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Frédéric Petitbon est un professionnel au savoir hybride. Praticien expérimenté du conseil en management, enseignant en proximité avec le monde académique, auteur d’une dizaine d’ouvrages éclairants, il nous livre dans cet entretien sa vision d’observateur et d’acteur averti, impliqué dans le champ mouvant du management et de l’organisation.

Pouvez-vous, pour commencer, nous décrire en quelques mots le début de votre pracours professionnel aux activités diversifiées ?

J’ai découvert au départ les sciences humaines pendant mes études à l’ESSEC où je suivais en parallèle un enseignement de sciences humaines à l’université de Nanterre. J’ai le souvenir d’avoir passé une nuit à lire l’ouvrage de Michel Crozier et d’Erhard Friedberg, L’acteur et le système, qui constitua pour moi une forme de révélation. C’est à ce moment que j’ai découvert une petite annonce postée dans les couloirs de l’université de Nanterre présentant le DEA de Michel Crozier consacré à la sociologie des organisations, en vue de recruter des étudiants. J’ai donc immédiatement posé ma candidature.

C’est alors à l’issue de ce diplôme que vous entamez durablement votre carrière dans le conseil.

En effet Pierre Morin, alors Directeur Général du cabinet de conseil IDRH, qui était l’un de mes enseignants du DEA m’a fait entrer en 1989 dans cette véritable PME du conseil. Ce métier me convenait bien, car il me permettait d’exercer une activité de conseil opérationnel combinée avec une activité d’enseignant, avec une prise de recul enrichissante — pratique valorisée à IDRH. J’y suis resté sur un temps long, comme associé depuis l’année 1992, jusqu’au moment où nous avons rejoint PwC Advisory en 2016.

Vous avez ainsi durant ce long parcours, toujours en cours, de près de 35 ans, observé en tant que praticien l’évolution du métier de consultant et de ses principaux enjeux. Comment pouvez-vous le caractériser ?

Le terme générique de consultant me gêne dans la mesure où il recouvre une diversité de situations et de pratiques très larges et évolutives (études stratégiques, conseil en management, systèmes d’information, etc.). Bien sûr, les questions d’organisation et de management sont intemporelles et aussi anciennes que l’action collective organisée, avec un rôle de « conseiller de synthèse » qui va de pair. Je dirais d’ailleurs, depuis que j’ai commencé à travailler, que nous faisons désormais totalement partie du paysage des entreprises : on mobilise des consultants comme experts ; ou comme acteurs permettant de mettre en œuvre de manière rapide et professionnelle une transformation. Ce sont d’ailleurs les grands projets de transformation avec une composante technologique forte qui sont maintenant le cœur de l’activité des grands cabinets de conseil, quand cette dimension n’en était qu’une parmi d’autres il y a 35 ans.

Pouvez-vous illustrer les problématiques et enjeux associés au pilotage de ces grands projets, notamment au sein de PwC ?

De mon point de vue, la question du développement durable est maintenant majeure au sens où elle interroge la finalité de l’entreprise et fait ainsi pénétrer l’analyse d’impact au cœur des projets. Cela dans de multiples domaines. Par exemple et concrètement, dans le monde de la production du cosmétique la question n’est plus seulement de savoir si mon shampoing est contenu dans du plastique recyclable ou non — bien sûr cette question est importante — mais aussi si le consommateur, via mon shampoing, va utiliser beaucoup d’eau pour se rincer ; et bien sûr comment les différents acteurs de la chaîne de valeur sont eux-mêmes dans un fonctionnement « full RSE ». Et ce passage à une entreprise full RSE implique un management plus horizontal, participatif, indispensable pour un fonctionnement collaboratif, ouvert sur de multiples parties prenantes.

Nous entrons à présent plutôt dans une phase post pandémique. Pouvez-vous caractériser les impacts du coronavirus au regard du travail et de ses différentes pratiques ?

D’une manière générale, à travers mes différentes interventions et celles de mes collègues au sein de PwC, j’ai pu identifier à l’issue de la crise sanitaire, quatre modèles d’organisation du travail et de l’espace, qui peuvent d’ailleurs se regrouper en deux grandes configurations. La première, orientée vers une présence physique dans les bureaux et autres lieux de travail, est associée aux modèles de l’usine et de l’Agora.

Le modèle de l’usine, longtemps dominant, est à présent devenu un modèle parmi d’autres. La pandémie a été vécue en somme comme une parenthèse à laquelle chacun s’est adapté plus ou moins bien aux impératifs du télétravail… avant de revenir quotidiennement à une présence systématique dans l’espace de travail. Ce modèle « usinier » post pandémique va de pair avec des espaces permettant le contact visuel entre les équipes, combinant autant que faire se peut efficacité collective et convivialité. C’est par exemple le cas des call centers basés sur un même plateau.

