Parmi les explications de l’état d’incertitude, d’indécision, de trouble souvent ressenti aujourd’hui, il y a peut-être les difficultés à se représenter le monde dans lequel nous vivons. Il y a tout à coup comme « une absence de continuité entre la société d’hier et la société de demain ». C’est à décrire et analyser ce monde d’aujourd’hui que se consacre Pierre Veltz dans son dernier livre, La société hyper-industrielle, le nouveau capitalisme productif. Il prend le revers de quelques idées reçues :
Idée reçue n° 1 : nous serions à l’ère post-industrielle
Justement, le titre du livre n’est pas « société post-industrielle ». Il serait faux et dangereux de penser que l’industrie a disparu. Ainsi l’emploi manufacturier régresse en Europe et aux Etats-Unis mais il augmente dans le monde et il occupe aujourd’hui 310 millions de personnes. La Chine concentre 20 % de ces emplois manufacturiers, le Mexique est devenu la base productive arrière des Etats-Unis (ce qui sans doute va d’une manière ou d’une autre freiner les ardeurs de Trump), les pays d’Europe de l’Est sont devenus la base arrière de l’Allemagne. Cette nouvelle division internationale du travail est un problème pour l’Europe et l’Amérique, mais aussi pour les pays qui sont passés à côté : les pays d’Afrique (pour l’instant), certains autres pays du Sud. Passeront-ils directement à l’étape suivante ? A voir. Mais dans tous les pays soit émergents soit en développement, les besoins en infrastructures et les appétits de consommation et d’équipement sont tels que l’industrie manufacturière a de beaux jours devant elle.
En lisant le livre de Pierre Veltz je pensais aux récits, qui n’ont apparemment rien à voir, de Lieve Joris dans son livre Les Ailes du dragon, elle y raconte les échanges et les circulations intenses de marchandises, d’hommes, d’habitudes entre la Chine et l’Afrique, la place du commerce des choses et entre les hommes. Il faut lire ce livre qui est une merveilleuse histoire de « la mondialisation par en bas ».
Idée reçue n° 2 : nous serions dans une société de services
Il serait faux de s’en tenir à l’opposition entre les services et l’industrie. Elle est dépassée. Pierre Veltz se demande si Google, Amazon, voire Apple sont des sociétés industrielles ou des sociétés de services ? De très nombreuses entreprises classées comme industrielles vendent des services ou commercialisent « des usages » : Michelin vend des « pneus au kilomètre », Renault et PSA vendent l’utilisation d’une voiture (entretenue) sur trois ans (LLD ou LOA). L’économie de la fonctionnalité change la donne : les fabricants ont alors intérêt à la durabilité de leurs productions. Des services comme les transports, la gestion de l’eau, la gestion des déchets ont un fort contenu technologique et industriel.
De plus, un grand nombre des services se sont mis à fonctionner sur un modèle industriel et les normes, les indicateurs, les organisations du travail d’un entrepôt logistique ou d’une société d’assurance n’ont rien à envier au taylorisme ou au toyotisme des grands groupes industriels.
Idée reçue n° 3 : les robots vont tuer l’emploi
De nombreuses prospectives (l’auteur retient celle de l’OCDE avec un risque sur 9 % des emplois actuels dans les pays développés) annoncent des suppressions d’emplois massives, mais oublient le plus souvent que ce sont les activités les plus quotidiennes qui résistent à l’automatisation. Les schémas de la théorie du « déversement » décrivent comment les produits industriels se sont transformés en demandes de services, mais vers quoi se déversera la société automatisée ? « Une réponse simple pourrait être le temps libéré, la culture, l’éducation, la santé » : mais en fait ce ne sera pas une réponse simple, car elle dépend de nos choix de société. Pierre Veltz reconnaît qu’une autre réponse pourrait être l’« abêtissement médiatique » et le « narcissisme de masse ». Peut-être faudrait-il étudier plus au fond que ne le fait le livre les jeux de rôle qui se jouent avec le développement du numérique, du gratuit, ou des revenus sans travail : nous sommes tour à tour producteur, vendeur, consommateur, client.
