Pendant le temps de l’épidémie de Covid, nous avons célébré les « métiers essentiels ». Infirmière en faisait partie. Nous les avons applaudies, mais nous risquons d’oublier que leur engagement est permanent et qu’il n’a pas cessé avec la pandémie. Le documentariste Sébastien Lifshitz a réalisé Madame Hofmann avec Sylvie Hofmann, cadre infirmière depuis 40 ans à l’hôpital nord de Marseille. Le film est sorti en salle ce printemps. Yves Baunay, syndicaliste, membre de l’Institut de recherche de la FSU, l’a vu. Il l’analyse pour Metis.
Ce soir, dimanche, après une belle journée printanière, une séance de gymnastique au parc de Sceaux, nous assistons Brigitte et moi à une projection-débat au cinéma le Select d’Antony. Le film Madame Hofmann nous fait voyager dans l’univers du travail d’une « héroïne du service public de santé » pendant l’épidémie de Covid.
Cette exploration du travail réel d’une équipe de soignantes constitue un vrai régal.
Le génie du réalisateur Sébastien Lifshitz, qui anime le débat dans la foulée de la projection, est d’avoir choisi une infirmière-cadre comme actrice principale pour incarner et représenter son propre métier, en situation réelle de travail. Dans une certaine mesure, le film relève du documentaire, d’une plongée dans le réel du travail des soignants, vu du point de vue de ses protagonistes. À travers les prises de vue et le montage réalisés par l’équipe de fabrication du film (100 h de tournage en situation réelle de vie et de travail) nous, spectateurs et spectatrices, assistons en direct à la réalisation du travail, aux « dramatiques d’usages de soi » de l’infirmière et de son équipe, face à des situations imprévisibles et problématiques. Il s’agit d’une réalisation au double sens du terme.
Les soignantes sont filmées dans leur activité, accomplissant individuellement et collectivement les gestes spécifiques du métier de soin appliqués aux patient-e-s en fonction de leurs pathologies, de ses manifestations concrètes, de leurs réactions, des prescriptions des docteurs-esses… Pour ce faire, elles déploient des compétences extraordinaires, des savoirs incorporés d’expériences qui les amènent à trancher des choix compliqués entre différentes manières possibles de s’y prendre. Elles doivent gérer des situations, des réactions de patients, inattendues, imprévisibles en faisant preuve d’une inventivité et d’une créativité étonnantes. Elles se confrontent aux familles, à leurs angoisses en tentant de les rassurer et de les aider dans l’intérêt de leurs proches. Elles font preuve d’empathie, de solidarité, d’humanité dans leur travail de soin, de « care » ! En même temps dans leurs échanges entre elles et avec leurs patients, dans leurs dialogues avec le réalisateur, elles nous font partager tout le travail de la subjectivité qui les anime. Ce travail de la subjectivité est à la base des choix qu’elles réalisent pour faire au mieux ce beau et bon travail. Et comme tous les choix ne se valent pas, ce ne sont pas seulement des savoirs et des compétences qui sont mobilisés, mais des valeurs propres à la vie humaine et à la mort qui est toujours présente, implicitement ou explicitement.
Tout cela est dit, réalisé et formalisé avec beaucoup d’émotion avec les mots simples choisis par ces soignantes pour nous faire comprendre ce que travailler veut dire, ce que prendre soin des autres avec humanité, compassion, bienveillance signifie…. En construisant leurs points de vue face à la caméra Sylvie Hofmann et ses collègues réalisent tout ce qui se trame dans leur activité quotidienne, tout ce qui anime leur corps dans son entièreté, le corps physique, biologique, sensible, psychique, ce que l’ergologie nomme « corps soi » et « usage de son corps soi par soi et par les autres (collègues, prescripteurs, patients, familles…) ». Elles réalisent en même temps comment dans ce travail de la subjectivité, elles réussissent à tisser entre elles des liens humains de solidarité, d’entraide, d’amitié qui sont si précieux pour réaliser leur activité dans les meilleures conditions, pour faire face ensemble aux situations les plus délicates, pour débarrasser aussi leurs corps des trop-pleins d’émotion accumulés et éviter ainsi de les transporter dans les autres sphères d’activités partagées par leurs familles, leurs proches : parents, enfants, conjoints, petits-enfants, ami-e-s.. Nous réalisons toute la complexité des relations qui se trament au sein des collectifs de travail, pour faire tenir le travail et permettre à ses protagonistes de tenir debout dans cette activité épuisante physiquement et psychiquement.
