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par André Gauron

Le projet de loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » se discute en ce moment. Il devrait contenir des dispositions en matière de formation, d’assurance-chômage et d’apprentissage qui sécurisent les parcours professionnels. En somme, de la sécurité après la flexibilité : il faudra plusieurs années pour que le policy mix ainsi visé montre ses vertus. Mais il est déjà révélateur de s’interroger sur les concepts à l’œuvre. Pour André Gauron, La France loue le modèle allemand, mais imite le modèle anglais.

 

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La formation est la reine des compétences. Pourtant depuis des décennies, formation initiale et formation continue sont à la traîne. Certes, les réformes se succèdent, mais elles courent plus derrière la demande sociale et économique qu’elles ne les devancent. Les retards économiques, et en premier lieu la désindustrialisation massive qu’a connue l’économie française au cours du dernier quart de siècle, en sont la conséquence. Au début de ce siècle, près du quart de la population active avait, au mieux, le brevet des écoles et plus de la moitié, au mieux, un CAP ou un BEP. À la sortie du système scolaire, un enfant sur six n’avait aucun diplôme (au maximum le brevet des écoles), deux sur six un CAP ou BEP et un quart s’était arrêté au bac. En dépit des annonces gouvernementales, des accords interprofessionnels et des réformes qui ont suivi, la formation professionnelle continue n’est jamais parvenue à combler ce déficit initial. Les actifs moins formés ont été progressivement dépassés par les évolutions technologiques, bousculés par une concurrence par l’innovation et la montée en gamme qui a mis à terre nombre d’entreprises. Ils sont venus grossir le rang des chômeurs et constituent le gros des effectifs de ceux de longue durée. Au lieu de miser sur la formation, de changer l’école (pour accompagner l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au bac) et la formation continue, la France s’est engagée dans une course – qui semble sans fin – à la baisse des coûts salariaux, via notamment les exonérations de cotisations sociales. Le choix purement libéral de la nouvelle réforme, qui va de pair avec une reprise en main et une nouvelle définition du rôle de l’État, peut-il changer la donne ?

 

Entre le collectif et l’individuel

 

La philosophie qui sous-tend l’organisation de la formation professionnelle en France a toujours été écartelée entre deux conceptions : le collectif et l’individuel ; son intégration dans les processus de production de l’entreprise ou sa totale indépendance à l’égard de l’entreprise ; le modèle d’apprentissage allemand ou le modèle de responsabilité anglais ? Comme souvent en matière sociale, la France loue le modèle allemand, mais imite le modèle anglais. Il n’en a pas toujours été ainsi. Si les entreprises françaises n’ont jamais été aussi loin que le système d’apprentissage allemand, elles ont longtemps eu leurs propres écoles, notamment dans l’industrie mécanique et métallurgique, qui formaient la maîtrise et les ouvriers qualifiés et dont les qualifications étaient reconnues dans les conventions collectives. Les années soixante ont vu une rupture et amorcé un détachement progressif des entreprises de leur implication dans les formations en entreprise. La loi Delors visait à compenser le déficit de compétences des ouvriers de l’époque, qui dans leur grande majorité n’avaient connu que l’école primaire (pour une minorité l’apprentissage) et qui arrivaient sur le marché du travail sans formation professionnelle. L’obligation de dépense imposée par la loi a favorisé en partie le développement de la formation continue liée au besoin des entreprises, mais elle a aussi eu pour contrepartie de renvoyer la formation professionnelle initiale vers l’éducation nationale et les centres de formation d’apprentis.

Fondée sur un accord interprofessionnel qui fera date (mais ne prévoyait pas d’obligation financière à laquelle le patronat était viscéralement opposé), la loi Delors n’a pu éviter un double malentendu qui a durablement structuré la formation professionnelle en France. Côté Éducation nationale, plus elle s’investissait – d’une réforme à l’autre – dans la formation professionnelle initiale, plus elle contestait au patronat, au plan idéologique, tout droit de regard sur les formations alors même que des dispositifs étaient mis en place avec les commissions paritaires consultatives pour associer syndicats et patronat à l’élaboration des diplômes professionnels. Côté patronat, tout en participant à ces commissions, il n’a cessé de contester à l’Éducation nationale la capacité de ses formations à répondre à ses besoins et récusé toute idée de la moindre implication financière dans les formations initiales. Par ailleurs, l’apprentissage s’était replié sur les métiers de l’artisanat et le niveau CAP. Si aujourd’hui il est sorti de ce cadre et intéresse à nouveau l’industrie, c’est au bénéfice des formations supérieures et très peu des premiers niveaux de qualification.

 

Réforme de l’apprentissage ou des formations professionnelles initiales ?

