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Le conflit à propos de l’âge de départ en retraite a paradoxalement révélé l’urgence de poser collectivement la question du travail, son organisation, ses conditions d’exercice, le sens qu’il peut prendre pour chacun. L’engagement d’Alain Alphon-Layre pour qu’un débat ait lieu sur ces questions est plus ancien. Il a porté les « questions du travail » tout au long d’un parcours militant et pendant une dizaine d’années au sein de la direction nationale de la CGT, à l’intérieur de la Confédération syndicale comme à l’extérieur. Il publie aujourd’hui Et si on écoutait les experts du travail ? Ceux qui le font.

Ils sont treize, huit femmes et cinq hommes, agent de fabrication, professeur, infirmière, agent d’entretien, livreur, magistrat, ingénieur… Ils répondent à deux questions : 1) Comment travaillez-vous aujourd’hui ? ; 2) Comment aimeriez-vous travailler ? Les commentaires qui constituent la deuxième partie de l’ouvrage se nourrissent de leurs récits, de leurs frustrations, de leurs bonheurs et de leurs aspirations. Les réflexions d’Alain Alphon-Layre s’enrichissent également de multiples lectures, dont beaucoup ont été commentées dans Metis. Je laisse les lecteurs les découvrir.

Les témoignages sont précis. Ils restituent « l’infinie diversité des expériences concrètes du travail », pour reprendre les termes d’Alain Supiot dans sa courte postface. L’auteur en tire trois « thèmes dominants ».

Le manque de temps, la volonté de ralentir « pour travailler mieux » est omniprésent. Jean-Pierre, 56 ans, magistrat à Nîmes, témoigne : « un juge des affaires familiales a 25 dossiers de divorce dans la matinée et doit donc recevoir 50 personnes qui ne sont pas toujours d’accord sur tout, évidemment… Ces gens attendent dans le couloir… sachant qu’il n’aura que 3 à 5 minutes à leur consacrer pour rendre son jugement qui pourra impacter la garde des enfants quand il y en a, ce qui ne correspond pas à une Justice digne de notre pays ». Alexandra, 35 ans, infirmière de bloc opératoire : « Alors que le week-end nous ne devrions avoir que des urgences, nous avons des urgences programmées, c’est-à-dire les interventions urgentes qui auraient dû être faites dans la semaine et qui n’ont pas pu être réalisées ». Cependant pour tous l’enjeu n’est pas « d’être esclave trois heures de moins par semaine, mais d’avoir du temps pour une autre qualité du travail et de vie ».

La volonté d’autonomie est le deuxième thème récurrent. « Le besoin chez chaque salarié de reprendre la main sur son travail, son contenu, pour y retrouver du sens » existe chez toutes et tous, femmes ou hommes, qu’ils aient un statut de droit privé ou du secteur public, qu’ils soient précaires ou titulaires, ouvriers, employés ou cadres. Nina, 34 ans, est conseillère financière dans une banque : « Je n’en peux plus des remarques du style “tu dois faire ceci, tu dois faire cela”. Qu’on me laisse gérer, je n’ai besoin de personne pour savoir ce que j’ai à faire. En milieu et en fin d’année, je ferai le bilan avec mon chef d’agence, mais qu’on me laisse faire ». Aurore, 61 ans, agent d’entretien, explique : « Au début ma responsable m’avait élaboré un planning. Je lui ai dit que je ne travaillais pas comme ça. J’établis mon planning moi-même, comme le travail est bien fait, elle l’accepte ». « C’qui prouve qu’en protestant Quand il est encore temps On peut finir par obtenir des ménagements », chantait Boris Vian.

