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par Emmanuel Civisse

Fonctionnaire, j’avais depuis 1999 œuvré à l’extérieur sous des statuts divers. Fin 2016, les circonstances de la vie et une réorientation professionnelle m’ont fait regagner les rangs d’une petite équipe administrative. Retour d’expériences, doux et amer.

 

bureau

 

Accueil et convivialité
Jour J de mon arrivée. Je m’arrête quelques minutes devant un immeuble d’allure très moderne et fonctionnelle qui abrite mon futur bureau. Au moins ici le décor n‘est pas miséreux comme il l’est parfois resté ailleurs. Avant d’accéder à l’étage où se trouve mon équipe il faut franchir les étapes de la sécurité – ouverture de mon sac et passage sous un portique – puis de l’accueil où officie ce jour-là une jeune femme avenante : dépôt de ma carte d’identité, remise d’un badge temporaire et me voilà dans les ascenseurs, direction 5e étage. La secrétaire du service proche du nôtre me conduit à mon bureau tout équipé. Deux tables, deux armoires (nous devrions à terme être deux), deux chaises, un ordinateur portable et même une adresse e-mail. Y a même la fameuse armoire-vestiaire. Va falloir que je personnalise tout cela très vite.

Mon patron est en déplacement ce jour-là, mais il y a deux collègues très sympas pour m’accueillir. On papote. Puis je demande à faire la tournée des voisins, saluer les uns et les autres. Et là, oh surprise, on me dit qu’il ne vaut mieux pas, que les relations interservices sont délicates, que ceci que cela… Douche froide ! Les jours suivants, quand je rencontre les gens dans le couloir, je les salue, mais plus d’un sur deux m’ignore. Ambiance. La remise d’un badge définitif dépend elle aussi de l’autre structure. Où on me fait comprendre qu’il y a d’autres urgences.

Je me mets néanmoins au travail, lis des documents qui concernent nos missions, tente de comprendre ce que j’aurai à faire les prochains jours. A midi, mes collègues m’emmènent à la cantine. Claire, bien achalandée, elle est très correcte. Mais le choc n’en est pas moins là car c’est bien un monde fermé auquel elle renvoie. Adieu la liberté des tickets restaurants. Et avec elle la bouffée d’air du midi.

Le lendemain, comme je « n’ai pas de badge permanent, je dois repasser par les procédures de sécurité, me faire connaître à l’accueil. Et là, je me trouve face à une personne qui est tout sauf accueillante. Elle prétend que je ne suis pas sur les listes du personnel, ne comprend rien et ne veux rien comprendre. Elle refuse de consulter son annuaire électronique où je figure. Et ne se fie qu’à son annuaire manuel !

Les jours d’après, je redoute chaque fois d’avoir affaire à elle. Et mes futurs visiteurs en feront aussi la triste expérience. L’accueil administratif reste celui que j’ai connu : variable, improbable, peuplé tantôt de gens faits pour le job, tantôt de personnes incasables ailleurs et dont personne ne s’occupe vraiment.

Des semaines après, le climat à mon étage s’est un peu détendu. J’ai fait connaissance avec d’autres agents – ah ce terme d’agent ! – et il nous est même arrivé de travailler ensemble. Mais le poids des consignes passées persiste. Beaucoup d’individus sont plutôt sympathiques individuellement, mais le climat d’ensemble est morose. Heureusement que notre petite équipe est soudée, mon patron sympa, notre mission est exaltante !

 

Etat stratège ?
Mon équipe est régulièrement consultée sur des projets de décrets ou sur des mesures annoncées par la Commission européenne. Sa nature interministérielle nous vaut naturellement d’avoir à lire, comprendre, intégrer les avis émis par d’autres départements ministériels. Et, sauf exception, je suis consterné. D’abord par la prééminence des soucis de boutiques et de gestion quotidienne au détriment des finalités. Il est vrai que dans cette relative austérité budgétaire et dans cette pauvreté de certains budgets de fonctionnement de l’État, le souci de garder le peu que l’on a peut se comprendre. Mais le problème c’est que même là où l’Etat conserve encore des marges de manœuvre, les réflexes sont les mêmes. C’est à qui conservera son budget, ses routines, ses habitudes. Surtout ne toucher à rien même si c’est dans l’intérêt du citoyen ou de l’usager. Dans les domaines de notre ressort, ces questions sont pourtant essentielles puisqu’il s’agit de permettre au citoyen d’être plus actif et plus engagé dans la société. Que celui-ci s’y retrouve ou pas est le cadet de nos soucis.

