Cassandre, l’héroïne du film Rien à foutre, incarne le travail pris sur le vif, en situation réelle, d’une jeune hôtesse de l’air récemment embauchée dans une compagnie low cost. Elle est encore en apprentissage d’un « métier de rêve/de merde », selon le regard que l’on porte dessus. Yves Baunay est un des animateurs de l’Institut de recherche de la FSU, de l’association Travail et Politique, des Ateliers Travail et Démocratie… qui l’aident à « transformer son regard sur le travail et sur le monde ». Il analyse le film.
Le travail réel
Comme le font les ergonomes, la réalisatrice Julie Lacoustre et l’actrice principale, Adèle Exarchopoulos, nous font naviguer entre les prescriptions qu’on enseigne aux jeunes recrues et ce qu’elles en font en situation réelle, quand elles sont dans le ciel. En formation, elles apprennent à sourire. En fait à refouler leurs émotions dont il ne doit rester aucune trace sur leur visage, dans leurs gestes, dans leur corps, dans leurs paroles. Un travail scientifique, systématique, de déshumanisation doit les transformer pour qu’elles soient « à la hauteur » de leur tâche. Elles ne sont pas là pour prendre soin des voyageur(euse)s, les rassurer quand ils ou elles sont angoissé(e)s par le vide qui les sépare de la terre. On leur fait comprendre qu’elles sont là pour faire du chiffre, réaliser le maximum de ventes de boissons et de parfums, opérations commerciales sur lesquelles la compagnie fait une part importante de ses marges. Elles sont évaluées dans leur travail sur le chiffre d’affaires qu’elles réalisent. Leur emploi et leur progression de carrière en dépendent directement.
Mais comment, dans le réel des situations, incarner concrètement ces injonctions, cette indifférence au monde et aux gens qu’elles côtoient, qu’elles servent ? Comment ignorer leurs attentes, leurs sollicitations ? Peut-on faire comme si on n’en avait «rien à foutre» comme le dit le titre du film, ou proclamer crânement «rien à foutre» comme les enfants disent «même pas mal» quand tout prouve tout le contraire ?
Le ressort dramatique du film repose sur ce travail de renormalisation (selon les termes de l’ergologie) que déploient les « personnels navigants » pour déconstruire ce métier de rêve et les anticipations managériales qui vont avec, pour se blinder, tenir le coup et laisser leurs émotions sur terre ou en soute. C’est ce re-travail des normes et valeurs contenues explicitement ou non dans les injonctions, ce travail de contournement ou de transgression des normes enseignées, que le film nous donne à voir, à comprendre et à méditer, sans porter de jugement. En essayant seulement de comprendre ce qu’elles vivent.
Ainsi, Cassandre, doit répondre à la sollicitation d’une passagère dont elle avait écouté l’histoire et le drame qu’elle vivait. Transgressant toutes les prescriptions, elle lui sert une bouteille de vin en prenant sur ses deniers. Elle sera sanctionnée pour ça. Il n’existe pas de procédure prévue par la compagnie pour faire face à une telle situation de détresse d’une passagère. Une confirmation de ce que l’ergologie met en évidence : les anticipations des situations réelles de travail laissent toujours des zones imprévisibles et non anticipables. Mais le travail réel ne peut pas les ignorer : il doit inventer des solutions pour éviter les crises et faire tenir le travail coûte que coûte. Mais à quel prix !
