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par Mireille Battut, Anne-Gaël Erard

La sûreté nucléaire dépend désormais aussi de l’organisation du travail et des conditions d’exercice de la sous-traitance. Deux experts de Secafi font le point pour Metis: Mireille Battut, responsable du secteur Energie et Anne Gaël Erard, experte des questions de sécurité et conditions de travail.

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Le 5 juillet 2011, le TGI de Paris annulait la décision d’Areva d’externaliser à Dalkia la production de vapeur de l’usine de La Hague. Les attendus de ce jugement « sans précédent » selon les avocats des syndicats , invoquent les risques psychosociaux générés par les modalités de mise en œuvre de l’opération, risques qui « ont vocation au surplus à s’accroître au cours de la mise en œuvre effective de l’externalisation, dès lors que ces salariés fragilisés vont devoir, en plus de leur tâche habituelle, former les salariés » de Dalkia.

Même si Areva a fait appel de ce jugement, rien ne sera sans doute plus comme avant car, dorénavant, des motifs d’organisation du travail – et non plus seulement techniques ou réglementaires – sont invoqués au titre de la sûreté nucléaire. Ainsi, l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), qui avait initialement jugé satisfaisant le système de surveillance du sous-traitant a, depuis, lors d’une visite d’inspection sur le site en août, « constaté une surveillance insuffisante » de la part d’Areva vis-à-vis de ses sous-traitants actuels sur un chantier de maintenance.

Retards de chantier, qualité dégradée des installations, risque de fuites, accidents, facteurs psychosociaux de déstabilisation, dilution de responsabilités, pertes de compétences, pertes d’informations… Ce sont souvent les sous-traitants, ou la surveillance des sous-traitants qui se retrouvent mis en cause.

 

La parole se libère

Or, aujourd’hui, les sous-traitants du nucléaire sont présents sur tous les bouts de la chaîne : depuis la construction jusqu’à l’exploitation, sur les arrêts techniques, arrêts de tranches, production, maintenance… Si les grands prestataires sont bien connus, (AREVA, SPIE, ONET, DERICHEBOUR, NUVIA, VEOLIA, BOUYGUES, ENDEL,…) il faut aussi compter avec plusieurs niveaux de sous-traitance en cascade. On estime leur nombre à 43 000 salariés (22 000 sur les arrêts de tranche), soit autant que de salariés des donneurs d’ordre sur les sites. Ils appartiennent aux branches Construction, Métallurgie, Services publics, Transport… et bien que n’étant pas au statut des Industries Electriques et Gazières, ils sont détenteurs d’une culture très forte de leur métier, que montrent bien le livre témoignage d’un « décontamineur » Claude Dubout, ou le film d’Alain de Halleux « pendant 50 ans [ils] ont fait corps avec leur industrie car leur travail avait un sens, ils fabriquaient de l’électricité pas cher, ils tenaient à leur emploi et aimaient leur travail. S’est développé un grand secret de famille. Aujourd’hui, s’ils se mettent à parler c’est que la situation va vraiment mal.». Le collectif « Ma zone contrôlée va mal » , qui regroupe des salariés sous-traitants donne une explication à ce malaise : « Avec l’ouverture à la concurrence, EDF a des obligations de production qui se traduisent par une réduction des effectifs et du temps consacré à la maintenance ».

C’est bien le délitement de la culture technique, sous contrainte économique, dans des contextes organisationnels complexes, où le salarié se retrouve isolé face à des injonctions contradictoires, qui est constitutif d’un ensemble de symptômes aujourd’hui regroupés sous le qualificatif de « risques psychosociaux ». Dans le contexte du nucléaire, cette pression, qui jusqu’à présent pesait sur les individus isolés, devient un risque social, voire sociétal, LE risque majeur : le « risque de sûreté ».

 

Management défaillant
Il est intéressant de noter qu’un rapport de l’ISRN datant de septembre 2011 portant sur « Les Facteurs Organisationnels et Humains de la gestion des risques » met en relation les allégations d’erreur humaine avec les dysfonctionnements de l’organisation : « Le fait de commettre des erreurs ou de s’engager dans une violation n’est pas nécessairement le signe d’un manque de professionnalisme ou de rigueur, l’expression d’une négligence ou d’une volonté de mal faire. Ces comportements révèlent avant tout des dysfonctionnements de l’organisation, des défaillances managériales ou des lacunes de conception des systèmes techniques qu’il peut être intéressant d’étudier pour renforcer le niveau de sûreté ».

Dans la relation donneur d’ordre / sous-traitant, chaque point de rupture est une faille possible sur les champs humains organisationnels et économiques et c’est à la lecture des micros fissures décelables dans l’activité de travail et des prises de risque qui en découlent que pourront être mises en relief les fragilités de l’organisation. On s’intéressera à la gestion des interfaces en vue d’anticiper les risques majeurs au niveau sanitaire, environnemental et économique, et de les prévenir.

Le 17 janvier 2012, le ministre de l’industrie Eric Besson a annoncé la mise en place d’un groupe spécifique qui traitera des conditions d’exercice de la sous-traitance, c’est-à-dire l’ensemble des liens entre donneurs d’ordre et sous-traitant », dans le cadre du Comité stratégique de filière nucléaire, l’objectif étant d' »[engager] une concertation » autour de deux « objectifs concrets ». Il s’agit d’une part de « définir ce que pourrait être une base, commune à tous les exploitants, du cahier des charges social que les exploitants nucléaires pourraient intégrer au sein de leurs appels d’offres » et d’autre part de « proposer les éventuelles évolutions réglementaires nécessaires ».

À notre sens, cette prise en compte supposera des innovations sociales majeures, si l’on veut aller plus loin que les belles intentions. Il faudrait installer des dispositifs durables de management de la relation portant notamment sur la question de la santé et sécurité au travail. Il faudrait intégrer la notion de dialogue social en amont des projets de sous-traitance (CCE, CE, CHSCT). Puis, quand la relation est établie, mettre en place des instances partenariales : CHSCT de site, réunions communes, présences communes aux plans de prévention et inspection, approche territoriale des OS…de façon à inscrire la réalité du travail, la sécurité, les conditions de travail, voire l’environnement dans tout le processus : appel d’offre, achats, contractualisation, suivi de la relation au prestataire, …

Nous ne pouvons à ce titre que souscrire aux conclusions du rapport de l’ISRN (Institut de Radioprotection et de Sécurité Nucléaire). « il n’y pas plus de bonne organisation dans l’absolu que de management infaillible. Il n’est pas possible de tout optimiser simultanément, il faut trouver des compromis qui reposent sur des équilibres souvent transitoires et qui ne sont jamais parfaits. Les « bonnes » règles sont celles qui permettent la mise en discussion de la situation dont les acteurs doivent garder le contrôle et comprendre le sens. ».

 

Repères

– Je suis décontamineur dans le nucléaire – Claude Dubout – Editions Paulo Ramand
– Film RAS nucléaire. Rien à signaler – présenté en mai 2009 sur Arte

– www.ma-zone-controlee.com

– Les facteurs Organisationnels et Humains de la gestion des risques : idées reçues, idées déçues. Rapport DSR n°438 22 septembre 2011

 

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