Pour certaines de nos actions nous sommes accompagnés par le Secrétariat Général en charge de la Modernisation de l‘Action Publique (SGMAP). Cet organe mis en place sous la présidence Hollande a succédé à la révision générale des politiques publiques de l’ère Sarkozy. A-t-on gagné au change ? Je n’en suis pas sûr. Une partie de l’action de ces consultants internes de l’Etat nous aura-t-elle été utile ? Une autre, addition de grands principes totalement hors-sol, ne nous a rien apporté, mais a été chronophage. Il est frappant de voir que ces consultants de l’Etat ont les mêmes travers que ceux du privé : pour l’immense majorité, des juniors, souvent de bonne volonté, mais dont l’expérience de la machine administrative comme de ses terrains est plus que faible. Parfois d’ailleurs c’est le consultant du privé, à qui ils ont recours, qui est le plus sensé (et le plus bosseur !).

Les réformes de l’Etat comme les réductions d’effectifs ont été placées depuis des années sous le signe d’un Etat plus agile, moins gestionnaire et plus stratège. Le moins que l’on puisse dire c’est que, de là où je suis, ça ne transparait guère. Si les choses n’ont peut-être pas empiré, elles sont loin de s’être améliorées.

 

LOLF et procédures
Lorsque j’ai fait un break avec l’administration, la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) allait se mettre en place. J’avais même été formé aux futures nouvelles procédures. A l’époque, j’y étais plutôt favorable et trouvais assez normal que le Parlement ait à sa disposition une sorte de comptabilité publique analytique qui lui permettrait de mieux savoir à quoi était employé le budget de l’Etat. Et puis, on nous avait parlé de simplification, de budgets globaux, de procédures moins tatillonnes… 17 ans plus tard, on ne nous parle que BOP, PAP, RAP, indicateurs à tout bout de champ. Mais ce qui me surprend avant tout c’est la procéduralisation systématique de toute l’activité administrative.

Lors de l’arrêté pris pour déterminer notre budget (il aura fallu trois mois entre l’accord interministériel sur son montant et le dégel effectif de nos crédits !), nous rencontrons l’équipe financière d’un des ministères qui va le gérer. L’accueil est cordial. Mais l’explication de la tuyauterie terrifiante. Notre petite équipe compte moins de 10 personnes et se trouve soumise à des règles résumées dans un manuel de 300 pages, fait par des initiés et pour eux. On connaît dans le secteur marchand le souci des TPE. Eh bien nous n’avons rien à leur envier. Et nous n‘avons rien de leur flexibilité !

Il nous faudra plus de huit heures pour étudier, comprendre les procédures pour commander, à l’occasion d’une journée de formation, un accueil et des pauses café ainsi que des plateaux-repas pour 35 personnes. Chaque type de dépense ou presque fait l’objet de démarches qui parfois facilitent les choses, souvent les enferment. Je n’ose pas imaginer ce qui va se passer quand, en plein accord avec notre patron, nous allons vouloir commander un canapé, histoire de travailler dans un environnement convivial pour nous comme pour nos invités.

Il nous faut tout notre savoir de marginaux et de délinquants organisationnels pour éviter de tomber aux mains de prestataires qui ne comprennent rien à nos besoins ou procéder à l’embauche d’un contractuel que l’on nous promet depuis des mois. Plusieurs collègues, secrétaires généraux d’administrations déconcentrées, me confirmeront qu’ils passent désormais le plus clair de leur temps à gérer des procédures et du reporting. Vous avez dit Etat stratège ?