Besoin d’un travail collectif enfin : « l’arsenal pour individualiser le travail ne manque pas ». Ainsi, Kevin, 35 ans, cadre dans un groupe privé : « il y a un système de primes basées sur la performance individuelle de chacun, mais dans chaque équipe celle-ci n’est attribuée qu’à une seule personne par an. C’est le manager et les membres de son équipe qui élisent la personne qui va obtenir la prime cette année. Heureusement nous avons suffisamment d’autonomie dans l’équipe et le manager nous a proposé de tourner pour l’attribuer à tour de rôle. Nous avons pu ainsi court-circuiter un dispositif qui aurait fait voler en éclat notre équipe ». Elsa, 25 ans, est chargée de production de spectacle. Elle n’a « jamais osé demander une augmentation ou une prime ». Elle explique : « je souhaiterais d’abord être moins isolée, plus en contact avec les groupes et moins en télétravail ». À juste titre Alain Alphon-Layre fait remarquer que contrairement à une idée courante, « l’individualisme s’est structuré au travail pour rejaillir sur toute la société ; pas l’inverse ».

Il faudrait ajouter le sentiment que toutes et tous ont plaisir à parler de leur travail, à trouver les mots pour dire ce qu’ils vivent. L’auteur a interviewé des personnes représentatives de la diversité du monde du travail, et « ça aurait pu être 13 autres personnes effectuant 13 autres métiers ». Certaines sont syndiquées, d’autres non. Les écouter, c’est aussi reconnaître la valeur de ce qu’ils ont à dire sur leur travail, leur valeur en tant que professionnels et en tant que personne, « c’est la première fois en 7 ans de travail à l’hôpital où on m’a demandé “comment aimerais-tu travailler ? » (Alexandra) ; « Les gens ne se rendent pas compte, mais le ménage c’est un métier » (Aurore) et « nous avons besoin de plus de considération » (Laurence).

Dans son avant-propos Bernard Thibault insiste sur l’importance de cette parole directe, auquel fait référence le titre du livre. Il écrit : « Les savoirs issus de l’expérience professionnelle peuvent venir contrebalancer les inepties proférées sur son travail ». Il pointe la dégradation de la relation au travail dans tous les secteurs et « la recherche de rentabilité à court terme qui fait peu de cas du sort de ceux qui produisent et de leurs états d’âme, et justement de leur expertise ». Il remarque que « là comme ailleurs on compte souvent sur leur conscience professionnelle pour rattraper le coup ».

Dans ses « réflexions », Alain Alphon-Layre élargit le propos au coût du « mal travail » et du New Public management, aux rapports alarmants de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), à l’impact de la « révolution numérique », au « défi écologique » — il plaide pour un droit d’alerte écologique des travailleurs — et aux « démocraties malades ». Il cite Thomas Coutrot et écrit « les salariés qui ont le moins d’autonomie dans l’entreprise, plus de travail contraint, sont ceux qui majoritairement s’abstiendront ou voteront extrême-droite ». Il déplore « le manque de réflexion sur l’impact que peut avoir le monde du travail sur le développement ou non de la démocratie dans un pays ». Alain Supiot dans sa postface l’affirme : « le lecteur ne sort pas indemne de cette plongée dans les réalités du travail. Il en sort convaincu de l’incapacité d’un concept macro-économique à les saisir et conscient de la nécessité — vitale pour une démocratie — d’institutions capables de les représenter ».

On pardonnera aisément à Alain Alphon-Layre de ne pas oublier les responsabilités qu’il a exercées. Elles le poussent quelquefois à transformer l’éloge de l’action syndicale en éloge de la seule CGT ! Au final, sans se payer de mots, il publie un livre très abordable où se trouve l’essentiel pour identifier les sources de souffrances comme les satisfactions que chacun peut attendre de son travail, et l’essentiel pour que, salariés et syndicalistes, puissent « agir et transformer le travail, afin d’y retrouver du sens, afin qu’ils s’y épanouissent et s’y émancipent ».

Je lui laisse le mot de la fin : « A présent bon débat et surtout mêlez-vous de vos affaires et de votre travail, ne laissez pas ça à d’autres ». 

Alain Alphon-Layre : Et si on écoutait les experts du travail, ceux qui le font. L’harmattan. 134 pages. 2023                                 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.