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par Emmanuel Couvreur

À bas bruit, le débat sur les problématiques de la « santé au travail » se poursuit. Investi dans la mise en place d’espaces de discussions sur le travail dans différentes entreprises de la métallurgie, Emmanuel Couvreur (Groupe Ressources fédéral QVT de la FGMM-CFDT) réagit au Rapport sur la Santé au Travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée.

 

santé travail

 

L’orientation prise par les auteurs de ce rapport est de dresser un état des lieux nécessaire de la politique de santé au travail en France avant d’engager des propositions judicieuses visant à une simplification du système existant en vue d’une prévention renforcée. Mon propos n’est donc pas de rentrer dans une analyse détaillée des dysfonctionnements institutionnels du système actuel et encore moins dans une appréciation critique sur la pertinence des réponses exprimées. Il s’agit d’apporter le point de vue d’un syndicaliste confronté à une approche de la santé à partir de la mise en discussion du travail par les salariés eux-mêmes.

L’accord national interprofessionnel de 2013, reconnaissant le lien entre performance et qualité de vie au travail stipulait la mise en œuvre expérimentale d’espaces de discussions sur le travail. Certes cet accord n’a sans doute pas donné tous les effets escomptés dans son application. C’est là, une raison supplémentaire pour en analyser les causes et profiter ainsi de ce rapport sur la santé au travail pour en dresser une évaluation constructive dans la recherche d’une prévention renforcée.

À plusieurs reprises, le rapport fait état de la « performance globale » des entreprises en parlant de scénario pour un futur proche. Il considère que cela exige un niveau de maturité supérieur pour justifier le maintien dans une approche par les risques. Il reconnaît dans le même temps que la prévention des risques professionnels est à la recherche d’un second souffle au regard des indicateurs actuels pour partie en stagnation, voire en dégradation.
L’objet de cette contribution n’est pas d’opposer l’orientation prise par les auteurs du rapport avec la démarche d’un questionnement du travail par les salariés. Il s’agit de savoir si une prévention renforcée est envisageable sans une plus forte implication des salariés eux-mêmes dans ce qui fait problème dans leur travail et devient source de mauvaises conditions de travail et de non-performance de l’entreprise.

De mauvais indicateurs de santé au travail

 

Peut-on croire que l’optimisation du système de santé au travail actuel, liée à des mesures certes nécessaires de simplification, de lisibilité, de gouvernance soit le point de passage préalable à une approche de la performance globale ? Il n’est pas question ici de sous-estimer la complexité et la lourdeur du système de prévention actuel, mais la seule résolution des dysfonctionnements institutionnels ne peut sans doute pas venir à bout d’une prévention insuffisante. Il faut s’interroger plus largement.

Comment ne pas s’interroger sur la dégradation d’un certain nombre d’indicateurs cités dans le rapport tels que : l’indice de gravité des accidents en hausse de 1,4 % en 2016, une augmentation des maladies professionnelles de + 72 % entre 2002 et 2012 avec des TMS qui représentent à eux seuls 87 % du total, des affections psychiques d’origine professionnelle prises en charge au titre des accidents du travail qui sont 20 fois plus nombreuses (soit 10 000 cas en 2016) ? Si le rapport reconnaît les limites du système actuel, peut-on se contenter d’une approche par les risques qui ne questionne pas suffisamment le travail lui-même et les salariés directement impliqués.

Face au constat que la prévention ne représente que 4 % du financement des dépenses de la Sécurité sociale, soit 4 € pour 100 € cotisés comparés aux 38 € pour les accidents du travail, 36 € pour les maladies professionnelles, 7 € pour les accidents de trajet et 15 € pour l’amiante, une telle réalité budgétaire n’est-elle pas significative de l’ordre des priorités effectives ? Pour parler le langage de l’industrie, chacun sait que la maintenance curative est d’autant plus coûteuse et inefficace qu’elle perpétue une spirale des pannes à répétition. Avec 4 % de maintenance préventive, aucune entreprise ne pourrait prétendre à une amélioration significative de son rendement opérationnel. Ce rapport aussi déséquilibré entre prévention et réparation n’est-il pas la résultante d’une approche des risques par les coûts qui n’intègre pas le travail en tant que performance et source de bien-être ?

La dégradation d’un certain nombre d’indicateurs relatifs à l’absentéisme, au turn-over, au vieillissement prématuré de salariés menacés par un risque de désinsertion professionnelle estimée dans une fourchette de 5 à 10 %, peut-elle être appréhendée préventivement sans un lien fort avec le travail et son organisation ? Si la prévention ne peut pas se réduire à l’injonction, n’est-elle pas souvent appréhendée d’une manière trop formelle : une obligation comme dans le cas du Document Unique d’Evaluation des Risques (DUER) faisant l’objet d’une déclaration de principes non suivie d’effets concrets sur le terrain, parce que déconnectée de la réalité vécue par les salariés concernés ?

