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Le livre rassemblé par Philippe Chazal « Témoignages de travailleurs aveugles » offre à la lecture environ 80 micro-récits de personnes aveugles de tous âges, de toutes conditions et travaillant dans de nombreux pays différents. Premier étonnement : l’incroyable variété des métiers exercés, parfois plusieurs dans une vie, et la diversité des parcours.

 

aveugle, gare routière provisoire (Avignon,FR84)Il y a ceux qui ont fait de leur handicap une force et se sont lancés dans les métiers du son, de la voix et de la parole : preneur de son, présentatrice d’un journal télévisé en Espagne, interprète, standardiste (le « poste » classique que les entreprises proposent aux non-voyants). Ou bien les métiers des mains et du corps : kiné, ostéopathe, créateur de parfums. Il y a ceux et celles qui se sont lancés un défi et se sont dit que rien ne leur était impossible, acceptant de longues études en milieu ordinaire pour devenir ingénieur, économiste (le responsable des études statistiques de la Ville de Paris), IGAS (Inspecteur Général des Affaires sociales), avocats, micro-biologiste, Conseiller d’Etat, ministre de la culture et de l’éducation du Canton du Tessin en Italie…

 

Nombre d’entre ceux qui se sont confiés exercent leur métier en indépendant ou ont créé une entreprise : une interprète, un écrivain public, une diseuse de bonne aventure et un astrologue (en Inde), des consultants ou coachs. Ou dans de petites structures : artisanales, un boulanger qui visiblement adore son métier, un producteur de miel, d’autres travaillent dans des start-ups de l’internet à New York. Quelques uns ont fait de beaux parcours dans les services publics ou sociaux, peu dans les grandes entreprises privées. Serait-ce alors qu’on les recrute pour « avoir le quota » comme l’écrit l’une des personnes qui a refusé un poste pour ne pas être « juste un handicapé ». Ce qui fait écho au témoignage d’un jeune admis pour poursuivre un MBA à Barcelone : « On me faisait comprendre que j’embêtais tout le monde avec mes histoires (d’études), qu’à l’âge de 20 ans, je ferais comme tout bon handicapé, à savoir vivre de l’assistanat ».

 

De nombreux témoignages révèlent aussi que beaucoup se sont spécialisés justement dans les services ou l’assistance aux personnes handicapées, comme pour mettre leur expérience au service des autres. Les difficultés des uns et des autres ont évidemment été nombreuses mais c’est un peu comme s’ils n’avaient pas envie d’en parler et de s’y attarder. Les apprentissages collectifs pour travailler ensemble sont longs : pour les personnes aveugles elles-mêmes et aussi pour leur collègues ou collaborateurs. Il faut l’accepter et cela va bien au-delà de ce que l’on appelle classiquement « l’adaptation du poste ». Les aides techniques modernes sont essentielles et précieuses : ordinateurs parlants, outils de compensation comme Jaw, Zoomtext, Pack Office, scanneurs, transcripteurs en braille, assistance vocale…

 

Travailler avec des personnes handicapées, c’est accepter la différence. Une différence qui souvent faire peur. Julia Kristeva le décrit de manière lucide et sensible dans son beau livre d’échanges avec Jean Vanier, l’initiateur chrétien d’un lieu, d’une communauté de professionnels mais aussi « de copains » du réseau L’Arche qui accompagnent des personnes en situation de handicap « Leur regard perce nos ombres ». Elle montre à quel point la confrontation au handicap, et plus encore à des handicaps moteurs ou psychomoteurs, nous met en face de nous-mêmes, de nos défaillances possibles, de notre angoisse devant le risque de la déficience et in fine de la mort qui de toute façon est en nous. Et ce d’autant plus que l’on vit dans une société de l’efficience, sous la tyrannie de la performance requise partout, et surtout dans le travail. La vulnérabilité n’y a pas sa place comme je l’avais évoqué dans Metis en relatant mon expérience du cancer dans un court article
« Travailler quand on est malade ».

 

Dans le travail quotidien, c’est accepter que certains n’aient pas accès à ce « mélange subtil de traditions, de regards et d’attitudes » (….) qui tisse le quotidien de la vie sociale. De là le caractère souvent très cru, très cash des propos de certains, les sourds par exemple, qui est souvent évoqué à leur propos.

 

Dans ce livre, les récits, les propos tenus sont peut-être trop marqués par la volonté de souligner le positif du vécu de ceux qui ont réussi leur vie professionnelle. Un côté success stories. Mais cela fait du bien de lire Sabine Jover-Charbonneau cette interprète d’origine espagnole qui travaille en free lance pour la Commission Européenne « Je dois dire qu’il n’y a pas un seul jour où je ne suis pas allée travailler de bon cœur ». On sent poindre à peine quelques critiques, « le sujet dérange en France et la culpabilité résonne entre les lignes…la société française n’est pas encore disposée à entendre un discours différent sur le handicap » (Stéphane Forgeron, auditeur interne international). On sent que souvent les entreprises d’autres pays ont su être plus accueillantes. En Espagne. En Italie ou aux Etats-Unis.

 

On peut aussi regretter que ne soit pas davantage souligné le prix à payer, l’énergie dépensée à chaque instant, les efforts incessants pour faire « oublier » que l’on est handicapé. Mais pourquoi faudrait-il le faire oublier ? Ou bien la tension entre la volonté de faire comme tout le monde, d’être comme tout le monde et le besoin de se retrouver dans les différentes communautés de ceux qui sont confrontés au même problème. Cette tension entre deux mondes, et cette double appartenance, tout comme leur particulière lucidité, fait souvent des handicapés des gens plus riches que beaucoup.

 

Références 

Philippe Chazel, Témoignages de travailleurs aveugles, Préface de Roselyne Bachelot, Editions du Cherche-Midi, 2014

Julia Kristeva, Leur regard perce nos ombres, Fayard, 2011

 

Crédit image : CC/Flickr/jean-louis Zimmermann

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.