Que sait-on de la vie des réfugiés, migrants, demandeurs d’asile, menacés d’une obligation de quitter le territoire français ? Le visage de celui que l’on croise sur son vélo, sans vraiment le voir, quelques chiffres contradictoires suffisants pour nourrir en continu des discours idéologiques virulents, le récit d’un fait divers, tragique le plus souvent, la rengaine de la loi à venir qui promet de « régler » le problème et les protestations à peine audibles de ceux qui les côtoient, les soignent, les hébergent. Ceux qui les emploient se font, eux, discrets.
Le film de Boris Lojkine, L’histoire de Souleymane, nous met en relation directe, sensible, avec l’un d’entre eux. L’action se déroule pendant les 48 heures qui séparent un jeune Guinéen de son rendez-vous à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), épreuve cruciale qui va décider de son avenir.
Souleymane a vingt ans. Il est livreur à vélo à Paris. Il pédale d’un restaurant à un interphone. Au départ comme à l’arrivée, la relation est brève. Certains restaurateurs sont aimables. Ils ont préparé la commande, il n’y a plus qu’à signer et livrer. Une restauratrice offre une friandise et un large sourire. Un autre fait attendre Souleymane, l’injurie lorsqu’il signifie qu’il est pressé : d’autres commandes attendent. Pour les clients, c’est pareil. Un homme âgé entame la discussion. Son fils a commandé une pizza, mais c’est de solitude qu’il crève. Souleymane propose de l’aider, mais son temps est compté. Une jeune femme refuse le repas sous prétexte que l’emballage est un peu abîmé. Souleymane a été renversé par une voiture et le sac a roulé par terre. Le contenu est intact, mais rien à faire. Ses explications, ses suppliques n’y font rien. Il n’aura plus de commande à livrer. Le compte est désactivé.
Souleymane a fui la Guinée. Après moult péripéties, il a rejoint la France. À Paris, il dort dans un foyer. Il s’y est fait un ami. Le soir, dans le vaste dortoir, ils se couchent dans des lits proches et bavardent un peu. Il faut arriver à l’heure pour prendre le bus qui emmène une cinquantaine de personnes chaque soir. Si le bus est parti, il reste les cages d’escaliers pour quelques heures de repos. Souleymane n’a pas de papiers, pas de permis de séjour, pas le droit de travailler. Pour le faire, il utilise un alias, le compte d’un autre réfugié qui, lui, a des papiers et qui lui « loue » son compte moyennant partage des gains quand il est disposé à se rendre au rendez-vous fixé. Sinon, Souleymane attendra. En ce moment, il est préoccupé. Il a présenté une demande d’asile et doit être reçu à l’OFPRA.
Il ne va pas plaider sa cause en disant qu’il a fui la Guinée pour pouvoir aider sa mère malade et offrir un avenir à Kadiatou, celle qu’il aime et qui est si belle. L’asile lui serait refusé et il serait menacé d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français). La solution, comme pour beaucoup, serait la clandestinité. Ils sont plusieurs centaines de milliers dans ce cas, dont beaucoup sont ni-ni, ni régularisables, ni expulsables, pour des motifs individuels ou en fonction du pays qu’ils ont fui (voir le tribune de François Rebsamen dans Le Monde : « Les sans-papiers qui vivent dans notre pays depuis cinq ans et plus doivent être régularisés », octobre 2023)
Un collègue originaire de Guinée, comme lui, a imaginé une solution. Il fait répéter à Souleymane une histoire d’engagement politique, de menaces de la police et de fuite. L’asile pour motif politique pourrait être accepté. Souleymane répète, mais c’est difficile ; il ne connaît vraiment rien à ces histoires de politique. Il se trompe de date. Et son compatriote n’est pas désintéressé. Il faut payer pour obtenir un faux document qui atteste de son rôle d’opposant au régime en place. Le jour de l’entretien, la jeune femme qui le reçoit n’a aucun mal à reconnaître l’histoire inventée. Elle l’a déjà entendue et Souleymane s’embrouille.
Le scénario ménage le suspense. On voudrait que Souleymane s’en sorte. On est de tout cœur avec lui. Un peu d’humanité et de justice l’exigent. Il est sympathique, gentil, la proie facile de ceux qui se sont organisés pour profiter de la dureté des règles en vigueur. Après l’excellent film Camille (2019), qui nous faisait partager l’engagement d’une jeune photographe, journaliste, tuée en couvrant un conflit en Centrafrique, Boris Lojkine montre avec beaucoup de justesse et de sensibilité la force de la fiction lorsqu’elle rejoint la réalité.
Abou Sangaré, acteur non professionnel, est vraiment remarquable. Son histoire est proche de celle de Souleymane. Il est en France depuis sept ans. Parfaitement francophone, il s’est formé au métier de mécanicien et un garagiste est prêt à l’embaucher. On lui a refusé trois fois des papiers qui lui permettraient de travailler légalement. Après son succès à Cannes, il va déposer une quatrième demande…
Le film, l’histoire d’Abou Sangaré, seront-ils pris en compte dans les débats qui agitent nombre de commentateurs pris au mot (ou inspirés par …) le nouveau ministre de l’Intérieur ? On voudrait y croire. Et si l’urgence était de régulariser ceux qui travaillent, légalement ou non, plutôt que de fantasmer sur une énième loi et notre réelle capacité à les expulser ? Ils sont nombreux, accomplissent des tâches difficiles, occupent des emplois ingrats. Ils n’ont pas le privilège d’être nés en France. Pourtant, à l’image de Souleymane – et d’Abou Sangaré – ils sont nos égaux.
L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine avec Abou Sangaré, Keita Diallo et Nina Meurisse.
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