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par Gerhard Binkert

Au cours des dernières années, de nombreux observateurs ont salué l’efficacité de la justice allemande, qui peut se targuer par exemple d’avoir des procédures plus rapides et moins coûteuses que la plupart de ses voisins européens. Gerhard Binkert, alors président honoraire de la Cour d’appel du travail de Berlin-Brandebourg, décrivait pour Metis en janvier 2015 l’évolution de la juridiction du travail en Allemagne et les défis que présentent pour ces cours la transformation du monde du travail et l’influence croissante de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE).

 

AuthorityUne juridiction du travail efficace

La juridiction allemande du travail affiche, à nouveau des performances remarquables. En 2013, elle a réussi à clore en première instance, c’est-à-dire devant le tribunal du travail, environ 403 000 procédures de jugement, auxquelles s’ajoutent 12 000 décisions portant sur des litiges collectifs pour lesquels elle est aussi compétente. Sur les 403 000 procédures de jugement, seulement 28 000 ont abouti à un jugement contradictoire, pendant que 243 000 ont débouché sur une conciliation, le reste se soldant par un désistement ou autre. Environ 212 000, soit plus de la moitié des litiges, concernent des licenciements. Parmi ceux-ci, environ 158 000 ont été réglés dans les trois premiers mois suivant l’introduction de la plainte ; les 40 000 suivants entre le 4ème et le 6ème mois, ce qui fait que plus de 90% des affaires concernant les licenciements sont réglées dans un délai de six mois.

 

En deuxième instance, devant les cours régionales du travail, ont été portées en 2012 environ 16 000 procédures d’appel. Seules environ 5500 d’entre elles ont abouti à un jugement contradictoire, les autres se sont achevées par une conciliation ou autrement. Environ 9.600 ont été traitées en moins de 6 mois.
Ces chiffres montrent l’efficacité avec laquelle la juridiction du travail remplit sa fonction : régler les litiges nés de la relation de travail de manière rapide et pragmatique.

 

La composition du tribunal en première et deuxième instance avec un magistrat et deux échevins assure l’effet de synergie attendu entre un travail juridique de qualité et l’appréciation raisonnable issue de la pratique de terrain. L’expérience pratique particulière des échevins, qu’ils soient des cadres permanents des directions du personnel ou des représentants expérimentés des conseils d’établissement joue un rôle dans la recherche de la bonne décision.

 

La brièveté de la procédure s’explique aussi par les principes de rapidité inscrits dans les règles de procédure, qui sont appliquées par le juge de manière très stricte. Il fixe les délais (par exemple trois semaines) pour la production de mémoires et lorsque le délai n’est pas observé, la pièce peut être rejetée car trop tardive et ainsi ne pas être prise en considération.

 

Enfin, le rôle du magistrat dans la procédure devant le tribunal du travail est majeur. Celui-ci prend une part active, explique aux parties les chances et les risques des positions qu’elles prennent et leur propose un compromis bien argumenté. Ainsi sont obtenus les chiffres élevés de conciliation, qui permettent au juge de consacrer plus de temps aux autres affaires qui, ainsi, sont traitées plus rapidement.

 

La juridiction du travail se prépare à relever les défis du futur

Le premier, plus simple concerne la gestion technique.La juridiction du travail met en place le dossier électronique. Ainsi les mémoires mais également les actes de procédure judiciaire sont rédigés et gérés sous forme électronique et non plus sous format papier. Ainsi le déroulement administratif et particulièrement l’échange de pièces se trouve accéléré. Cette étape vers une administration de la justice « révolutionnaire » entraîne de fortes exigences, y compris pour la défense (avec de nouvelles charges pour l’acquisition de la signature électronique).

 

A la question de l’organisation judiciaire se rattache celle, administrativo-technique, de la tutelle sur la juridiction du travail. Elle est, au niveau fédéral et dans quelques Länder, rattachée au ministère du travail, mais elle est dans beaucoup de Länder de la compétence de la justice. Ce n’est pas sans signification : dans les ministères du travail elle est plus proche des habitudes de la vie du travail, des syndicats et des organisations patronales, alors que dans le système judiciaire elle ne représente qu’une petite partie d’un grand tout et est alors plus marquée par les « aspects formels » qui y président. Cela se fait sentir également aussi dans le recrutement de la magistrature qui s’effectue dans le secteur de la justice pour sélectionner des « magistrats-type » autrement que dans l’administration du travail.

 

Sur le fond, la juridiction du travail devra s’adapter aux évolutions de la vie du travail. Déjà les dernières décennies ont montré des bouleversements profonds de la vie au travail qui se sont traduits par des évolutions décisives dans le domaine de l’organisation du travail et des techniques de la communication. De nouvelles figures professionnelles sont apparues, l’ouvrier de l’industrie classique est déjà presque devenu un vestige de l’histoire. Elles s’accompagnent d’une individualisation croissante pendant que le taux de syndicalisation a diminué : le spécialiste d’informatique n’adhère pas à une organisation syndicale, pas plus que l’ouvrier précaire d’une entreprise de nettoyage ni même l’employé de libre-service chargé de la mise en rayon. A l’inverse du côté des entreprises ont lieu d’habiles processus de diversification, d’externalisation, de transformation d’établissements ou de parties d’établissement. Et sans oublier le recours au travail temporaire ou à la sous-traitance, bien que peut être dans une mesure moindre de ce qu’il est quelques fois présenté ou craint.

