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L’expertise en général est aujourd’hui porteuse de beaucoup de handicaps, quel que soit le domaine où elle s’exerce, tant elle a donné à voir ses limites au regard du verdict ultérieur des réalités. Les dégâts du progrès comme l’expertise se sont conjugués pour mettre sur la touche les vraies questions au profit de certitudes de l’instant érigées en supposé savoir.

 

vacquin

Ethymologiquement, l’expertise renvoie à « surmonter un problème », « éprouver », « faire un essai ». Elle est pratiquée par un individu ou par une institution que l’on consulte pour leur savoir reconnu afin d’éclairer la prise de décision d’un ou de plusieurs décisionnaires.
S’agissant de l’expertise dans l’entreprise, elle exige une double reconnaissance des compétences du tiers par la direction comme par les syndicats. Par ailleurs, on connaît le degré de reconnaissance du syndicalisme de la part des directions et l’on dira sans risque que ce n’est pas leur vertu la plus répandue. On a également connu par le passé une tendance dominante du syndicalisme à instaurer le socialisme, elle ne militait pas en faveur de la reconnaissance du « Singe » (en argot : le patron). Un tel héritage de non reconnaissance mutuelle ne pouvait à terme, on le devine, rendre facile l’intériorisation de la loi quand elle imposerait une sorte de tiers, supposé mutuellement reconnu, destiné à nommer les problèmes à résoudre en équilibrant le rapport de force direction-syndicats. La combativité salariale de la période d’expansion économique avait beaucoup contribué à l’entretenir. A cette époque, le syndicalisme de la feuille de paye, qu’il soit « révolutionnaire » ou « réformiste » bénéficiait de la croissance et du plein emploi. Quant aux patrons, ils disposaient de « grain à moudre » pour la négociation. Le cycle des rapports sociaux était fondé sur le conflit a priori. Les nuisances de l’organisation du travail donnaient lieu à des primes de nuisance avec lesquelles les directions achetaient la reprise du travail, sans pour autant résoudre les problèmes et en réalimentant ainsi le conflit a priori.

 

Une méthode de traitement des nuisances de l’organisation du travail qui ne serait pas sans poser problème aux uns comme aux autres quand ce problème deviendrait le problème majeur à nommer et à négocier.

Comme cela durait depuis la révolution industrielle et que la Libération s’ouvrait sur la guerre froide, il était normal, idéologiquement parlant, de favoriser la négociation au détriment du conflit a priori. Ainsi est née l’expertise, destinée à instaurer une meilleure égalité de dignité entre direction et syndicats en matière de gestion de l’entreprise par le biais de formation des élus à la grille de lecture de la comptabilité. A ce propos, une anecdote de 1973 dans une PME (250 personnes), 25 ans après la légalisation de l’acquisition de la comptabilité par les élus : sans y avoir été sollicité, le patron décide de former ses élus pendant 5 jours, la formation est confiée à l’expert comptable de l’entreprise. En lieu et place de 5 jours la formation ne dura qu’une heure. En effet, l’expert comptable en présentant le programme cita le thème du « compte d’exploitation », ce qui mit fin à la formation. Le leader CGT explosa « c’est un comble, la direction va nous faire un cours sur l’exploitation de la classe ouvrière et elle a le culot de penser que des syndicalistes pourraient tomber dans un tel panneau ». Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, encore qu’entre la formation à la compta et son opérationnalité dans le dialogue social, il reste encore bien des pas à franchir.

 

On mesure là les limites de la loi, confrontée à la rémanence des us et coutumes, quel que soit en l’état du droit l’apport majeur de l’expertise juridique qui, elle, s’est imposée d’elle même. Les expertises comptable et juridique de longue pratique ont-elles pour autant amélioré le rapport de force pouvoir / contrepouvoir ? La judiciarisation de de nos relations sociales a-t-elle ne serait ce qu’imposé un équilibre équivalant à celui qu’imposait la combativité salariale du temps de l’expansion ? Que peut en effet la loi sans portage du salariat ?
En quoi la comptabilité, même appropriée par les élus, peut-elle éclairer les critères d’amont de la prise de décision, quand un hedge fund impose 15% de rémunération de son capital et que la variable d’ajustement des effectifs est légitimée, depuis la crise de la sidérurgie dans les années 70, comme la voie exclusive de toute restructuration ?

 

Il n’en reste pas moins que l’expertise existe et que c’est même devenu un marché étendu depuis les années 80 à l’organisation du travail, en l’occurrence à l’amont de ce qui conditionne les contenus comme les relations de travail et, bien évidemment, la nature de l’exercice du pouvoir comme des contrepouvoirs via le dialogue social. L’expertise étant étroitement impliquée sur ce terrain, qu’en est-il vraiment de ce à quoi elle a à faire, vu l’héritage que lui laisse un demi siècle de rapports sociaux ayant laissé en chemin tant les problèmes que les acteurs sociaux eux mêmes. En gros : savoir d’où l’on vient pour comprendre où l’on est. Ou encore : comment la mutation du travail et de l’emploi s’est jouée via une réorganisation du travail dont le syndicalisme a été très absent.

