commission, à qui il revint de les ficeler pour mise en œuvre, les paquets désignent la réforme du budget européen ordinaire : il s’est agi de prendre acte du doublement des dépenses entre 1980 et 1987, d’inventer une nouvelle politique de développement et de croissance à destination des territoires relativement moins développés, et de pérenniser une augmentation structurelle des recettes correspondant à ce doublement des dépenses.

Le « plan de relance » est historique car avec lui l’Europe est en train de devenir un État. En effet, il sera financé par une dette européenne. Une entité territoriale qui émet des bons du Trésor pour financer une dette en propre, ça s’appelle un État.

Ce qui rend le plan de relance historique

On parle à juste titre de ce plan européen de 750 milliards d’euros ; il convient de l’analyser en tenant compte des plans de relance nationaux adoptés face à la Covid-19 : leur total, colossal, s’élève à 2 300 milliards. Ils ne sont possibles qu’en raison de la garantie de la Banque centrale européenne et de sa crédibilité mondiale. C’est en particulier vrai pour la France, l’Espagne et l’Italie. S’il n’y avait pas de BCE, il n’y aurait pas de plans nationaux ni de plan européen.

Résumons. Banque centrale, plus dette, plus bons du Trésor : ce sont les attributs d’un État. D’un coup, on réalise que l’État européen existe – et qu’il existe non pas en substitution, mais en plus des États membres qui sont des États-nations membres de l’Union européenne.

En effet, si l’Union européenne est maintenant un État, il ne s’agit pas d’un super-État qui se substitue aux 27 États membres qui le composent, mais bien d’un État qui les inclut. On pourrait dire que l’UE, c’est toujours 28 : les 27 pris séparément et les 27 tous ensemble qui font 1. Finalement, l’État européen se comprend avec la célèbre maxime des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas : un pour tous et tous pour un. D’autant qu’il y a fort à parier que la Commission, le Parlement européen et les États membres s’en serviront pour défendre une nouvelle manière de concevoir le budget européen en général et modifier les modalités de financement de l’UE. Ce ne serait pas la première fois qu’une mesure politique au départ exceptionnelle se pérennise.

Une nation, non ; une société, oui

Les commentateurs soulignent à juste titre que certains des pays les plus prospères de l’UE se sont signalés par leur réticence à se montrer solidaires des pays les plus touchés par l’épidémie de Covid-19. Il s’agit des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark, de la Suède et de la Finlande. C’est exact. On remarque que pour prix de leur adhésion au plan de relance, ils ont demandé une réduction de leur contribution au budget ordinaire de l’UE pour les sept prochaines années (un peu plus de 1 000 milliards d’euros), et que certaines lignes de ce dernier ont été amputées (comme le Fonds européen de défense ou Erasmus mundus). C’est exact aussi.

Toutefois, il convient de regarder l’ensemble du tableau et de le mettre en perspective dans la durée moyenne et longue. En Suède, qui fait partie des pays les plus touchés au regard du nombre de décès par habitant, la position du gouvernement suédois est fondée non sur l’absence de solidarité, mais sur une certaine vision des politiques publiques fondée sur la flexisécurité du marché du travail et la responsabilité individuelle d’une part, le refus de l’assistance couplé avec un État-providence fort d’autre part. Les Pays-Bas, pour leur part, sont un pays qui pratique le dumping fiscal et où l’endettement public est faible, mais l’endettement privé, en particulier l’endettement des ménages, est tellement haut qu’il fait d’eux l’un des États les plus endettés du monde. Chaque pays européen arrive toujours à se voir plus vertueux que ses voisins et partenaires. Il y a donc débat, avec sa majorité et sa minorité, comme dans toute enceinte délibérative.

Mais, au total, il y a accord de tous sur cette étape historique. Cela veut dire qu’aujourd’hui, si les Européens, dans leur ensemble, sont toujours des sociétés riches et prospères à l’échelle du monde au XXIe siècle, ils le sont relativement de moins en moins, surtout si on les compare aux Japonais ou aux Chinois, par exemple, ou même progressivement à l’Inde, et sans doute demain à l’Indonésie. Pour essayer de continuer à rester riches et prospères dans un monde qui a beaucoup changé, les Européens, qui sont très interdépendants les uns des autres économiquement, socialement et en termes de valeurs, doivent devenir un État à l’échelle européenne aussi. C’est ce qui est en train de se passer.

En effet, les Européens ne forment pas une nation. Ils forment une société. Dans son ensemble, et à l’échelle de l’espace mondial, cette société se considère comme un territoire habitable (soucieux du lien avec la nature et la planète) qui promeut son mode de vie et son lien social singulier. La combinaison de la sortie du religieux, de la sécularisation, de l’intolérance à la peine de mort et à l’interdiction de l’IVG, de l’attachement au pluralisme, à la paix civile et à la pacification, à l’État-providence comme à l’autonomie et à la liberté de l’individu en est une bonne illustration.

Ainsi, la notion de société souligne la spécificité de l’Europe. Les Européens construisent depuis quelques décennies à peine un État qui correspond à cette société : depuis sept décennies, les gouvernements nationaux se sont formidablement civilisés en bâtissant cet État européen. Le plan de relance est un jalon décisif de cet avènement historique qui se fait sans tapage ni fureur, à bas bruit, depuis un demi-siècle.

Mutualisation de la souveraineté et du territoire

Cet avènement de l’État européen s’inscrit dans l’histoire de l’État en Europe, qui s’étend sur plus de dix siècles. Cette histoire inclut de nombreuses formes prises par l’État, et une pluralité d’États dont chacun possède sa propre singularité, aussi spécifiques et différents que, par exemple, le Saint-Empire romain germanique, la République de Venise, le Royaume polono-lituanien, le Portugal ou les Provinces-Unies.

On pourrait qualifier d’« État baroque » la jeune UE. Le baroque, grand mouvement artistique européen, s’oppose au classicisme par le contournement des règles et la subversion des formes, le mélange des genres et le recours à l’exception. C’est le cas de l’UE, qui échappe à la classification traditionnelle des systèmes politiques comme des entités territoriales étatiques, et se distingue par sa stimulante singularité.

À partir de cultures étatiques héritées d’une histoire longue et d’une géographie politique morcelée, les Européens contemporains inventent la mutualisation de la souveraineté et la mutualisation du territoire. L’accord des chefs d’État et de gouvernement devra être voté par les 27 Parlements nationaux – eux-mêmes en réseau avec le Parlement européen et les Parlements d’États locaux à l’image des communautés belges ou espagnoles et des Länder allemands. Cette mutualisation est démocratique : à rebours des empires et des conquêtes royales puis nationales des deux millénaires écoulés, elle est délibérée, volontaire et négociée. Les Européens ne forment pas une nation, mais une société. Ils construisent depuis quelques décennies à peine un État qui correspond à celle-ci, pluraliste, inédit et tourné vers le futur.

Article initialement publié sur le site The Conversation le 26 juillet 2020.

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