Fournitures, organisation et management
Après plusieurs semaines, l’agent chargé des fournitures vient nous voir. Il est très procédurier, mais a envie de nous rendre service. Nous pouvons avoir tout ce que nous voulons en termes de cahiers, feuilles, stylos, agrafes, trombones… Tout un matériel qui nous sert globalement assez peu. Par contre il faut se battre pour une clé USB ! Et je ne parle pas des cartes de visite, qui normalement ne nous sont pas accessibles (nous n’avons pas le titre de sous-directeur, ou chef de bureau !) : il nous faudra deux mois et deux dérogations pour les obtenir. Mes collègues et moi découvrons aussi avec stupeur que nous n’avons accès à aucun outil de travail collaboratif. Impossible de recourir à Drive, Dropbox ou encore à Skype. Il en va de même avec les vidéos : la DSI a verrouillé tous les sites à l’exception de YouTube (autorisé seulement de 12 h 30 à 14 h !). Les écrans de nombreux sites sont truffés d’espaces avec la mention « accès non autorisé ». La seule fois que j’avais expérimenté cela, c’était au cours de voyages en Chine et en Iran.

Comme nous n’avons pas encore de budget attribué, impossible de nous déplacer, d’aller sur le terrain, de financer une action de communication : nous en sommes réduits à un travail de bureau. Mais hors de question de consulter nos emails à distance. Protection de la vie privée ? Droit à la déconnexion ? Que nenni ! Ce n’est pas prévu ! Nous arrivons néanmoins à bidouiller un truc avec les collègues sans passer par la DSI ! Celle-ci d’ailleurs ne s’empresse pas de nous aider. Il lui faudra plus de trois mois pour débloquer un nom de domaine et des emails qui se réfèrent à notre champ d’action.

L’organisation de notre équipe n‘est pas le souci principal de notre patron. Les questions logistiques l’ennuient. A mon arrivée, le principe d’une réunion de travail hebdomadaire n’est pas posé et encore moins celui d’un ordre du jour ou d’un relevé de décisions. Je ne mettrai pas longtemps à l’obtenir, mais le fait même que ces méthodes ne relèvent pas de l’évidence me laisse toujours interrogatif.

D’ailleurs, la DRH de mon ministère d’origine, bien que très chaleureuse à mon égard, est d’une lenteur confondante. A l’heure où j’écris, nous attendons encore, avec l’un de mes collègues, un document officialisant notre mise à disposition. Et nous n’avons toujours pas réussi à parler salaire !

 

Dans cette ambiance souvent pesante, parfois délétère, il y a heureusement des exceptions. Une des équipes budgétaires censée nous aider nous aide vraiment. Son patron nous annonce clairement qu’il est là pour nous faciliter la vie, nous éviter des procédures qui tiennent de l’usine à gaz, nous conseiller pour ce qu’il convient de faire. Et il passe de la parole aux actes. Le rencontrer lui et son équipe est un plaisir. Et j’ai pu m’apercevoir que c’est le cas de tous les services qui ont affaire à lui.

 

Quelques souhaits à l’intention d’un gouvernement « En Marche »
La réforme de l’Etat reste un vrai sujet. Nous avons désormais trois quinquennats de recul. Ma conviction est que l’on ne peut plus réformer l’administration comme on a transformé les entreprises, à savoir sous le seul impératif financier et d’indicateurs de gestion qui n’indiquent pas grand-chose en matière de qualité et misent tout sur la conformité. C’est une réforme de l’organisation, du travailler ensemble dans la fonction publique, comme entre celle-ci et ses partenaires, qu’il faut désormais viser. A défaut, les réductions d’effectifs prévues n’auront que des effets délétères pour le service aux citoyens comme pour les fonctionnaires. Les doctrines comme celle du nouveau management public sont à repenser entièrement. Malgré la somme des inerties et des invraisemblances, il y a encore de l’enthousiasme dans la fonction publique et une envie de servir l’intérêt général. Il y a aussi de la créativité. Mais tout cela a grand besoin d’être soutenu et libéré. Ce qui me frappe au bout de 6 mois, c’est une grande lassitude, une grande fatigue. Cela va bien au-delà de la capacité managériale des cadres de l’Etat (toujours aussi problématique, me semble-t-il). Il y va du sens du travail public. C’est ce chantier qu’il faudrait démarrer, puis mettre en marche ! À bon entendeur….

 

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