 

Une refonte de l’organisation du travail qui n’avait pas attendu l’arrivée de la gauche pour se développer. Dès les années 70, après l’élargissement et l’enrichissement des tâches puis l’individualisation du travail, les patronats les plus éclairés, au nom de l’émancipation du travail et de la responsabilisation du travailleur, ont été globalement à l’initiative du changement des contenus et de la relation de travail. Les syndicats n’y ont rien vu. Focalisés sur la seule défense des intérêts collectifs, ils ne se sont pas aperçus de leur coupure d’avec les changements de nature des contenus comme des relations de travail, induisant dès lors une autre coupure : celle d’avec l’individu salarié. Les législateurs ont senti le fond du problème avec les lois Auroux et le besoin de renforcer l’expertise syndicale sur le terrain de l’organisation du travail. Mais déjà, les délégués du personnel au sein des institutions représentatives du personnel, pourtant les plus en prise sur la réalité du travail, étaient déjà devenus les dernières roues du carrosse syndical. Quand à l’expression des salariés qui par excellence aurait du être la préoccupation majeure du syndicalisme dès la première année de sa mise en place, elle est devenue une appropriation patronale avec la création de 4000 cercles de qualité impliquant le personnel avec succès dans la réorganisation du travail, les syndicats restant spectateurs. Pour les syndicats, l’organisation du travail relevait du domaine réservé des directions, s’y intéresser eût relevé de la collaboration de classe ou d’une responsabilité de cogestion et aucun d’entre eux n’était cogestionnaire. Qui plus est, identifiés à l’organisation taylorienne ou stakhanoviste, ce qui est exactement la même chose, ils n’avaient jamais interrogé les valeurs qui fondaient dans ces systèmes le type d’emprise sur le collectif de travail comme sur l’individu (voir B Trentin sur le débat à ce propos au sein du syndicalisme italien). Absents de cet enjeu majeur de l’organisation du travail, les syndicats ont laissé libre cours aux patronats d’en faire à leur guise jusqu’à en faire une variable d’ajustement permanente, totalement déboussolante des référents donnant sens au travail. Globalement le syndicalisme, à l’exclusion de la Cfdt mais timidement, a regardé passer le train de la bataille de l’organisation du travail. Une bataille qui dès la fin des années 70 a été avec Thatcher et Reagan accompagnée de la montée en puissance des valeurs ultra-libérales du « tout au fric », de l’individu sans dette à l’égard de la société, libre de s’auto-construire et de contracter, y compris avec le diable si le désir lui en venait.

 

L’individualisation responsabilisante des années 70, dont les syndicats s’étaient déjà absentés, allait pernicieusement avec l’ultra-libéralisme aboutir à rien moins que d’imposer une tout autre conception de l’individu, afin de le rendre conforme à son système de valeurs devenu dominant et ceci dans l’entreprise comme dans la Cité. Tout cela a fonctionné comme une lettre à la poste. Il aura fallu attendre septembre 2008 et la tentative de suicide malgré lui de l’ultra libéralisme, conséquence de sa toute puissance, pour qu’enfin intervienne un début de sa mise en question. Une toute puissance identique à celle de la mutation de l’exercice du pouvoir dans l’entreprise, qui a généré une mutation de l’emploi comme du travail en en faisant ce qu’ils sont devenus et en rendant les contrepouvoirs impuissants 30 ans durant.

 

Difficile qu’au café du commerce ceci n’interroge pas tout un chacun sur l’impuissance politique dans la cité comme, dans l’entreprise, sur la responsabilité des dirigeants et l’impuissance syndicale qui nous ont mené là où nous en sommes. Comment dès lors s’étonner, après presque deux générations de ce régime, de la montée en puissance du fatalisme, de la résignation et du repli sur soi des actifs au travail et de la difficulté pour les syndicats de mobiliser une combativité quelconque à l’exclusion de la crainte de perte d’emploi, parce que là du moins, on sait pourquoi l’on se bat. S’investir, pour renouveler l’organisation du travail, pour lui redonner la santé qui lui est due, est d’autant moins évident que les dirigeants ont déjà fait le coup aux syndicats de leur nécessaire investissement sur le sujet, en le payant ultérieurement de « harcèlement » puis de la découverte qu’il y a des « risques psycho-sociaux » ( RPS) et aussi des « suicides du travail ». Globalement les salariés sont fatigués et peu propices à changer le monde et même le travail, ce qui constitue une sorte de quadrature du cercle. Il est en effet impossible de faire sans eux et peut être est ce là aujourd’hui le fond du problème posé au management des directions comme au management syndical et donc à l’expertise, en tous ses terrains d’application et tout particulièrement celui qui conditionne tous les autres : l’organisation du travail, quelle que soit l’appellation qu’on lui donne aujourd’hui : les fameux RPS que personne n’a vus venir et donc anticipés. Le dialogue social n’a en effet pas anticipé et nommé les concepts de harcèlement, de suicide au travail et de RPS, ce sont les évènements eux-mêmes qui l’ont fait. Comme il s’avère que les choses n’existent que d’être nommées, la manière dont s’est faite leur dénomination explique que patronats et syndicats en soient restés bouche bée et pas moins sidérés les uns que les autres après 30 ans d’autisme sur le sujet. De plus, ces scoops, fruits des évènements, sont loin d’être inoffensifs : pour la première fois dans l’histoire du travail, à travers les aspects pervers de l’exercice du pouvoir, c’est rien moins que les valeurs qui fondent la nature de l’emprise sur le subordonné qui sont désormais sur la table et incontournables. Une question tout aussi sidérante pour la légitimité du management du pouvoir que celui du contre-pouvoir. Il s’en est créé une double peur commune, très mauvaise conseillère, pour s’interroger sur ce qui fonde cette légitimité, laquelle nécessite une refondation des patronats comme des syndicats. Que peut à cela l’expertise à la place qui est la sienne et de la manière dont elle opère ?

 

Est-elle aujourd’hui un cache-sexe de l’état de délabrement patronal et syndical ou un stimulant à la refondation des relations sociales ?
Facilite-t-elle aux syndicats de renouer avec le travail et donc de retisser le lien aux salariés, ou est elle une procuration donnée par le syndicalisme d’une écoute des salariés dont il est devenu incapable ?

 

Henri Vacquin coordonne une étude pour le compte du cabinet Technologia sur l’expertise.

 

 

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