Le film nous montre avec beaucoup de justesse et de pertinence la porosité entre les sphères de vie où le travail prend une place essentielle, centrale, envahissante. Sylvie Hofman le découvre brutalement lorsqu’elle décide de prendre sa retraite, malgré les tentatives de dissuasion de ses collègues, de sa hiérarchie. Les premiers jours de sa retraite, en pleine période estivale, elle ressent comme un vide qu’il lui faudra combler avec d’autres activités choisies, d’autres mondes à explorer avec son mari, sa famille, ses ami-e-s.
Toute la richesse du film réside pour moi dans ce regard bienveillant et profond que le réalisateur a réussi à porter sur le travail comme activité centrale de vie chez cette femme ordinaire. Ce point de vue, construit par le réalisateur à partir du point de vue de son héroïne, nous fait pénétrer dans ce « continent de l’activité humaine » tellement énigmatique, tellement complexe à saisir dans ses multiples dimensions, dans ses contradictions. À travers le regard lumineux de l’héroïne, à travers ses gestes et son propre point de vue qu’elle s’efforce de faire partager, elle nous fait comprendre la double face de ce travail du soin : la face joyeuse de son épanouissement, de sa vitalité, de son émancipation en tant que personne humaine dépositaire d’une part d’humanité. Cette face entreprenante, de parfaite maîtrise de son corps soi par soi, la fait tenir au travail, la rend disponible pour accomplir un bon et beau travail solidairement avec ses collègues de travail et utile socialement pour rendre la vie des autres plus belle et plus confortable, plus conforme à leurs désirs, à leurs attentes, à leurs normes et valeurs.
À partir de son travail, cette infirmière poursuit une ambition bien plus large qui la dépasse : construire un autre monde possible et vivable pour tous et toutes, où chacun et chacune à égalité peut écrire sa vie dignement. Cela s’intègre au processus d’émancipation des personnes humaines dans et par leur travail.
L’autre face du travail de Sylvie est plus sombre, mais complètement imbriquée à la première. Pour tenir au travail malgré tout, pour se battre, pour réaliser du beau et bon travail, en imposant ses propres normes et valeurs, il faut affronter des situations compliquées où à travers les gestes, comme la réanimation par exemple, des situations où se joue la vie ou la mort de l’autre : enfant, adulte, personne âgée. Et là c’est l’angoisse de ne pas réussir, avec le remords de ne pas avoir fait le bon geste, au bon moment, en fonction de la réaction de la personne. Tout cela implique de puiser sans compter dans son énergie, de dépasser les horaires, d’aller au-delà des limites raisonnables. Tout cela peut abimer le corps. Et cela, Sylvie le ressent douloureusement dans son corps. Elle a fait un burn-out, un AVC où elle a perdu une partie de son audition.
C’est de tout cela que nous parle le film et de bien d’autres choses encore plus émouvantes les unes que les autres. En nous parlant à cœur ouvert, Sylvie nous fait pénétrer dans son intimité, dans tous les méandres de son corps et de son activité réelle de travail et autre. Dans ses débats les plus intimes de normes et de valeurs où elle puise son énergie et les solutions aux problèmes rencontrés.
C’est bien tout cela qui constitue la substance et l’épaisseur anthropologique de l’activité de travail.
Au total, nous assistons à un beau film sur le travail avec une mise en visibilité émouvante sur les processus d’émancipation qui peuvent s’y réaliser à l’initiative de ses protagonistes.
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