Le vieillissement de la population impose d’organiser la vie au domicile d’une forte proportion de gens « âgés » devenus plus ou moins dépendants, avec l’appui, l’assistance et le travail des « employés à domicile ». Paul Santelmann décrit les obstacles et les défauts des réseaux professionnels actuellement en place.
L’ampleur du vieillissement de la population rend illusoire l’hypothèse d’un développement illimité des établissements d’accueil (EHPAD) des personnes âgées. La pandémie du Covid a d’ailleurs illustré les limites de la concentration de personnes fragilisées dans un univers clos et soumis à des règles de vie semi-carcérales parfois proches de la maltraitance. Les mauvaises conditions de travail et de salaires des personnels concernés ont montré également les limites du postulat d’un professionnalisme lié à la notion d’établissement, supposée favoriser un collectif de travail efficient.
L’alternative demeure le maintien à domicile d’une grande partie de la population âgée, mais qui ne s’imposera qu’à la condition d’un allégement des contraintes familiales générées par une telle option. L’émergence d’un réseau professionnel de l’assistance à domicile est donc la perspective sociale et solidaire la plus adaptée à cette situation. Cette évolution est déjà en œuvre depuis longtemps, mais souffre de nombreux défauts insuffisamment pris en compte par des politiques publiques marquées par de nombreuses représentations rétrogrades.
Un secteur disparate
Ce secteur est caractérisé par une extraordinaire hétérogénéité en termes de personnes concernées, d’activités, d’acteurs, de modèles économiques, de conceptions qui traduit l’absence d’une « doctrine » de l’action publique qui hésite depuis les années 60 (1) entre l’encadrement institutionnel et la « privatisation » des prestations à l’aune de leurs conséquences budgétaires et financières. La tentation de « responsabiliser » les familles sur la prise en charge « à domicile » des personnes âgées a généré une économie servicielle à géométrie variable, car : « L’un des principaux arguments avancés pour défendre ce type de dispositif est celui du libre choix pour les familles, que faciliterait le recours au cash. Il revient en effet à l’usager — la personne âgée et/ou sa famille — de choisir les intervenants, professionnels ou non, publics ou privés, formels ou informels, qui viendront au domicile de la personne âgée apporter l’aide nécessaire à son quotidien. » (2)
Certes la libre décision des familles quant à l’aide directe à apporter aux anciens est une donnée incontournable du problème, mais le recours à des prestations externes relève d’une régulation sociale et collective, ne serait-ce qu’en lien avec le statut des prestataires, mais aussi au regard des dérives constatées en matière de personnel « domestique » non déclaré ou relevant de rapports de subordination iniques.
Or l’hésitation politique à construire un véritable secteur d’activité fondé sur la reconnaissance objectivée des compétences mobilisées dans l’assistance à domicile tient dans la persistance de leur dévaluation. L’assignation des activités du care dans la sphère, déjà illégitime, des emplois « non qualifiés » entretient une stigmatisation indécente des femmes concernées qui représentent la très grande majorité des emplois concernés. De nombreux travaux (3) ont fait état de cette situation qui traduit l’obsolescence du contrat social qui détermine la hiérarchie des qualifications et l’échelle des salaires avec comme conséquence des pénuries de main-d’œuvre qualifiée, du déclassement et une ethnicisation d’une partie de ces emplois. Cette main-d’œuvre est elle-même issue des classes populaires en milieu rural ou semi-rural et souvent ethnicisée dans les grandes agglomérations et leurs banlieues.
Combien d’emplois du Care ?
Les aides à domicile, les employés de maison et les assistantes maternelles représentent aujourd’hui près de 1,3 million d’emplois exclusivement féminins (97 à 99 %). Les aides à domicile sont globalement peu diplômés : 44 % ne disposent d’aucun diplôme et 38 % sont diplômés d’un CAP ou d’un BEP. À ce groupe s’ajoutent les 600 000 aides-soignants qui délivrent aux patients hospitalisés ou résidents en EHPAD l’ensemble des soins à caractère non médical. Les aides-puéricultrices qui travaillent en crèche sont comprises dans cette catégorie, ainsi que les aides de professions médicales et paramédicales. Ces professions sont en partie réglementées par le Code de la santé publique. Ce métier demeure extrêmement féminisé, avec neuf emplois sur dix occupés par des femmes.
Des emplois « non qualifiés » ?
Sans entrer dans le détail, il y a un consensus pour estimer que le faible niveau de qualification d’une activité professionnelle tient à son caractère élémentaire, prescrit et répétitif et à la stabilité de son environnement. L’aide à domicile est très loin d’un tel modèle et recouvre un large spectre de « micro-activités » (d’où une certaine invisibilité) techniques, procédurales, de gestion d’imprévus, d’interactions avec chaque « client » dont les besoins, les attentes et les habitudes sont particuliers. L’élargissement de son champ d’intervention (assistance domestique, bricolage, jardinage, petites réparations, soins esthétiques, assistance numérique, etc.) oblige à des réflexions sur la polyvalence des intervenants à domicile, sur la planification des activités, sur la prise en compte de la multi-activité de nombreux salariés qui cumulent des temps partiels dans plusieurs entités et/ou plusieurs clients (gré à gré). Ces emplois résultent de la transformation et de la professionnalisation d’activités domestiques, le plus souvent exercées par des femmes, et leur complexité est gommée par une forme de naturalisation et de banalisation.