 

La réforme ne touche en rien à cette question et ne cherche pas à remettre davantage de formation initiale dans les entreprises. Elle se concentre sur la gouvernance de l’apprentissage. Certes, celle-ci s’imposait. La complexité du système où interfère une multiplicité d’acteurs (ministère de l’Éducation nationale, ministère du Travail, régions, branches professionnelles, chambres consulaires… sans oublier les organismes collecteurs de la taxe) interdit toute définition et mise en œuvre possible d’une politique nationale d’apprentissage. Si l’hostilité mutuelle n’est plus ce qu’elle a été, elle a créé un climat qui perdure et dont le dernier avatar s’est manifesté dans la volonté du patronat « d’arracher » aux Régions l’ouverture des classes d’apprentissage. Alors que les Régions étaient engagées dans un processus, au combien difficile, de concertation avec les rectorats pour coordonner, à défaut de rapprocher, les formations des lycées professionnels de celles des CFA, la victoire du patronat aboutit à un brutal retour en arrière avec une concurrence accrue avec les lycées. Le changement porte aussi sur le financement : les CFA seront désormais financés par les branches professionnelles au prorata du nombre de contrats signés et en fonction d’un barème national et non plus par le versement de la taxe d’apprentissage et d’une subvention d’équilibre des régions.

Ce qui est en cause ici ce n’est pas l’implication des entreprises dans la formation professionnelle, mais une logique libérale qui confie aux seules branches professionnelles le soin de définir ce qui est bon pour leurs entreprises, l’État étant garant de l’égalité de financement, contre la logique de développement que portent les régions et qu’elles soutenaient à travers leurs choix de financement. Le risque est d’abord celui d’un dépérissement de l’apprentissage notamment dans les zones rurales et sensibles et dans les formations où les organisations professionnelles sont faibles. Régions de France, estime ainsi que sur environ 1000 CFA, les deux tiers sont menacés et rien ne dit que l’industrie aura davantage recours à l’apprentissage. Le second risque est de former pour soi quand il faudrait former pour tous pour favoriser la mobilité professionnelle comme géographique, il est d’enfermer l’apprentissage dans des logiques de captation de compétences par les entreprises dominantes au sein des branches professionnelles quand le système allemand vise à l’inverse à assurer un maximum de circulation des salariés formés en apprentissage entre entreprises (donneurs d’ordre et sous-traitants), secteurs d’activité et régions.

 

Comment éviter les inégalités ?

 

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La loi Delors n’a pas non plus permis d’éviter une autre dérive : que la formation (continue) aille en priorité aux plus formés et renforce les inégalités de la formation initiale. De fait, elle a deux fois plus bénéficié aux techniciens, ingénieurs et cadres qu’aux ouvriers et employés. En quarante ans, cette asymétrie ne s’est jamais démentie. Malgré un niveau scolaire plus élevé des jeunes générations par rapport à leurs aînés, les moins formés demeurent les parents pauvres de la formation continue. La responsabilité en incombe évidemment aux entreprises qui ne se sont pas donné les moyens de motiver les plus réticents ni de les accompagner, faute en général de monter en compétences. La formation continue a longtemps été vécue par les moins formés comme un « retour à l’école », que ceux qui avaient été en échec scolaire n’avaient pas envie de revivre. « Pour que les travailleurs éprouvent le désir d’acquérir des connaissances, écrivait Daniel Mothé au lendemain de la loi Delors, il est nécessaire qu’ils vivent dans un système où les connaissances puissent leur être utiles (…) En ce sens, la formation doit être intimement liée au processus de changement dans le système industriel et dans ses techniques ».

En créant une obligation de dépense minimale, la loi Delors a donné un élan global à la formation continue, mais elle n’a pas fixé de priorité ni permis d’orienter cette formation vers les moins formés et les moins qualifiés. Les entreprises, en majorité hostiles à cette obligation, y ont vu un impôt supplémentaire dont elles pouvaient s’exonérer par des actions de formation. Beaucoup ont fait le choix de l’impôt et délaissé la formation. L’un des points d’achoppement de la loi Delors aura été le plan de formation de l’entreprise. Le patronat s’est toujours opposé à ce qu’il puisse faire l’objet d’une quelconque négociation avec les syndicats. Tout au plus donne-t-il un avis non contraignant. Derrière ce refus se cache la question de l’évolution des compétences. Négocier le plan de formation n’a de sens que si cette négociation s’articule avec une évolution partagée des emplois et des compétences et donc du collectif de travail : quels investissements, pour quels objectifs, avec quels moyens ? C’est ce débat, courant en Allemagne, que le patronat français, sauf rares exceptions, rejette. Il estime que cela relève de sa seule responsabilité. L’introduction de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) n’a pas fondamentalement changé les pratiques des entreprises.

