par François Pellerin
Il est nécessaire de changer de regard sur le travail productif en le repositionnant au cœur du processus de conception pour réduire l’écart entre travail prescrit et travail réel et redonner de l’attractivité aux métiers de l’industrie. François Pellerin qui préside le groupe Gestion des Compétences et Organisation du Travail de la Chaire « Futurs de l’Industrie et du Travail » de Mines ParisTech et a fait l’essentiel de sa carrière à Turbomeca (Safran Helicopter Engines) se fait l’avocat ce changement nécessaire.
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« Le métier se perd », répétaient à l’envi les syndicalistes de Turbomeca, il y a une quinzaine d’années. Ce n’est que peu à peu que la gravité de ce phénomène et l’étendue du mal sont apparues. Aujourd’hui, le constat est largement partagé. Le travail est en crise, le travail est devenu invisible (Voir : Pierre Yves Gomez, Le Travail invisible, François Bourin Editeur [2013])
Au cours de la première moitié du 20e siècle, le taylorisme s’installe en France. Dans ce modèle organisationnel, le travail est défini (prescrit) par ceux qui savent : bureau des méthodes et encadrement de 1er niveau, en général sorti du rang. Il est particulièrement bien adapté à une population au niveau d’éducation faible. L’organisation scientifique du travail permet des gains de productivité considérables. Petit à petit, une expertise individuelle du « métier » émerge dans l’atelier, par la montée progressive en compétences. Puis on voit apparaître toute une série d’initiatives pour réduire l’écart entre travail prescrit et travail réel par l’amélioration continue. L’ajustement ne se fait plus uniquement au niveau individuel, mais en groupe. Mais en parallèle, l’entreprise gestionnaire fait son apparition, avec ses tableaux de bord, son reporting et l’obsession du court terme. Le profil de l’encadrement de terrain change. Il connaît de moins en moins le métier. Il est de moins en moins dans l’atelier. Il s’intéresse de moins en moins au travail. Et surtout, le travail continue à être conçu par des personnes qui ne le réalisent pas.
Appliquer le design au travail
Appliquer le concept de design au travail permet de changer le regard que l’on porte sur celui-ci. Les définitions du design sont nombreuses, mais on y retrouve toujours le client, les usages, la conception, l’ergonomie, les interfaces, l’aspect visuel.
Parler de design du travail déplace la notion de client. Le client du produit « travail », ce n’est pas le client final, mais celui qui réalise le travail. Cela implique que le seul objet de la conception ne peut pas être la satisfaction du client final (usages/coût/qualité/délai), mais que ceux qui réalisent le produit soient aussi considérés comme clients du processus de conception.
En considérant l’usager du travail comme un client (celui qui subvient à nos besoins, qui nous fait vivre), on change de regard sur la contribution de l’opérateur qui cesse d’être une simple utilité concourant au processus productif. Un tel changement peut participer de façon très puissante à résoudre la crise des représentations du travail (Voir : Laurence Decréau, Tempête sur les représentations du travail, Paris, Presses des Mines [2018])
Mettre en œuvre le design du travail
Concrètement, le design du travail sera réalisé par une équipe transverse qui comprendra le bureau d’études, les méthodes, l’ergonome, constituée autour d’un ou plusieurs opérateurs et au service de ceux-ci. Bien entendu, si l’on espère ainsi réduire l’écart travail prescrit/travail réel en concevant le travail sur le terrain, grâce à l’expérience de l’opérateur, il ne disparaîtra pas. Les aléas de production seront toujours présents. Travailler, c’est se confronter au réel, qui résiste. L’amélioration continue restera centrale.
De nombreux exemples d’équipes transversales chargées de définir les postes de travail et incluant des opérateurs existent aujourd’hui, mais cela reste partiel. Ce qui reste difficile à réaliser, c’est que la conception du produit prenne pleinement en compte la façon dont il sera fabriqué dans la totalité de la chaîne : dès la définition du produit, puis dans la gamme, la mise au point des standards, et enfin le poste de travail. Ce sera le cas lorsque tous les intervenants auront intégré que l’opérateur de fabrication est aussi leur client et que l’ensemble des éléments du contenu du travail doivent être co-construits avec lui.
Design du travail et numérique
Une nouvelle menace pèse sur le travail dans le contexte actuel du déploiement de l’usine numérique et connectée : que les outils numériques soient conçus, réalisés, standardisés et déployés par les sachants numériques en ne tenant pas compte du savoir-faire des opérateurs de production, et qu’il soit de plus en plus difficile pour l’opérateur d’apporter sa pierre à travers l’amélioration continue. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, il peut être en effet tentant d’utiliser le système numérique pour assister totalement l’opérateur au point qu’il devienne une simple main guidée par la réalité augmentée. Ce serait destructeur.
L’usine du futur, l’entreprise du futur sera ce que nous en ferons. C’est la responsabilité des dirigeants et des équipes de s’assurer que les tâches conservent de la valeur ajoutée pour les opérateurs qui les réalisent. Autrement dit, les paramètres à prendre en compte dans la définition d’une opération de travail ne sont pas seulement l’efficience et la productivité immédiates. Il faut aussi y introduire la capacité pour l’opérateur d’apporter à la tâche sa valeur ajoutée, et sa contribution à l’amélioration continue du process. L’enjeu est à la fois la motivation des salariés, l’attractivité de l’industrie, mais aussi l’efficience et la productivité de moyen/long terme.
Pour redonner son lustre au travail productif et pour réduire la fracture travail prescrit/travail réel, il faut, selon la belle formule des ergonomes, « adapter le travail à l’homme et non adapter l’homme au travail ».
– L’original de cet article a été publié dans Le Monde du 10 janvier 2019, sous le titre « Appliquer le concept de design au travail permet de changer le regard que l’on porte sur celui-ci ». Il nous a aimablement autorisés à le reproduire ici. –
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