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J’aime les voitures et je me souviens avec bonheur de l’époque, où je pouvais démonter une partie du moteur de notre 2 CV blanche. C’est donc d’abord le titre de ce livre, traduit de l’américain, qui m’a attirée : « Eloge du carburateur ».

 

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Aujourd’hui, un moteur de voiture est dérobé au regard (marketé) par une sorte de boîte noire, ou de même couleur que la carrosserie, lisse, parfaitement propre… et inaccessible. Vitrine pour magazine de sports. Il n’y a même plus de jauge pour l’huile, juste des circuits cachés à la vue et sur « l’ordinateur de bord » des « indicateurs ». Comme au bureau, des indicateurs, beaucoup d’indicateurs, beaucoup plus d’indicateurs, que l’on en peut consulter en conduisant correctement, ou en faisant bien son travail.

 

La métaphore est commode, et c’est celle que Matthew B. Crawford qui se présente comme « philosophe et réparateur de motos » va filer : les résultats du travail de chacun, la manière dont s’enchaînent les différentes activités qui tissent une journée de travail, sont devenus invisibles et inaccessibles au quotidien. De là, le sous-titre « Essai sur le sens et la valeur du travail » dans nos sociétés dites « développées » voire parfois décrites sous le vocable de « société de la connaissance ». Vaste rigolade : le travail y est devenu aussi opaque et absurde que dans les Temps modernes de Chaplin.

 

C’est un vrai plaisir de lire cet essai pour partie narratif : Crawford y tire les leçons de sa propre expérience d’universitaire américain qui a un peu bourlingué de petits boulots en petits boulots avant de rédiger des fiches documentaires pour l’une de ces entreprises qui font commerce mondial de l’information (banque d’infos, institut de sondage dans lequel on trie, indexe, résume, formate les informations les plus diverses…) avant de s’installer comme réparateur de motos. En faisant ce travail de documentation, il avait cru faire un travail plutôt intellectuel ! Alors l’une de ses cibles favorites est le « travail de bureau ». Petit rappel : en France, 73% des emplois se situent aujourd’hui dans le tertiaire. Là où, malgré les efforts de modernisation, de dénomination (conseiller clientèle pour un simple guichetier, hôtesse d’accueil…), le travail est de plus en plus abstrait, répondant à des protocoles rigides (les « scripts » dans les call centers dont il est prudent de ne pas s’éloigner… et de toute façon « votre appel sera enregistré pour mieux vous servir »…).

 

Et pourtant c’est ce travail-là que la société valorise : les technologies de la communication dématérialisent, nous serions dans « une société de la connaissance », des « relations ». La critique de Crawford, sous l’expression « le travail de bureau » vise l’industrialisation des activités de service : c’est une plate-forme téléphonique (à côté de chez vous ou bien plus lointaine) qui prend les rendez-vous pour votre « agence locale » de banque ou de gestion immobilière, ou avec un technicien d’EDF dont le « téléconseiller » ignore le parcours… C’est pourquoi plutôt que d’opposer les emplois qualifiés et ceux qui ne le sont pas, il serait plus pertinent de raisonner en terme de « services au plus près », réellement à la personne, et « les services transmissibles par le câble ou le satellite »… La critique est féroce : cet univers des grandes entreprises et des grandes organisations est celui du management, comparé à plusieurs reprises au modèle soviétique : « une parole directe en privé, et de  vide en public. Cette duplicité discursive fait que la langue des managers ressemble à celle des bureaucrates ».

 

Poussant la réflexion un peu plus loin, Crawford redoute un monde dans lequel notre rapport aux objets concrets aura disparu : « la disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts que nous habitons ». Ce monde des outils, du travail artisanal, du « professionnel » (au sens de l’enseignement professionnel : les LEP, les CAP, les études courtes…) est dévalorisé, aussi visiblement aux Etats-Unis qu’en France : c’est l’une des choses que l’on apprend dans ce livre. Le récit plus ou moins autobiographique de Crawford ramène une interrogation sur la nature et le sens d’un travail plus manuel : il se défend de faire l’éloge de l’artisanat face à la grande production industrielle de masse. Il cherche plutôt à décortiquer ce qui fait que lui, Matthew B. Crawford, s’est trouvé heureux de faire ce travail de réparateur de motos. On pense à Richard Sennet (Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010), lorsque Crawford  redécouvre la richesse du travail manuel : « Je travaillais comme directeur d’une Fondation à Washington… J’étais constamment fatigué et, sincèrement, je ne voyais pas très bien pour quoi j’étais payé… Plus étonnant encore, j’ai souvent eu la sensation que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel ».

