9 minutes de lecture

par Gilles-Laurent Rayssac , Danielle Kaisergruber

L’organisation de réunions de concertation et de débats publics sur les projets d’aménagement est courante, mais mobilise-t-elle tous ceux qui pourraient l’être, réussit-elle à associer toutes les parties prenantes ? Gilles-Laurent Rayssac, qui a créé le cabinet Res Publica, fait le point pour Metis :

 

mains

Le cabinet de conseil que vous avez créé travaille sur les méthodes de concertation et de débat public, en particulier autour des projets des collectivités territoriales (aménagement, urbanisme, infrastructures de transport, écoquartier, etc.). Quel est le cadre institutionnel de ces débats ? Qui associent-ils ? Des élus ? Des experts ? Des associations ?

 

 

Nous travaillons dans un cadre institutionnel varié car les collectivités locales sont soumises à de nombreuses obligations en matière de concertation depuis une quinzaine d’années. C’est ainsi qu’en vertu de l’article L 300-2 du Code de l’urbanisme, elles doivent organiser une concertation pour tout projet qui modifierait sensiblement l’économie de la commune. La concertation est aussi obligatoire dans tous les projets qui peuvent avoir un impact sur l’environnement, en raison de l’article 7 de la Charte de l’environnement, qui a été inclue dans la Constitution en 2005.

Cependant, plusieurs exemples montrent que l’injonction « de concerter » qui est faite aux collectivités ne signifie pas pour autant qu’elles organisent un processus d’élaboration des projets qui impliquerait l’ensemble des parties prenantes, c’est-à-dire toutes les personnes, physiques ou morales, concernées par le projet en question.

Nous intervenons aussi dans le cadre de missions pour lesquelles il n’y a pas nécessairement d’obligation juridique. Par exemple, nous organisons et animons actuellement la concertation sur la candidature de Paris aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 : aucun texte n’oblige le Comité de candidature à animer cette concertation, mais il considère que celle-ci représente, pour le projet de candidature, une ressource supplémentaire qui va améliorer la qualité de son dossier.

C’est cette dernière idée qui est importante : organiser une concertation pour exploiter une ressource renouvelable qui est constituée de l’apport en « savoirs d’usage », en élargissement des points de vue, en complémentarité des réflexions conduites par les parties prenantes. Cette ressource est là, devant nous, à portée de main, quasiment inépuisable. Notre rôle, à Res Publica, est d’aider les collectivités territoriales à la mobiliser.

Pour cela nous associons les parties prenantes au sens des personnes concernées : cela peut faire beaucoup de monde, en tout cas beaucoup de catégories de personnes différentes. Et c’est bien cette diversité qui fait l’intérêt de la concertation : elle permet d’associer une réflexion ouverte et créative à des savoirs constitués, précis et approfondis, ceux des experts. Or, ces derniers peuvent s’appuyer sur des savoirs formatés et parfois être moins riches et moins créatifs.

Pour avoir participer aux réunions de concertation sur le projet d’écoquartier des Batignolles à Paris, il m’a semblé que les participants étaient surtout des professionnels « concernés », des architectes, des urbanistes, ou des cadres des professions intellectuelles qui se trouvaient habiter le quartier. Est-ce que cela se confirme ?

 

Oui, cela se confirme dans la mesure où de nombreux processus de concertation n’apportent pas assez de soin à mobiliser toutes les parties prenantes dans leur diversité. Traditionnellement, la puissance publique se préoccupe uniquement de « mettre en place » des réunions sans se préoccuper de savoir qui va y participer ni comment prévenir les personnes concernées qu’elles peuvent participer. De ce fait, ce sont toujours les mêmes qui sont présents. 

 

Pourtant, en se posant la question de savoir qui est concerné par un projet et en cherchant à comprendre comment on peut s’adresser à ces personnes, quels seront les moyens de communication les plus efficaces pour les faire venir, on parvient à diversifier la participation et à avoir des débats d’autant plus intéressants qu’ils mettront en dialogue des personnes très différentes, qui ont en commun le projet en discussion.