Le développement des nouvelles formes de travail telles que « l’ubérisation » des livreurs à domicile ou encore des logisticiens magasiniers employés sur des plateformes Lidl ou Amazon montre une absence de régulation de leurs conditions de travail et une absence totale de prévention. À l’époque de la mise en place préventive des 8 O kms/h, comment peut-on accepter la mise en danger quotidienne des coursiers payés moins de 7 €/h et soumis à des courses contre la montre permanentes ? Le reportage récent dans la série télévisée « Cash Investigations » peut-il légitimer une organisation du travail « Voice picking » en flux tendus génératrice de stress et de mal-être au travail ? Dans ces deux cas, la question de la performance globale est incontournable, ce qui suppose de questionner le travail en impliquant l’ensemble des acteurs. Au final, affirmer que performance et bien-être au travail sont indissociables implique quelle ambition et quel défi en termes de santé au travail ?

La France en queue de peloton

 

Le décrochage de la France en matière de santé au travail mérite quelques explications au regard des études comparatives européennes existantes.

Le premier constat qui s’impose d’une manière générale et contextuelle, c’est le fait que les pays qui bénéficient d’un bon niveau d’emploi, d’entreprises plus performantes et de bonnes conditions de travail sont aussi les pays qui ont un dialogue social fort. En clair, là où existe un vrai dialogue social, les salariés connaissent plutôt un emploi durable et de qualité.

Une étude comparative européenne (ECS 2013) de la Fondation de Dublin visant à explorer les effets de la participation des salariés sur la performance et les conditions de travail des salariés a montré que l’organisation du travail et la façon dont les salariés sont associés aux évolutions sont au cœur de la capacité des entreprises à innover et à être économiquement performantes, tout en étant un facteur crucial dans la qualité du travail et de l’emploi. Ainsi une participation élevée améliore les apprentissages et renforce la motivation au travail. Elle est aussi associée à une baisse de l’absentéisme, à un moindre turn-over et une plus faible intensification du travail du fait de la contribution à la prise de décision. La France accuse un retard dans la mise en place des dispositifs participatifs que ce soit dans la participation directe (salariés) ou indirecte (IRP), au niveau des tâches, de l’organisation du travail ou encore au niveau stratégique. L’étude conclut qu’au vu des effets positifs de la participation sur l’efficacité et les conditions de travail, on peut faire l’hypothèse que ce retard n’est pas sans conséquence sur les résultats des entreprises françaises tant au niveau de la performance que des conditions de travail.

Sur la qualité du travail, la dernière publication de la Fondation de Dublin (Agnès Parent-Thirion) propose une analyse comparative des profils d’emploi en cinq types distincts :

 

1- Emplois de haut niveau (France 23 % pour 21 % en Europe), mais avec une intensité de travail accrue,

2- Emplois équilibrés caractérisés par une faible intensité de travail et une qualité du temps de travail élevé (France 15 % contre 25 % en Europe),

3- Emplois manuels actifs comportant une plus forte exposition aux risques physiques (France 27 % contre 21 % en Europe),

4- Emplois sous pression à savoir intensité du travail élevée avec une prévalence des problèmes de santé et un absentéisme plus élevé (France 21 % contre 13 % en Europe)

5- Emplois de faible qualité avec une autonomie réduite et des compétences faibles (France 14 % contre 20 % en Europe)

Globalement le constat est là : la France apparaît en situation de décrochage par rapport aux autres pays européens.

Enfin à la question de l’Enquête sur les conditions de travail relative à l’innovation et la participation des salariés : « Êtes-vous consultés sur vos objectifs de travail avant qu’ils ne soient établis, êtes-vous impliques dans l’amélioration de l’organisation du travail ou des processus de travail dans votre entreprise ou le département où vous appartenez, pouvez-vous influencer les décisions qui sont importantes pour vous » ? La France se situe au 29e rang des 34 pays enquêtés, cet indicateur révèle le faible niveau de concertation et de participation des salariés dans la prise de décision et la construction des objectifs de travail.

En conclusion : mettre en discussion le travail


La difficulté d’une prévention renforcée, c’est qu’elle ne peut pas faire l’économie d’un questionnement du travail avec les salariés eux-mêmes. C’est la perspective d’une prochaine négociation à moyen et long terme ouvrant la voie à une expérimentation nationale de la mise en discussion du travail.

Mais cette fois avec des objectifs d’engagement ciblés par les partenaires sociaux dans le cadre d’un nouveau droit d’intervention des salariés sur ce qui fait problème dans leur travail aboutissant à une réelle amélioration de leurs conditions de travail et de la performance de l’entreprise. C’est au final une prévention renforcée qui ne dit pas son nom !

 

Pour en savoir plus :


– Michel Weill, Metis, « Réforme de la santé au travail : ne pas oublier les fondamentaux« , Octobre 2018
– Bernard Dupilat, Metis, « Santé au travail : disruption ou retour en arrière ?« , Octobre 2018

 

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