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par Loek Groot, traduit de l’anglais par Eva Quéméré

En 2016, Utrecht – une vieille ville des Pays-Bas – a eu l’idée de lancer une ambitieuse expérience socio-économique, avec l’aide d’une équipe de chercheurs de l’École d’économie de l’Université d’Utrecht. Le but : obtenir des informations plus fiables sur ce qui fonctionne – et ce qui ne fonctionne pas – quand on permet à ceux qui reçoivent des prestations sociales de contribuer activement à la société. Cette expérimentation se situe dans le cadre d’un programme national « See what works » dans lequel d’autres villes vont faire la même démarche (Tilburg,Groningen, Wageningen…). Loek Groot, professeur à l’Utrecht School of Economics, est en charge du monitoring et de l’évaluation de cette expérimentation. Il décrit les conditions de l’expérimentation qui débutera en 2017.

 

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En 2017, si tout va bien, Utrecht commencera à délivrer un revenu de base inconditionnel à certains citoyens. Ce revenu est destiné à couvrir les frais de vie tels que l’alimentation et l’hébergement et est donné indépendamment de la situation des bénéficiaires : qu’ils soient au chômage, aient un emploi, soient en quête de travail ou fassent du bénévolat. L’expérience portera sur six groupes différents, dont un seul recevra le revenu de base. Mais avant d’entrer dans les détails, il est important de comprendre pourquoi la ville d’Utrecht veut lancer cette expérience.

Une réforme risquée
En début d’année, le pays a réformé son système d’aide sociale en vertu de ce que l’on appelle la « loi de participation ». Les chercheurs d’emploi ont désormais une stricte obligation d’accepter une offre d’emploi, même si celle-ci n’est, selon eux, pas appropriée à leur formation ou à leur expérience professionnelle. Ils doivent aussi être prêts à se déplacer jusqu’à trois heures par jour pour aller travailler.

Mais le changement le plus important est que les services sociaux ont désormais le pouvoir de préciser ce que les bénéficiaires de l’aide sociale ont à faire en échange de leurs prestations – allant du travail bénévole aux travaux d’entretien – sans quoi elles pourront être supprimées.

Ces nouvelles lois – décrites dans les objectifs de l’expérience – sont préoccupantes et pourraient se révéler bureaucratiques et chronophages. En raison des règlements supplémentaires, des contrôles et des exemptions spéciales, les demandes de prestations se complexifieront, ce qui conduira à plus de travail pour les conseillers.

En outre, ce nouveau système risque de conduire à des erreurs, avec des demandeurs bien intentionnés qui pourront être sanctionnés, tandis que d’autres joueront avec le système et resteront impunis. De plus, au lieu d’une situation de confiance et un sentiment d’intérêt commun, la menace de sanctions peut aussi créer des conflits d’intérêts et un sentiment de méfiance entre les conseillers et les demandeurs d’emploi ou d’aides.


Utrecht, « tube à essais »

Dans ce contexte, Utrecht souhaite faire usage d’une disposition spéciale de la nouvelle loi, qui laisse place à l’expérimentation (article 83 sur l’innovation). Le conseiller municipal, Victor Everhardt, va demander à la Secrétaire d’Etat aux Affaires Sociales, Jetta Klijnsma, d’approuver l’expérience.

Utrecht est la quatrième plus grande ville des Pays-Bas, avec environ 335.000 habitants. En 2015, près de 10.000 personnes ont reçu des prestations sociales d’une valeur d’environ 960 euros par mois pour des ménages unipersonnels. L’expérience sera entièrement axée sur ce groupe : il ne comprend pas, par exemple, les personnes travaillant à temps plein ou partiel, ou les travailleurs indépendants.

Les six groupes participant à l’expérience sont les suivants:
A – Les demandeurs qui ne participent pas à l’expérience, et sont donc soumis au régime de l’aide sociale normale.
B – Les demandeurs qui veulent participer à l’expérience, mais sont affectés au régime de protection sociale normale.
C – Les demandeurs qui reçoivent des prestations d’aide sociale, mais sont exemptés des obligations habituelles pour maintenir leurs prestations.
D – Les demandeurs qui ont la possibilité de compléter leur prestation d’aide sociale d’un montant supplémentaire de 150 € par mois en fournissant un service en retour, choisi parmi une liste d’activités socialement utiles, allant de la rénovation d’écoles à des activités de travail bénévole régulier.
E – Les demandeurs qui reçoivent un paiement supplémentaire de 150 € par mois, qui sera retiré s’ils ne font pas un service en retour, choisi parmi une liste d’activités socialement utiles.
F – Les demandeurs dont la prestation de l’aide sociale se transforme en un revenu de base inconditionnel.

La participation à l’expérience est volontaire, ce qui présente un risque de «biais de sélection» – c’est-à-dire que les résultats seront biaisés car le groupe de participants n’est pas vraiment aléatoire. Les groupes A et B ont été inclus en tant que groupes de contrôle: cela signifie qu’ils resteront soumis à toutes les obligations habituelles – postuler à des offres, accepter un emploi, participer à des programmes de marché du travail ou effectuer des services en échange de leurs prestations – sous peine d’une réduction de leurs aides sociales allant de 10% à 100%. Les groupes témoins doivent corriger les biais de sélection entre ceux qui veulent et ne veulent pas participer à l’expérience.

Bien que les membres des groupes C à E soient exemptés des exigences « normales » pour maintenir leurs prestations sociales, ils perdront leurs prestations quand ils commenceront à travailler et à gagner un revenu. Seuls les membres du groupe F pourront considérer leur transfert comme un revenu de base, pouvant être complété par des revenus supplémentaires.

La différence entre les groupes D et E se trouve essentiellement dans la façon dont leur position est encadrée : les personnes du groupe D seront récompensées par un supplément de 150 euros si elles exercent une activité socialement utile. En revanche, les membres du groupe E seront « punis » par le retrait de cet extra s’ils ne parviennent pas à exercer une telle activité. Nous nous attendons alors à ce que les membres du groupe E fassent plus d’efforts pour éviter la perte des 150 euros – dont ils verront déjà chaque mois le montant sur leur compte bancaire – que les membres du groupe D pour gagner 150 €. Ce résultat serait en ligne avec la littérature sur l’économie comportementale, en particulier le travail du célèbre psychologue Daniel Kahneman et de l’économiste Richard Thaler, qui ont montré qu’une perte potentielle a un pouvoir plus fort et est un meilleur facteur de motivation, qu’un potentiel gain de valeur d’un montant égal.

Les différences dans l’adoption d’un travail rémunéré ou non rémunéré, le développement des compétences et le bien-être des bénéficiaires des différents groupes, seront mesurés au moyen d’enquêtes. Les conseillers seront également interrogés afin d’avoir une idée de leur niveau de satisfaction et de stress au travail. De cette façon, nous espérons obtenir des informations plus fiables sur les effets d’un revenu de base inconditionnel comparé aux autres moyens fournir des prestations sociales.

Pour en savoir plus :

– Sendhil Mullainathan et Eldar Shafir, « Scarcity: Why Having Too Little Means So Much« , Time Books, Henry Holt & Company LLC, New York, NY, 2013

– « The effects of a special program for multi-problem school dropouts on educational enrolment, employment and criminal behaviour; Evidence from a field experiment« ,
CPB Discussion Paper 241, 4 Avril 2013

– Film de Monique Lesterhuis et Suzanne Raes, « Quid pro Quo« , octobre 2015

 

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