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Le terme de reconnaissance est né sous d’autres cieux que ceux du management et de l’entreprise. Il peut se prévaloir d’états de service qu’il nous faut explorer même très rapidement. S’il est vrai que « qui paye ses dettes s’enrichit », alors commençons par « reconnaître » les dettes de la reconnaissance.

Dans le regard de l’autre

alterego

Pour les philosophes, (en simplifiant à l’extrême et donc tout à fait imprudemment !) le concept de reconnaissance ne se construit pas à la suite d’une injonction morale à reconnaître (ou aimer) mon prochain. Il est plutôt « désir du désir de l’autre » comme le dira Alexandre Kojève dans ses commentaires sur la dialectique hegelienne du maître et de l’esclave. Dans le travail pour se « connaître soi-même » et accéder pleinement à sa rationalité, c’est-à-dire à ce qu’il y a de proprement humain et supérieur en soi, le recours au concept de reconnaissance impose le rôle indispensable d’autrui. Pour Hegel, dans son vocabulaire, « Chaque conscience de soi est pour soi effectivement par le moyen de l’autre qui la reconnaît ; dans son état immédiat, elle n’est que chose vivante, elle n’est pas authentiquement conscience de soi ». Le terme de reconnaissance renvoie au fait que ce que je peux savoir de moi-même et savoir de ma propre valeur est dépendant du regard, du jugement et du comportement d’autrui. Sartre dira que « le juif se découvre juif dans le regard de l’antisémite ». La relation à autrui est au centre de la construction de soi comme sujet libre, désirant, agissant, pensant.

Pourtant la reconnaissance entre individus se reconnaissant mutuellement comme êtres humains n’est pas naturelle. La lutte pour la reconnaissance est consubstantielle au concept de reconnaissance. L’opposé de la reconnaissance pourrait être, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, le mépris ou la stigmatisation (une reconnaissance négative, disqualifiante). Pour Charles Taylor, « l’absence de reconnaissance ou une reconnaissance inadéquate ne trahissent pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une blessure cruelle en accablant les victimes d’une haine de soi paralysante. La reconnaissance n’est pas seulement une politesse qu’on fait aux gens, c’est un besoin vital ». Les psychologues diront aussi combien le regard et le jugement des autres modifient le rapport à soi, et comment les pathologies, ou le simple mal-être, se nourrissent du regard dépréciateur, ou de l’absence de regard, d’autrui. On a pu, dans cette veine, définir le suicide comme le choix « d’une mort visible de préférence à une vie invisible ».

L’espace politique

Mais la reconnaissance ne fonde pas seulement les relations intersubjectives ou d’individu à individu. Paul Ricoeur (son dernier ouvrage en 2004 s’intitule « Parcours de la reconnaissance » insiste sur l’indispensable caractère mutuel de la reconnaissance pour fonder les liens qui unissent les hommes d’une même cité. Si le sens profond de la reconnaissance est bien de ne pas réduire le monde à « mon ego », si elle suit l’affirmation selon laquelle « j’approuve que vous existiez », alors la reconnaissance est la substance même du lien social. Elle est ce qui permet et motive le dépassement de « l’affrontement des libertés » et de la lutte à mort pour la domination, affrontement dans lequel toute société disparaîtrait. Elle est en même temps ce qui justifie la création des institutions sociales et politiques démocratiques qui vont garantir la possibilité même de cette reconnaissance mutuelle, en imposant, si besoin est, des règles qui contredisent la « loi du plus fort ». L’espace politique, où des citoyens se reconnaissant mutuellement cette qualité, permet la neutralisation de l’affrontement des intérêts et la neutralisation de l’affrontement des options morales ou religieuses divergentes.

Les théories de la reconnaissance mettent toujours en avant l’égalité de principe et le droit à la différence comme conditions des relations entre individus. Elles insistent sur le fait que cette égale dignité « d’alter ego » n’est pas spontanément acquise. Beaucoup de mouvements sociaux des dernières décennies ont été des luttes pour la reconnaissance. Les luttes des « minorités », qu’elles soient linguistiques, culturelles, sexuelles, ethniques, professionnelles, se démarquent des luttes plus anciennes pour l’égalité des droits et la parité. Elles ajoutent à cette revendication celle d’une reconnaissance de leur différence, de leur singularité, de leurs valeurs. Les anthropologues font de la reconnaissance de l’égale dignité des cultures un credo et un combat. Aucune culture, aucun peuple, aucune langue, n’est superflue. Beaucoup de conflits récents ne sont plus prioritairement des luttes pour le pouvoir, comme a pu l’être la « lutte des classes » et les luttes politiques qui lui ont été liées. Leurs animateurs luttent pour que soient reconnues et respectées dans un même mouvement la valeur de leur différence comme leur appartenance à une même société et à une même humanité. Le déni de reconnaissance n’est pas seulement une atteinte aux possibilités de se réaliser en tant que « sujet », il empêche de participer et de contribuer en tant que pair à la vie sociale. C’est alors aussi une question de justice.

Le rapport positif à soi

Toujours au croisement de ces réflexions politiques, sociologiques et philosophiques, Axel Honneth en Allemagne, Emmanuel Renault ou François Dubet en France, font de la lutte pour la reconnaissance un enjeu majeur pour le monde du travail. François Dubet enquête sur l’expérience vécue des inégalités. Il pointe les contradictions entre les valeurs d’égalité, de reconnaissance du mérite, d’aspiration à l’autonomie, qui constituent autant de principes à partir desquels certaines inégalités peuvent être acceptées parce que justes et d’autres refusées parce qu’injustes. Il parle de « la reconnaissance impossible » dans la mesure où « pour éteindre la frustration, il faudrait alors que l’organisation du travail soit parfaitement égalitariste et mécanique, mais alors évidemment cela engendrerait fatalement un nouveau sentiment de non-reconnaissance puisque la singularité des individus disparaîtrait dans la rigueur de ces règles ».

En partant de l’expérience du mépris et de la souffrance qu’il cause, Axel Honneth distingue trois formes de reconnaissance susceptibles d’engendrer trois formes de rapport positif à soi. Dans la sphère privée, intime, c’est l’expérience de l’amitié, de la sollicitude, de l’amour, qui fonde l’autonomie et la confiance en soi. Dans la sphère politico-juridique, c’est l’expérience vécue du respect de l’égalité des droits qui produit le respect de soi. Dans le domaine social, c’est la possibilité de voir la valeur et l’utilité de sa contribution, notamment dans son travail, reconnue, qui permet d’accéder au sentiment d’estime de soi.

Dans la constitution de ce rapport positif à soi, Axel Honneth n’oppose pas seulement la reconnaissance au mépris et à l’humiliation. Il en fait aussi une arme contre ce qu’il appelle la « réification », qui transforme les sujets en observateurs passifs auxquels le monde n’apparaît plus que sous la forme de choses abstraites, interchangeables. La réification fait perdre aux hommes l’habitude de se rapporter aux personnes et aux évènements de manière participative, engagée, elle empêche de comprendre ce que cette implication apporte et ajoute. Il dira, qu’en ce sens, la reconnaissance précède la connaissance. La reconnaissance permet alors aussi de maintenir les droits du qualitatif vis-à-vis de ce qui se mesure et se quantifie, les droits de l’esprit de finesse dans sa résistance à l’omniprésent esprit de géométrie, les droits des personnes et de leurs convictions vis-à-vis de l’économie des choses.

Sommes-nous si loin des questions auxquelles les entreprises, leurs dirigeants et leurs salariés, sont aujourd’hui confrontés ?

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.