 

La séparation du penser et du faire, à une autre époque on aurait dit de la théorie et de la pratique, a plus de conséquences qu’on ne pourrait croire : quant au sens du travail bien sûr ou de son aliénation, (le travail de bureau abstrait dont on ne sait à qui il sert, mesuré par de telles batteries d’indicateurs que l’on en connait plus les critères d’évaluation ..) mais aussi quant au sens de notre vie en société, en un mot de ce que pourrait être « la vie bonne ». Ainsi le conducteur de voiture – revenons à lui – est devenu dépendant d’indicateurs, il a en quelque sorte « délocalisé » le souci de prêter attention à son niveau d’huile. Il n’a même plus de rapport avec le technicien de service chez le concessionnaire, et au final personne n’en assume la responsabilité : « Vous n’avez plus besoin de prendre soin de votre voiture, c’est votre voiture qui prend soin de vous » (Publicité General Motor). 

 

En regardant de plus près l’activité de réparation de motos, plusieurs constats peuvent être faits, indépendamment du fait que ce n’est pas n’importe quel travail manuel mais aux Etats Unis un univers en soi : celui des « speed shops », une communauté qui réunit des passionnés où « le savoir de tous les participants progresse en vertu d’une dialectique partagée ». Qui dit « réparation » dit identification du problème, diagnostic, donc activité intellectuelle : les multiples développements, les exemples d’identification de problèmes d’ajustement du joint dans le bloc moteur ou de fuite d’huile sur le joint du cylindre secondaire, montrent que l’activité de diagnostic est d’abord une activité de raisonnement. Un plaisir de raisonner sur les choses, les causes et les effets comme aurait dit Candide, et de trouver la faille, l’explication, la source, l’origine. « La mécanique comme diagnostic médico-légal » dit Crawford. Or c’est justement cette dimension du raisonnement, et in fine du jugement, que les organisations modernes du travail ont cherché à éliminer. Vous n’avez pas à penser : mais à appliquer un script, une procédure, un automatisme, un dispositif. Vous irez plus vite, vous avez moins de chance de vous tromper, et la procédure est réputée plus intelligente que le bricolage cognitif de chacun. Par sa critique positive, son analyse des tenants et aboutissants d’un certain travail manuel, Crawford pointe la dérive la plus grave du travail aujourd’hui : la standardisation non plus des gestes comme au temps du taylorisme industriel, mais des activités de service : des mots, des relations avec les clients, des sourires modèle supermarchés. Et la disparition du jugement sur les situations.

 

Le travail dit manuel est en fait plus intellectuel qu’on ne le pense : voilà une réflexion qui pourrait être riche d’enseignements quant à la manière de former les jeunes que l’on continue d’orienter par défaut vers les filières professionnelles. Voilà qui pourrait appeler des recherches sur les aspects cognitifs du travail quel qu’il soit…

 

Le livre de Crawford n’est pas résumable : mêlant les leçons de l’expérience, les enseignements de nombreuses lectures sociologiques et surtout philosophiques, il faut le lire pour voir se dessiner des questions, des interrogations à la fois simples et sophistiquées. En même temps qu’un livre sur le travail, c’est une critique de l’appauvrissement du jugement et de l’« érosion de notre esprit d’indépendance » qui caractérise notre époque. Il a le grand mérite de ne pas être écrit dans l’idiolecte des chercheurs, d’être un livre d’intellectuel qui se lit comme un roman de Jim Harrisson !

 

Matthew B.Crawford, Eloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, 2010

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.