Mais, cela ne suffit pas ! Il faut aussi que les débats soient intéressants, qu’ils paraissent utiles aux personnes qui y participent. Nous observons que les gens qui participent aux concertations sont très sensibles à leur utilité, parce qu’ils ne veulent pas perdre leur temps. Ils participent tant qu’ils ont le sentiment que la réflexion collective progresse et tant qu’ils sont assurés que leurs efforts servent à quelque chose, c’est-à-dire tant qu’ils discutent de sujets sur lesquels les décisions n’ont pas été déjà toutes figées. Or, les personnes qui participent aux concertations savent très bien décerner les vrais débats de ceux qui ne servent à rien.

Comment peut-on améliorer la participation et l’implication des habitants les moins favorisés socialement, ou les moins diplômés, à ces « exercices d’experts » ?

 

Il faut d’abord faire en sorte de ne pas organiser des « exercices d’experts » ! De ce point de vue, il faut souligner un aspect important, qui n’est pas suffisamment observé dans beaucoup de cas : les discussions dans les processus de concertation ne doivent pas être techniques mais politiques, au sens que Pierre Rosanvallon donne du politique (cf Metis, Le bon gouvernement par Jean-Marie Bergère – 02 Janvier 2016), c’est-à-dire « l’art de définir les conditions du vivre ensemble ».

Ce point est de la plus grande importance parce que les discussions techniques sont par nature excluantes : seuls ceux qui ont un « bagage technique » suffisant peuvent s’y sentir à l’aise et y participer effectivement. Or, ce que l’on cherche à faire dans une concertation, ce n’est pas le travail du technicien, mais plutôt connaître les attentes, les souhaits, les priorités des parties prenantes. C’est uniquement au niveau politique de la discussion que l’on parvient à faire discuter ensemble des gens très différents, quel que soit leur niveau d’étude ou leurs compétences personnelles.

C’est pour cela que je considère que le travail de mise en débat d’un projet est si important ; parce qu’il est bien plus facile, quand on organise une concertation avec des techniciens, de choisir des sujets techniques ! Il faut résister à cette facilité et amener les parties prenantes à discuter de ce qu’elles connaissent le mieux : leurs attentes. Et c’est en confrontant les attentes particulières des parties prenantes que l’on parvient, au terme d’un processus de délibération, à dessiner, même de façon un peu floue, ce que pourrait être l’intérêt général.

Qu’en est-il du rôle des Associations qui, parfois peut-être, s’autoproclament « représentatives » ? Lorsque votre équipe anime des concertations dans le cadre de projets urbains par exemple, comment cela se passe ? Pouvez-vous nous raconter ? Ou nous donner d’autres exemples ?

 

Les associations sont utiles à la démocratie, même si elles ne sont pas toutes représentatives et si elles ne sont pas toujours, elles-mêmes, des modèles de démocratie. Si aucune préparation n’est faite, les réunions de concertation ne réuniront que les personnes qui sont le mieux informées, le mieux introduites dans les réseaux. Autant il nous importe dans les processus de concertation d’accueillir les associations, autant nous cherchons toujours à mobiliser « Monsieur et Madame Toulemonde », ces personnes qui n’ont pas de mandat particulier, pas de responsabilité collective mais qui sont, par rapport au projet discuté, les plus nombreux et directement concernés.

D’où l’importance de la cartographie des parties prenantes dont je parlais plus haut : si nous cherchons à savoir, à l’avance, qui sera concerné par un projet, nous savons aussi ce qui intéresse ces personnes, comment les mobiliser, etc. Une fois que la cartographie des parties prenantes est faite, nous pouvons inviter des personnes qui vont représenter les différentes manières d’être concerné par un projet.

Pour assurer la diversité du recrutement dans les réunions de concertation que nous organisons, nous travaillons de deux manières différentes : nous mobilisons les réseaux et nous faisons écrire par le Maire à un échantillon de personnes tirées au sort sur les listes électorales. Cela nous permet de renouveler considérablement la participation aux réunions de concertation tout en assurant que les personnes qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales seront aussi représentées (grâce au travail dans les réseaux).