Le second modèle est celui que je qualifie d’Agora. Il se réfère aux firmes qui prêtent une grande attention à la socialisation et au cœur du métier. Il importe de créer les conditions pour permettre de se croiser, se rencontrer, de se découvrir, de partager, de collaborer. La présence au bureau est favorisée par l’usage d’espaces enrichis et diversifiés. S’agissant du télétravail, on tient naturellement compte des demandes des salariés, en l’utilisant selon des cas d’usage définis. Ce modèle s’observe en particulier dans les grandes entreprises au sein desquelles coexistent des activités de différents métiers à fort niveau d’innovation. Naturellement, dans ce cadre, la montée en compétence managériale constitue un impératif pour faire vivre un collectif de travail porteur.

Quels modèles regroupe alors la seconde configuration ?

Cette seconde configuration comporte deux autres modèles : celui de l’entreprise full hybride ainsi que l’entreprise sans bureaux. À la différence de la première configuration, ces deux modèles s’éloignent singulièrement de la présence physique dominante au bureau.

Ainsi l’entreprise full hybride considère que le mode normal est associé à la présence des équipes de travail dans plusieurs endroits à la fois (sur plusieurs sites, chez eux, sur projet, etc.) Il importe alors d’être efficace et humain tant en mode distant qu’en physique. En conséquence, on ne trouve pas réellement de jours de travail distant : trois ou quatre jours hors bureau constituent souvent la norme. On observe ce modèle dans les grandes firmes mondialisées, sur des sites multiples éparpillés avec des activités et métiers ne rendant pas indispensable le travail au quotidien sur des artefacts, ni sur le fonctionnement au sein du même lieu de l’équipe. Il est associé à un haut niveau d’équipements techniques et d’organisation des collectifs de travail, combiné avec une excellence managériale.

Enfin, l’entreprise sans bureaux, c’est-à-dire 100 % digitale, s’observe dans le secteur technologique ou des services, en ne demandant plus à ses collaborateurs de se rendre au bureau, celui-ci n’existant plus… Cela à l’exception de quelques réunions physiques, type séminaires annuels ou trimestriels. Dans ce modèle, les entreprises sont caractérisées par une grande rigueur ainsi qu’une excellence d’exécution dans le partage d’information individuellement et collectivement, impliquant un leadership exemplaire. Les collaborateurs choisissant ce type d’entreprises apprécient particulièrement la possibilité de travailler d’où ils le souhaitent.

Vous êtes auteur et co-auteur d’une dizaine d’ouvrages, vous travaillez/collaborez également avec le monde académique via notamment la FNEGE (Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion des Entreprises) et vous enseignez à Science Po. Qu’est-ce qui vous a motivé pour exercer ces différentes activités ?

Il existe assurément d’excellents consultants qui n’écrivent pas d’ouvrages et n’ont pas de connexions académiques… J’ai pour ma part continué à écrire et à enseigner pour m’enrichir, témoigner de mes pratiques et éviter notamment de tomber dans le piège de la répétition. Je co-écris d’ailleurs la plupart de mes ouvrages en collaboration avec des chercheurs. Je considère plus généralement qu’une alliance entre chercheurs et consultants est indispensable et complémentaire pour répondre aux défis des entreprises, même si la relation entre ces deux univers reste souvent complexe. Ainsi des initiatives ont vu le jour pour favoriser leur rapprochement, par exemple dans le cadre de chaires académiques ou d’associations professionnelles. C’est le cas avec l’Institut de l’entreprise où l’on a mobilisé depuis trois années une trentaine de chercheurs pour les faire se confronter à des dirigeants d’entreprises dans une démarche de fiction pour se projeter sur l’entreprise « full RSE » en 2030. Passionnant dans la vision de l’entreprise de demain, ouverte, collaborative, où toutes les fonctions portent une responsabilité sociale/sociétale et environnementale.

Vous animez dans cette perspective le prix académique de la Recherche en management Syntec Conseil.

En effet ce prix a été créé il y a quinze ans et récompense chaque année des travaux de chercheurs académiques innovants, avec un potentiel d’applicabilité, et accessibles pour des lecteurs profanes. Il est monté en partenariat avec la FNEGE qui s’en fait le relai auprès de la communauté académique et en assure la publicité lors de son événement annuel de remise de prix. Ce prix possède désormais une très bonne visibilité et contribue ainsi à créer des échanges prometteurs entre consultants et chercheurs susceptibles de générer des projets en commun.