Le plan de formation ouvre un droit collectif dont l’exercice est individuel à la différence des formations liées à l’adaptation au poste de travail introduite par Martine Aubry, alors ministre du Travail, dans le contrat de travail. Le salarié peut ou non s’en saisir et il le fera d’autant plus que le plan de formation intègre des formations de développement personnel. Le salarié peut aussi demander à bénéficier du Congé individuel de formation (CIF,) financé par une fraction de la cotisation patronale obligatoire (collectée depuis 1983 par les Fongecifs). À l’initiative exclusive du salarié, le CIF lui donne accès à des formations professionnelles qualifiantes susceptibles de préparer à des évolutions ou des reconversions professionnelles, mais sans aucune implication a priori de l’entreprise. Les travaux menés il y a quelques années avec le CNAM sur le devenir des salariés venus se former en CIF montraient que lorsque la formation du salarié ne s’inscrivait pas dans une démarche partagée avec l’entreprise, la probabilité qu’elle assure au candidat l’évolution de carrière souhaitée était faible.

L’impossibilité où le patronat met les syndicats d’intervenir sur le plan de formation au sein des entreprises a poussé gouvernements et partenaires sociaux à étendre les droits individuels puis à les déconnecter des entreprises. En mars 1999, la secrétaire d’État en charge de la Formation professionnelle, Nicole Péry, propose ainsi la « création d’un droit individuel à la formation (le DIF) transférable et garanti collectivement par des organes paritaires de mutualisation » (1). Toutefois, le DIF n’est créé qu’en 2003, suite à l’accord du 20 septembre 2003, mais son utilisation, à la différence du CIF, est soumise à l’accord de l’employeur. C’est son échec qui, dix ans plus tard, a conduit, dans l’accord interprofessionnel de 2013, à la création du Compte personnel de formation (le CPF) : désormais, les droits à la formation ne sont plus attachés à l’entreprise, mais au salarié qui les conserve en cas de changement d’entreprise. Le salarié à temps plein acquiert tous les ans le droit à un certain nombre d’heures de formation (20 heures les six premières années, 10 heures les trois années suivantes avec un plafond maximum de 150 heures). Ce droit est mutualisé et financé par une cotisation patronale (de 0,20 % de la masse salariale des entreprises de 10 salariés et plus).

 

La réforme récente introduit une rupture importante. Les partenaires sociaux étaient restés fidèles à une comptabilité en heures, le gouvernement a décidé de passer à une comptabilité en euros : 500 € par an avec un plafond de 5 000 € porté à 8 000 € pour les moins qualifiés. Ce basculement introduit une inégalité d’accès à la formation en fonction de son coût dont les premières victimes seront les formations industrielles, intrinsèquement plus coûteuses que les formations tertiaires. Pas sûr que les branches professionnelles consentent à mettre la main à la poche pour réduire ce handicap. Il y a là un paradoxe à discriminer les formations, qui du fait des déficits récurrents de compétences industrielles, sont les plus nécessaires si on veut soutenir concrètement le renouveau de l’industrie française. Tout se passe comme-ci, au-delà des discours, il n’était toujours pas la priorité.

 

Le « tout individuel » ?

 

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Cette évolution vers un droit individuel attaché à la personne constitue pour les organisations syndicales un progrès. Celui-ci est toutefois ambigu dans la mesure où ce droit cesse de s’inscrire dans un cadre collectif de travail. Il déresponsabilise l’entreprise du parcours professionnel de ses salariés. Débarrassée de l’obligation de consacrer un minimum de dépenses à la formation professionnelle continue, l’entreprise tend à resserrer son plan de formation, d’une part sur les adaptations indispensables aux évolutions de ses métiers et, d’autre part, sur les formations liées à des promotions internes sélectives, réservées aux « personnes à potentiel » que les directions identifient comme telles. Le pire a toutefois été évité avec le rétablissement dans le projet de loi de l’obligation Aubry d’adaptation au poste de travail que le texte soumis au Conseil d’État avait supprimé. Celle-ci reste la seule dimension collective de la formation dans l’entreprise. Pour l’essentiel de la formation continue, elle n’est plus qu’une affaire individuelle.

Cette évolution consacre la victoire idéologique d’auteurs comme Pierre Cahuc, Marc Ferracci ou André Zilberberg pour qui la formation professionnelle doit être régie par une pure logique de marché (2). « Le modèle sous-jacent, écrit très justement Jacques Freyssinet, est sans ambiguïté » (3). Il est celui de l’homo economicus parfaitement rationnel, capable, pour l’employeur, de mesurer son intérêt à former ses salariés pour répondre à ses obligations d’adaptation et d’employabilité et, pour le salarié, à se former pour assurer sa pleine employabilité et gérer son évolution professionnelle. Dans cette logique, la puissance publique doit limiter son intervention à garantir aux individus un minimum de ressources (à la fois monétaires et d’accompagnement) et à assurer la transparence du marché, objectif dévolu à la future agence publique, France compétences.

