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par Daniel Urbain

L’ascension sociale présente-t-elle les mêmes caractéristiques en Inde, aux Etats-Unis et en France ? Et, surtout y est-elle vécue de la même manière ? Jules Naudet a eu la bonne idée de traiter ces questions dans un livre publié par les Presses universitaires de France (1). En sociologue avisé, il balise d’abord le terrain en définissant comme cadre d’analyse les efforts déployés par les personnes concernées pour réduire la tension « entre milieu d’origine et milieu d’arrivée ». Il cite aussi ses prédécesseurs en la matière (Bourdieu, de Gaulejac, Boltanski…), citations qui apparaissent globalement négatives : ces personnes seraient victimes d’un malaise, d’une « pathologie de la promotion », d’une hybridation identitaire.

 

naudet

L’intérêt principal de l’ouvrage est qu’il repose sur une enquête concrétisée par 150 interviews d’interlocuteurs venant d’un milieu modeste (ouvriers, employés peu qualifiés, petits paysans) et ayant « réussi » (dans la haute fonction publique, le privé, ou à l’université).

 

Inde : garder le contact avec son milieu d’origine

Le malaise supposé de ces mutants semble nettement atténué en Inde. En effet, ils n’y paraissent pas avoir de problème à préserver des liens forts avec leur milieu d’origine. C’est, en l’occurrence, le résultat d’une pression sociale importante en ce sens et aussi d’un engagement fréquent dans un combat contre le système de castes. Il est ainsi impératif de rester en contact avec sa famille en l’aidant financièrement, mais aussi, plus largement, de venir en aide aux plus démunis pour « rembourser sa dette à la société » (création d’écoles, de bibliothèques, d’organismes de microcrédit…).
En regard de cette obligation prioritaire, les Indiens interrogés présentent très rarement « l’ajustement à leur nouvelle position comme un souci majeur »; en même temps, ils apprécient le pouvoir sur autrui que leur confère leur statut. Dans leurs témoignages, le sentiment d’être utiles dépasse largement celui d’être illégitimes dans ce statut.
Ce constat est surtout massif dans la fonction publique. Les salariés du privé, eux, sont davantage influencés par leur « milieu d’arrivée » et éprouvent plus de difficulté à se situer dans leur environnement social de travail, ce qui amène certains d’entre eux à cacher leurs origines : ils considèrent que c’est le prix à payer pour être vraiment intégré au monde du business…

 

Etats-Unis : une réussite « qui va de soi »…

Les Américains qui on grimpé l’échelle sociale paraissent décomplexés par rapport à une réussite « qui va de soi » outre-Atlantique. Ils la considèrent comme la réalisation de souhaits de leurs familles qui leur ont transmis, à défaut d’une fortune, un « ascétisme moral » souvent couplé à une éducation religieuse. Ils insistent sur l’existence d’une continuité plutôt que d’une rupture entre milieu d’origine et milieu d’arrivée dans une société où « on est jugé uniquement en fonction de qui l’on est devenu », non en fonction de la situation d’où l’on vient, et où on est enclin à nier « toute différence radicale de nature entre l’élite et les masses. » Cette société est censée « valoriser la différence et la diversité », est imprégnée de la culture de la « seconde chance » et accepte aussi, voire encourage, la compétition, généralement considérée comme « juste et non faussée. »

Un bémol tout de même : les Afro-Américains peuvent être assez méfiants à l’égard de l’idéologie du rêve américain. S’ils n’appellent pas à un renversement de l’ordre social et s’accommodent de leur nouvelle situation tout en restant proches de leur famille, ils demeurent sensibles aux critères de race et de classe parce qu’il en ont senti le poids dans leurs enfance et que, pour eux, l’autorisation de « participer à la compétition » est récente.

 

France : le poids des classes

Beaucoup de Français de l’échantillon, eux, se sentent entre deux mondes, avec une très grande difficulté à concilier l’appartenance à des classes sociales différentes. Cela se traduit fréquemment par une coupure, ou au moins par une incompréhension, avec leur famille (« J’ai l’impression qu’il y a des siècles entre nous », dit une interviewée). Ceux qui ont fréquenté des écoles de quartiers populaires font souvent état d’une tension forte quand ils accèdent à des établissements haut de gamme, à certaines grandes écoles. Ils font l’expérience d’une « altérité sociale radicale » plus ou moins bien vécue, selon qu’ils intègrent ou non les codes sociaux de l’élite (un ancien élève de l’ENA présente les stages en ambassade et en préfecture comme des « épreuves de bourgeoisie ».)
Les « logiques de distinction » sociale et culturelle, le sentiment d’être en décalage avec son milieu d’origine occupent donc une place beaucoup plus grande dans les récits de réussite en France qu’en Inde et aux Etats-Unis. Décalage qui n’est pas facile à surmonter (« Il me manquera toujours de ne pas avoir été, petite, salle Pleyel », affirme une haut-fonctionnaire).
Rigidité des frontières de classes, élitisme… Philippe d’Iribarne est cité à bon escient : « La France est la patrie de l’honneur, des rangs, de l’opposition du noble et du vil, des ordres, des corps, des états. »

Même si Jules Naudet relativise partiellement ses constats, les sociétés étudiées étant complexes et les comparaisons internationales constituant un exercice délicat, son travail reste d’un grand intérêt.

 

Pour en savoir plus

(1) « Entrer dans l’élite – Parcours de réussite en France, aux Etats-Unis et en Inde », Jules Naudet, PUF,

 

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