Par ailleurs, nous avons développé une plateforme de concertation en ligne qui nous permet de toucher des personnes qui ne peuvent matériellement pas venir aux réunions de concertation mais qui sont intéressées à donner leur avis et à commenter ceux des autres. Cette plateforme, que nous appelons J’enparle®, permet notamment d’offrir la possibilité de participer à la tranche d’âge 30-45 ans, souvent la moins représentée dans les réunions.

Nombre de ces projets sont porteurs de créations d’emplois. Comment les évalue-t-on et comment peut-on faire pour qu’ils profitent aux habitants des territoires concernés ? Aux jeunes en particulier.

 

Nous intervenons peu sur ces questions. Notamment parce que les maîtres d’ouvrage sont encore organisés de façon très verticale et qu’ils sont peu nombreux à anticiper, au moment de la concertation, la dimension emploi des projets qu’ils conduisent. Cependant, il nous est arrivé, pour deux ou trois grands projets pour lesquels nous intervenons dans la longue durée, d’organiser en amont de la phase opérationnelle, une concertation entre tous les professionnels de l’emploi d’un territoire. L’objectif est de les sensibiliser au projet en préparation et de les aider à anticiper les actions à mettre en œuvre pour que ces projets apportent quelques postes de travail ou au moins des parcours qualifiants aux habitants des territoires concernés.


Le but ultime des dispositifs et des méthodes de concertation publique est d’associer à la décision les citoyens, les habitants, les usagers… et pas seulement leurs représentants ou ceux qui se présentent comme tels. Est-ce que cela marche ? Quel bilan en faites-vous ?

 

Cela marche quand le maître d’ouvrage le souhaite et s’en donne les moyens. Ce n’est pas encore la majorité des cas. Dans certains cas, le maître d’ouvrage n’est pas convaincu de l’intérêt de la concertation ; dans ce cas, s’il s’agit d’une obligation, il fait le minimum pour « cocher la case », mais le résultat n’a aucun intérêt (et pour cause, on n’en attendait rien). Dans d’autres cas, la volonté est réelle, mais c’est la méthode qui manque. Par exemple, organiser une réunion de concertation dans un format traditionnel (une estrade sur élevée, les participants installés sur des rangées face à la tribune) sans avoir fait le travail de cartographie des parties prenantes ni de mise en débat ne servira, au mieux, qu’à délivrer de l’information. Le plus souvent, d‘ailleurs, ce format génère des effets de tribune, et pas seulement sur l’estrade. Ce n’est pas de la concertation, c’est de la confrontation.

La méthode, cependant, se diffuse dans les collectivités territoriales depuis une quinzaine d’années. Il y a de plus en plus de formations, notamment universitaires. De plus en plus d’acteurs expérimentent et, par un processus essai-erreur-correction, progressent et capitalisent les bonnes pratiques.

Malgré tout, nous sommes loin du compte et « l’autre manière de faire de la politique » que l’on nous promet depuis des décennies n’a pas encore intégré la dimension participative. Or, l’évolution des choses fait que nous ne pouvons plus nous contenter d’être des intermittents de la démocratie qui vont déposer un bulletin dans l’urne tous les 5 ou 6 ans. Il est nécessaire de nourrir la vie quotidienne d’une pratique démocratique permanente en mettant en œuvre des dispositifs qui permettent aux personnes concernées non seulement de donner leur point de vue mais aussi de contribuer à l’élaboration des décisions qui les concernent.
Les savoir-faire, dans ce domaine, existent et sont globalement robustes. Il ne reste plus qu’à les mettre en œuvre sérieusement. C’est ce qui semble le plus difficile.


Pour aller plus loins :

www.respublica-conseil.fr
– Le guide de la concertation ( Gilles-Laurent Rayssac et Christian de La Guéronnière), Editions Territorial ?

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.