Et surtout les robots sont une figure facile, mais ce ne sont peut-être pas eux qui définissent le mieux les changements à venir : la production n’est plus l’essentiel, c’est l’amont (R&D, design, innovation, marketing…) et l’aval (logistique, distribution finale, SAV) qui sont déterminants pour conquérir et garder des clients. Dans l’amont comme dans l’aval, ce sont les réseaux, les échanges, les interconnections qui déterminent la figure du travail et des possibles gains de productivité. C’est une « véritable économie des relations ».
Idée reçue n° 4 : qu’est-ce donc que ce monde hyper-industriel ?
L’auteur le décrit de manière forte : le monde des entreprises marchandes privées ne pourrait pas vivre sans ce que les économistes nomment les « externalités », c’est-à-dire les ressources communes, collectives, en grande partie financées par les Etats. Pensons-y : les ports, les aéroports, les réseaux de fibre optique et les milliers de kilomètres de câbles sous-marins (que l’apparence immatérielle de nos communications nous fait un peu trop oublier !), les fermes de serveurs, les réseaux électriques, les logiciels partagés. Et le tout connecté, l’ingénieur nous le rappelle : « Un développeur qui écrit des lignes de codes n’existe pas sans l’infrastructure logicielle et matérielle du web, qui n’existe pas sans le microprocesseur et la Loi de Moore ».
C’est en ce sens aussi qu’il est hyper-industriel. Egalement parce qu’il a les mêmes exigences en capital que l’industrie la plus « lourde » : l’accès aux capitaux (la grande force des Américains) et aux réseaux de distribution sont clés, et les tickets d’entrée sont élevés. C’est une économie de coûts fixes et de concurrence monopolistique, auprès de laquelle la passion idéologique de la Commission européenne pour la concurrence est d’une naïveté confondante !
Mais ce nouveau monde est paradoxal : exigeant en capitaux, privilégiant les plus gros, il est aussi riche de nouvelles organisations du travail. Au point que parfois la médiation de la grande organisation (« la Firme ») peut apparaître comme n’étant plus la seule manière de faire marcher ensemble les activités. Les formes d’organisation peer to peer se développent, elles qui « partagent avec le monde scientifique ce mélange très spécial d’égalitarisme absolu et de culte ultra-élitiste des héros et des stars ». On aperçoit la conjonction improbable (et sans doute instable) du capitalisme le plus pur (et dur) et d’une « économie de la communauté ». Et là, nul n’est capable de dessiner ce que cela donnera dans le futur ! D’autant que cette économie de la communauté a son propre enfer : le travail à la tâche, le crowdworking.
Idée à recevoir : plus que jamais un monde en « archipel »
Pierre Veltz avait déjà mis en avant cette notion « d’économie d’archipel » : il l’enrichit pour décrire comment « le monde devient à la fois plus homogène (déjà 1 000 labos dans le monde utilisent CRISPR-Cas9, les ciseaux génétiques) et plus divisé entre les pays et au sein de chaque pays, de chaque territoire ». La décomposition d’un iPhone est éclairante : les composants sont fabriqués dans dix pays ; 1/3 des emplois pour 2/3 des salaires sont aux Etats-Unis ; le nerf de la guerre est la logistique.
Dans ce monde, le poids des villes devient considérable et générateur de nouvelles inégalités entre les mégapoles connectées, riches en ressources humaines et les autres territoires : Tokyo ou New York représentent la même richesse que le Portugal.
L’avenir des Cités-Etats est emblématique de cette transformation : Dubaï, Doha, Singapour et des très petits Etats qui jouent leur autonomisation et leur rôle comme « passagers clandestins de l’économie mondiale ». Pierre Veltz a développé pour Metis les formes subtiles de ces nouvelles inégalités dans la « mondialisation à grains fins » (« Fractures sociales, fractures territoriales ? » Metis, 20 février 2017).
Le livre est dense, concentré et les 120 pages de la Collection La République des Idées ouvrent sur une foule de questions, de « connexions » à d’autres problématiques en même temps qu’elles proposent des choix positifs.
Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, Le nouveau capitalisme productif, Seuil, 2017
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