 

La juridiction du travail doit s’adapter à cette transformation du monde du travail en intervenant de manière « prétorienne » : le législateur n’agit souvent pas, mais elle, obligée de dire le droit, en a le devoir. Les procès devant le tribunal du travail deviennent plus difficiles car ils se trouvent confrontés aux nouvelles complexités de l’organisation de l’entreprise, de l’exploitation de l’entreprise et des caractéristiques de l’activité individuelle. Les affaires sont plus durement disputées qu’autrefois et plus souvent en Allemagne il est fait appel à un avocat et en particulier à des avocats spécialisés en droit du travail ; elles demandent une attention accrue.

 

Cette complexité a été renforcée de manière importante par l’influence du droit de l’Union Européenne et par la jurisprudence de la Cour de Justice européene. Dans ce domaine, le rythme du changement peut être sans exagération considéré vertigineux.Des pans entiers du droit du travail national sont désormais inspirés par le droit européen : cela concerne en particulier le droit du transfert d’entreprise qui est quasiment entièrement déterminé par le droit européen, le droit du contrat à durée déterminée, et spécifiquement en Allemagne le droit aux congés ainsi que tout particulièrement le droit de la discrimination. Le tribunal fédéral du travail applique immédiatement mot pour mot la jurisprudence de la CJUE, si bien que toute évolution dans cette cour a immédiatement des effets directs sur la jurisprudence des instances judiciaires nationales. La promptitude de plusieurs instances à transposer la jurisprudence de la CJUE apparaît particulièrement lorsque la décision fait évoluer fortement la jurisprudence nationale ; ce qui arrive assez souvent en raison de la précision détaillée du droit du travail allemand que les décisions concises de la CJUE mettent en cause. La fréquence des renvois préjudiciels au Luxembourg (où se situe le siège de la CJUE) est une caractéristique des instances de la juridiction du travail : ainsi les principaux renvois en application de l’article 267 TFUE viennent de l’Allemagne et les réponses à ceux-ci par la CJUE encore une fois n’épargnent à peu près jamais le droit national.

 

Aujourd’hui l’évolution législative en Allemagne même joue un rôle important pour la juridiction du travail nationale. Alors que ces dernières années le gouvernement CDU/FDP était resté pratiquement inactif dans le domaine du droit du travail, on constate désormais une forte activité de la nouvelle coalition gouvernementale CDU/SPD, dont le SPD est à l’origine mais qui est portée également par la CDU et Madame Merkel. Avec l’introduction, très discutée, d’un salaire minimum légal, l’Allemagne entre dans un monde nouveau tant du point de vue du droit du travail que de la politique du marché du travail. Les questions qui en découleront vont occuper les juridictions du travail : comment les primes entreront-elles dans le calcul ? Quelle sera la période de référence ? Quelles seront les manœuvres de contournement ? La loi sur l’unicité tarifaire, c’est-à-dire la mise en œuvre du principe « un établissement – un syndicat » destiné à contraindre la concurrence des syndicats moins représentatifs, devra être prochainement interprétée par les tribunaux du travail.

 

Un atout : la spécialisation des juridictions du travail…

Face à toutes ces interrogations, la spécialisation des juridictions du travail montre tous ses avantages. Les magistrats du travail restent pendant toute leur carrière professionnelle dans le droit du travail, les avocats spécialisés également et dans de nombreux congrès et symposiums se réunit « la famille du droit du travail » pour avoir, à partir de ses différents points de vue sur les problèmes à venir, des discussions d’un très haut niveau scientifique, avec une participation vivante des juristes patronaux et syndicaux.

 

…pour toujours mieux assurer la mission de protection des salariés

En Allemagne les juridictions du travail, dont l’origine remonte naturellement à 1806 et à Napoléon 1er, ont vu le jour en 1927. Leur création repose sur l’intégration pour la première fois du mouvement ouvrier par la République de Weimar, sur la reconnaissance du droit conventionnel et des conseils d’entreprise. Elles avaient pour objectif d’assurer une protection aux salariés en leur accordant des droits matériels et de garantir le droit du travail, naissant à l’époque, en établissant des droits et des procédures autonomes séparés de la justice ordinaire. Cela parait avoir réussi mais cela doit toujours rester l’un des buts de la juridiction du travail en ce début de 21ème siècle. La protection du travailleur devra s’exercer différemment mais demeurera une mission pleine et entière. Et de cela, la juridiction du travail allemande a pleinement conscience.

 

Merci à Guillaume Schnapper pour la traduction de cet article de l’allemand vers le français. 

 

Pour aller plus loin 

Le contentieux du travail en Europe : éléments de comparaison (Metis, décembre 2014)

Infographie : les tribunaux du travail en Europe (Metis, décembre 2014)

 

Crédit image : CC/Flickr/Michael Coghlan

 

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