Loin de corriger le défaut majeur de la formation continue depuis quarante ans – à savoir les fortes disparités entre entreprises et le fait qu’elle bénéficie en priorité aux mieux formés -, une pure logique de marché ne peut que l’aggraver au détriment encore une fois des moins formés, du fait à la fois du faible intérêt que manifestent certaines entreprises pour la formation (voir par exemple le cas de Doux) et d’une moindre appétence pour la formation. Les dispositifs d’accompagnement n’y changeront rien dans la mesure où ils ne peuvent être mis en œuvre qu’à la demande du salarié et non lui être imposés. Dans ces conditions, l’objectif des organisations syndicales de « sécurisation des parcours professionnels » par la transférabilité des droits, qui justifie leur soutien à un droit individuel à la formation, ne peut être atteint, ou plus exactement ne le sera, que pour ceux qui disposent déjà des ressources en formation et en compétences pour être reconnus comme « personnes à potentiel » ou assurer par eux-mêmes leur évolution et mobilité professionnelle.

Ces réformes soulèvent deux questions. La première est relative au droit individuel à la formation. Les organisations syndicales qui militent depuis des années pour le développement d’un droit individuel à la formation l’ont toujours assorti d’une condition : ce droit doit s’exercer dans un cadre collectif. La question est de savoir ce que l’on entend par « cadre collectif » : un cadre législatif national et/ou un cadre de formation négocié dans l’entreprise ? Si le cadre législatif reste présent, et la mésaventure de l’obligation d’adaptation au poste de travail montre toute son importance, la formation continue n’a cessé de s’éloigner du collectif de travail qui fait la force du modèle allemand. Le fait que le législateur, quelles que soient les majorités, n’ait jamais imposé la négociation du plan de formation demeure la grande faiblesse du cadre collectif que prônent les organisations syndicales. 

La seconde porte sur le contenu des formations. Centrées sur les problèmes de gouvernance et de financement, les réformes tant de l’apprentissage que de la formation continue font une impasse totale sur les contenus de formation dont auraient besoin les entreprises, et en premier lieu sur l’adaptation à la révolution des compétences impulsée par le développement du numérique et de l’intelligence artificielle. Or, écrit Eric Hazan dans une étude récente de McKinsey (4), « en dehors d’un effort ambitieux et concerté en vue de développer les compétences, nous ferons face à un excès de compétences de base et un déficit de compétences avancées ». C’est la réalisation de ce scénario, estime McKinsey, qui conduira ici l’intelligence artificielle à détruire plus d’emplois qu’elle n’en créera alors qu’ailleurs elle est susceptible d’en créer massivement.

S’en remettre aux seuls dirigeants d’entreprises, présente en France un risque majeur dans la mesure où toutes les études montrent que ceux-ci, notamment au niveau des PME, ont peu d’appétence pour le numérique et moins encore pour l’intelligence artificielle (5). Même au niveau de la simple adaptation au poste de travail, nombre de salariés, à tous les niveaux de compétences, resteront à l’écart de cette révolution et seront les victimes involontaires de ce que McKinsey appelle « une bifurcation de performances ». Ils viendront demain rejoindre la cohorte des chômeurs. Avec un tel programme libéral et ce degré d’aveuglement, le retard français en matière de développement numérique n’est pas prêt de se résorber et le haut niveau de chômage structurel de baisser. L’arrêt récent de la désindustrialisation pourrait bien ne se révéler que temporaire. Rarement l’enjeu d’un plan de formation et de développement des compétences négocié dans les entreprises n’aura été aussi évident.

 

Pour en savoir plus :


1) Péry Nicole., La formation professionnelle. Diagnostics, défis, enjeux, Secrétariat d’État aux droits des femmes et à la formation professionnelle, Paris, 1999, La documentation française.
2) Par exemple, Cahuc P., Ferracci M., Zylberberg A., La formation professionnelle des adultes : pour en finir avec les réformes inabouties, Institut Montaigne, Paris, 2011
3) Jacques Freyssinet, oc.
4) Skill shift : automation and the future of the workforce, Mckinsey.com, Mai 2018, cité dans Les Echos du 24 mai 2018.
5) D’après Philippe Mutricy, directeur des études de Bpifrance, « 87 % des dirigeants que nous avons interrogés disent que le numérique n’est pas stratégique

 

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