Un travail d’enquête
Lors d’un débat organisé dans un cinéma Art et Essai près de chez moi, j’ai pu échanger après la projection du film avec Julie Lacoustre. J’ai évoqué une petite scène qui m’a touché : des syndicalistes hommes organisent un piquet de grève pour protester contre les conditions de travail infernales et pour faire respecter les droits des travailleur(euse)s par la compagnie. Ils dialoguent avec un petit groupe d’hôtesses allant embarquer. Un dialogue de sourds. Je le ressens douloureusement et je le dis à la réalisatrice : le drame du syndicalisme aujourd’hui se joue dans cette scène symbolique. D’un côté des militants animés d’intentions, de normes, de valeurs émancipatrices qui déploient une activité de care envers ces femmes exploitées, mal traitées, isolées… D’un autre côté, des travailleuses qui ne les comprennent pas, qui vivent dans un autre monde où elles luttent, seules ou presque. Au syndicaliste qui lui parle d’avenir, de respect des droits, de dignité… Cassandre répond, en partant à son travail : « Je ne sais pas si je serai vivante demain ». Vivre décemment ou se contenter de survivre, tel est l’enjeu des drames qui se nouent dans l’activité réelle ordinaire du travail. Ces drames qui sont soigneusement mis en invisibilité, et pourtant bien réels.
La réalisatrice a réagi longuement en me faisant encore mieux comprendre le travail de toute l’équipe qu’elle a animé avec le co-réalisateur Emmanuel Marre, pour attraper le travail réel de ces jeunes hôtesses contraintes et dominées par les normes et les valeurs commerciales exclusives des compagnies low cost. L’équipe a mené une enquête. Elle a fait humblement son apprentissage auprès des protagonistes du travail réel. Qu’est-ce qui empêche les syndicalistes de réaliser le même apprentissage ? À la réflexion et en écoutant la réalisatrice, je considère que ces mois de conception et de tournage ont constitué une expérience de débats, d’écoute mutuelle, d’échanges de points de vue. Chacun(e) a appris des autres dans ce travail d’enquête, « ce travail de la démocratie » déployé au sein du collectif de réalisation du film. Un travail qui prend sa distance avec les normes habituelles de réalisation d’un film de fiction. Avec l’objectif, selon la réalisatrice, de faire plus vrai que le réel !
Le travail de conception, de réalisation, d’écriture, de tournage, d’interprétation a constitué aussi un vrai travail de re-travail des normes qui président à l’activité cinématographique. « En termes de production, notre souci était de rester dans une forme d’artisanat, de bricolage… Nous nous sommes plus attachés à l’idée d’écriture que de scénario… » nous a-t-elle expliqué lors du débat.
La deuxième partie du film, tout aussi émouvante, nous ramène dans le village natal belge de l’héroïne. Elle y retrouve son père avec qui elle entreprend un autre travail de recherche : un drame familial où sa mère a trouvé la mort dans un accident de voiture, banal. On comprend que la vie réelle des gens n’est pas compartimentée entre la vie au travail et les autres sphères d’activité, même si le travail est bien central dans leur vie et celle des sociétés. Tout compte et tout s’imbrique, tous les drames personnels et sociaux qui construisent les personnes humaines. Et les sociétés.
Le film nous fait comprendre à travers la vie réelle d’une famille, la vie au quotidien, l’histoire, les mouvements sociaux, les transformations… de nos sociétés contemporaines… Comment chacun(e) d’entre nous tisse sa trace, construit sa place avec les autres et pour les autres dans nos sociétés. C’est ainsi que prend forme et se construit un monde commun vivable, possible, où chacun(e) représente une parcelle d’humanité. !
Une leçon pour les syndicalistes (dont je suis)
Rien à foutre démontre une fois de plus que le cinéma peut constituer un merveilleux instrument de compréhension des transformations sociales, les moins visibles et les plus profondes.
Pourquoi le syndicalisme n’arrive pas à entrer sur « le front du travail réel » où se nouent ces drames ? Un front de lutte bien réel où se démènent les protagonistes du travail, à leur insu ou non ? Un front où ils et elles devraient se rencontrer pour lutter et s’émanciper ensemble.
Je suis convaincu, avec ma propre expérience à la clé, que si les syndicalistes décidaient de s’affronter vraiment au travail de ceux et celles qu’ils et elles représentent, ils et elles aboutiraient aux mêmes questionnements sur leur propre travail, et inventeraient une autre façon de concevoir et réaliser leur propre activité syndicale !
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