Une enquête de la DARES (4) sur les salariés du nettoyage (dont 44 % interviennent chez des particuliers) souligne que ces salariés : « bénéficient toutefois d’une relative autonomie comparativement aux autres salariés non qualifiés. Ainsi, en 2016, 72 % des salariés du nettoyage déclarent toujours ou souvent travailler seuls, contre 59 % des non-qualifiés et 55 % de l’ensemble des salariés. Ils ont moins de marges de manœuvre que l’ensemble des salariés, mais en ont davantage que les non-qualifiés ». La même enquête souligne que 42 % des salariés du nettoyage expriment la satisfaction d’accomplir leur travail et qu’ils sont même 51 % parmi les aides à domicile à éprouver ce sentiment. Plus globalement, 78 % des salariés du nettoyage éprouvent la fierté du travail bien fait et le sentiment de son utilité prouvant qu’on est loin d’un sentiment d’inutilité sociale des salariés.
Dans une contribution de 2010 (5), nous faisions ce constat toujours d’actualité : « Actuellement, la majorité des emplois de ce secteur (services à la personne) est tenue par les personnes peu qualifiées ; toutefois, à l’avenir, la concurrence entre les différents segments de l’aide aux personnes peut faire craindre l’accroissement des difficultés de recrutement pour l’aide à domicile, au bénéfice du travail en établissement ou en structure hospitalière. La disparition probable du vivier traditionnel de recrutement des emplois d’aides à domicile, sous l’effet de l’augmentation de la part des femmes titulaires d’un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat (entre 1995 et 2015), aura un impact négatif sur l’attractivité de ces métiers. Ils risquent d’être difficiles à pourvoir en dehors d’un recours à l’immigration ou au déclassement, qui est souvent un obstacle à la professionnalisation (volatilité des personnels déqualifiés). Des comportements de fuite vers d’autres secteurs sont également prévisibles » (6).
La nature de l’aide à domicile interroge également la façon dont a été appréhendée sa tarification sur la base d’une prestation individuelle calculée en « heures de soin » et non comme un système collectif intégrant des coûts d’organisation, d’encadrement, de back office, de coordination avec les autres organismes ou institutions intervenants. Car toutes ces règles de travail deviennent complexes quand il s’agit d’intervenir auprès de plusieurs personnes souvent « diminuées », mais dont il faut entretenir l’autonomie et de contextes d’intervention différents tout en respectant des standards et des principes éthiques et d’efficacité. Tout cela suppose un système collectif de travail qui ne peut être réduit à des prestations singulières.
Pour assurer la solvabilisation de la demande de soins et d’aides, les activités de « soins à domicile » — en particulier pour les personnes âgées, sont organisées selon un mélange d’initiatives et de financements individuels (par les personnes, les familles…) et de financements publics, en particulier au travers des Conseils départementaux et dans certains cas de l’Assurance maladie. Mais les financeurs ne sont pas les employeurs et les employeurs (surtout lorsque ce sont des associations) sont peu organisés, faiblement encadrés et insuffisamment en lien avec les activités de soin en établissement. On peine à déterminer de qui les personnes exerçant ces métiers du care reçoivent des « prescriptions » : leur employeur (CCAS des collectivités locales, association, entreprise privée), les assistantes sociales du Département qui définissent les « paniers de soins » ou les « clients » finaux destinataires des soins, ou leurs familles qui ne manquent pas de s’en mêler !
Cette confusion contribue à en faire un continent professionnel mal connu au moment même où on l’estime indispensable
Professionnaliser un secteur et offrir des perspectives professionnelles
La réticence à opter pour une montée en qualification et en salaire du secteur se maintient malgré les discours institutionnels sur l’approche du travail par les compétences. L’atonie du dialogue social dans ce secteur, très peu syndiqué et atomisé, n’a d’égale que l’indétermination des pouvoirs publics à définir un « pilote » institutionnel capable d’embrasser et de définir l’identité professionnelle d’un secteur fortement marqué par une multiplicité d’activités et de tâches favorisant les pluri-compétences.
La professionnalisation du secteur ne s’entend donc pas uniquement pour les seuls intervenants à domicile, mais bien pour l’ensemble des salariés contribuant à la réalisation de l’activité. Il s’agit, tout à la fois, de professionnaliser les activités exercées au domicile et celles qui y sont connexes, comme la coordination des intervenants et l’interface avec les familles et les acteurs institutionnels (voir dans Metis : « Sur le terrain : La main de Jeanne », janvier 2022).
Par ailleurs, les emplois du care sont marqués par une quasi-absence de processus promotionnels ou d’évolution professionnelle faute d’organisations qualifiantes, mais aussi d’un système de certification professionnelle adapté aux actifs du bas de l’échelle sociale. Ainsi le système de validation relatif aux qualifications intermédiaires s’est essentiellement construit dans le champ de la formation initiale (BTS, DUT) selon des critères inappropriés pour accompagner une montée en compétences de nombreux salariés en cours de vie active (7). Le ministère du Travail, pourtant porteur d’un système de validation spécifique dédié aux adultes, ne s’est jamais emparé de l’accompagnement d’une politique de montée en qualification des moins qualifiés de ce secteur en combinant les démarches de VAE et des apports formatifs, voire en contribuant au volet certifiant des AFEST qui pourrait s’avérer une démarche pertinente dans le champ de l’aide à domicile.
Il est bien temps qu’on sorte des discours compassionnels à l’égard des travailleurs du care…
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