Comment dans les grandes organisations internationales que sont les entreprises globalisées se font les liens entre choix stratégiques d’en haut (un petit nombre de hauts dirigeants) et les établissements, les services, voire les équipes ? En d’autres termes qu’est-ce qui fait qu’une ligne managériale est vivante ?

Sur ce point, s’agissant des grandes firmes, on a bien sûr des décisions d’investissement ou de cession d’activités prises par les dirigeants qui ont un impact majeur sur de nombreuses parties prenantes, collaborateurs ou partenaires. Mais ce fonctionnement « top down » va de pair, dans des entreprises très ouvertes sur le monde, avec des initiatives foisonnantes sur le terrain portées par le management intermédiaire et les équipes. La question est en réalité d’être capable de faire cohabiter et coexister la logique structurante émanant du haut avec des logiques de foisonnement multiples issues des niveaux intermédiaires ou inférieurs.

Plus globalement vous abordez cette question dans votre nouvel ouvrage intitulé : Il n’y a pas d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd : Au-delà de la RSE écrit avec deux de vos collègues de PwC.

En effet, ce modèle de management, en le contextualisant nécessairement, est à mon sens en train de se construire dans de nombreuses entreprises au regard des transformations en cours. Ce qui conduit à travailler entre acteurs de manière ouverte et collaborative, à rebours du mode pyramidal qui apparait de plus en plus très difficile à faire accepter et vivre. Ce qui n’est pas sans poser de nombreuses questions sur la manière d’y parvenir, singulièrement en France au regard de notre modèle culturel considéré comme encore assez largement vertical et souvent empreint d’une logique de présentéisme au travail. Pour autant l’étude Hopes and Fears que PwC a mené auprès de 43 000 personnes dans le monde révèle un accroissement global de l’autonomie et de la responsabilisation des personnes et des équipes dans tous les pays, y compris la France. Cette perspective favorable comporte cependant un versant sombre : la montée de la fatigue, et du burn-out qui affecte près d’une personne sur cinq en France, ce qui est absolument considérable. Aussi, de mon point de vue, il apparait indispensable de redonner toute sa place au micro-management responsable ainsi qu’aux rituels qui lui sont associés : échanges réguliers en proximité, capacité à rendre l’espace de travail — y compris virtuel — chaleureux et convivial tout en maintenant une forme d’exigence dans l’accomplissement de son activité.

Pour clore cet entretien, j’aimerais vous entendre sur la question du rapport au travail de la jeune génération, tel que vous le percevez dans le monde du conseil.

L’une des spécificités de cette jeune génération de consultants est le rapport de force en leur faveur dans le monde du travail : leur relative liberté donc à quitter leur poste d’où l’existence d’un turnover consubstantiel à cet univers du conseil. Le « contrat psychologique » porte sur l’apprentissage rapide de méthodes de travail et l’intérêt d’un travail — ce qui demande une très grande attention au management de proximité, et la réactualisation régulière des termes de l’échange. Le laps de temps de l’année est ainsi devenu bien trop long : il faut régulièrement — tous les trois mois ? — vérifier si le « contrat » est acceptable pour le consultant comme pour le management. Nous nous efforçons au sein de PwC à passer le message selon lequel l’évaluation ne porte pas sur la quantité de travail — Le télétravail nous aide dans la mesure où le présentéisme fait moins sens… La culture de la présence tardive au bureau a d’ailleurs progressivement disparu : il n’y a plus grand monde après 18 h 30 et avant 9 h du matin… Cette génération de jeunes trentenaires reste aussi impliquée que ceux de ma génération, tout en s’assurant d’avoir une vie plus équilibrée.

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J’ai eu successivement trois vies professionnelles diversifiées mais combinées autour des questions de travail au sens large. Ma première vie a été centrée sur les RH où j’ai terminé comme VP RH d’une branche de Thales, puis de Nielsen France et Europe du Nord. La seconde a été orientée dans le conseil en management au sein de Bernard Brunhes Consultant. La troisième a débouchée sur une carrière universitaire en sciences de gestion (doctorat et HDR) où je suis actuellement Directeur de recherche à l’université de Paris-Saclay et membre du conseil scientifique de la chaire Réseaux & Innovation. Ces trois vies combinées orientent mes centres d’intérêt vers les formes de New Ways of Working (économie du savoir, travailleurs du savoir, gestion des savoirs innovation collaborative, espaces de travail innovants et créatifs…), générant de nombreuses publications.

Mais surtout, au-delà de ces activités intellectuelles, je cultive les divertissements et les plaisirs : théâtre, cinéma, bons restaurants, amitiés et échanges durables, etc.