La crise des Gilets jaunes a été l’occasion d’un coup de projecteur sur les fameux corps intermédiaires, soit pour déplorer leur effacement, soit pour louer leur utilité. Force est cependant de reconnaître que la colère sociale qui s’est exprimée à partir du 17 novembre 2018 s’est organisée en dehors de toute médiation habituelle.
Qu’il s’agisse en premier lieu des syndicats, mais aussi des coordinations ou des associations comme cela est généralement le cas lors de conflits sociaux. Encore récemment, les grèves dans les services d’urgence des hôpitaux publics ont pris la forme d’un collectif inter-urgences avec qui le ministère de la Santé discute ; cela n’a pas été le cas des Gilets jaunes qui se sont exprimés en dehors de toute médiation. Avant de chercher à comprendre le sort désormais réservé aux corps intermédiaires, il est utile de revenir rapidement sur l’histoire des médiations sociales en s’attachant à celles qui nous paraissent les plus familières : les organisations syndicales.
Rompre avec la « société en corps »
La promesse révolutionnaire — celle de 1789 — indique qu’il est possible de bâtir un groupement politique qui rompe idéologiquement et pratiquement avec « la société en corps », c’est-à-dire avec une société qui incorpore ses membres dans un ensemble plus grand qu’eux, avec lequel ils sont organiquement liés et duquel ils reçoivent leur statut, leur rôle et le sens de leur vie. De sorte que ces derniers ne sauraient vivre hors d’un corps social qui les domine et les identifie. Cette rupture, largement consommée dans les faits au moment où elle s’élabore juridiquement, vient clore une histoire pluriséculaire qui remonte aux Anciens. En effet, des Grecs à la Monarchie finissante, toutes les sociétés ont été organisées sur ce registre : il y a un englobant désignée sous forme d’une métaphore corporelle qui permet aux hommes d’exister et de se situer avec un haut et un bas. On pense ici au philosophe-roi, cher à Platon, qui domine la société par sa connaissance de la Vérité ou encore au Roi d’ancien Régime dont le corps, au sommet de la société, exerce un rôle de médiateur avec l’ordre divin. Les idées d’égalité et de liberté rompent radicalement avec une telle organisation sociale.
Ce sont des atomes individuels — les corps singuliers — et non plus des corporations — les « mises en corps » symboliques — qui composent dorénavant la société. Par conséquent, celle-ci ne tient plus ensemble par la médiation d’un corps sacré, mais par la seule activité de ses membres. L’englobant n’est plus un corps naturel, mais une construction artificielle. On comprend alors le soin que mettent les révolutionnaires à détruire la société d’Ancien régime en s’en prenant notamment aux corporations puis au corps du roi ; sur ce point, il y a une continuité entre l’été 1789 et l’hiver 1793.
Si, dès 1776, Turgot avait déjà attaqué les jurandes et les corporations par souci d’efficacité économique, ce sont les lois d’Allarde (mars 1791) et Le Chapelier (juin 1791) qui mettent un point final aux associations de métier et au compagnonnage avec leur solidarité et leurs morales particulières ; elles fixent alors ce qui deviendra la doctrine républicaine en la matière : la volonté générale ne peut procéder que des représentants élus du corps politique et ne saurait être captée par des fragments de celui-ci assimilés alors à une rupture d’égalité et un retour à l’ordre ancien.
Le refus de voir se récréer des corps symboliques qui agiraient comme des intermédiaires entre l’individu particulier et l’intérêt général n’est pas d’abord d’ordre économique et antisocial. Il est avant tout politique et presque anthropologique : c’est la crainte d’un retour d’une vision religieuse du monde dans laquelle l’individu ne peut faire autrement qu’appartenir à une communauté qui le définit et exerce pour lui une médiation avec une dimension supérieure de la société ou de l’existence.
Cet individualisme républicain va petit à petit se tempérer et l’on doit à Waldeck-Rousseau les deux lois qui permettent l’essor des syndicats (1884) puis des associations (1901). La République s’accommode alors d’acteurs collectifs qui n’avaient pas été prévus à l’origine par la théorie. Mais c’est à l’épreuve des événements qu’une place va leur être faite, notamment en ce qui concerne les syndicats.
L’âge d’or des corps intermédiaires
Le syndicalisme est la réponse collective du mouvement ouvrier à la question sociale posée par l’industrialisation et l’individualisme républicain. Il faut alors beaucoup de détermination aux premières associations de métiers pour faire admettre l’irruption d’acteurs collectifs dans la libre contractualisation des individus-travailleurs avec leurs employeurs. Et, de fait, les syndicats seront surtout tolérés bien plus qu’acceptés. Cela donnera au syndicalisme ses traits constitutifs que l’on retrouve encore jusqu’à aujourd’hui : la confidentialité et la méfiance vis-à-vis du politique.
Du fait des conditions de sa naissance, le syndicalisme français a une tradition d’action clandestine qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse : minoritaire, il ne compte pas sur l’adhésion en masse pour passer à l’action, mais il souffre parallèlement de n’être pas assez reconnu. Par ailleurs, dès 1906 avec la Charte d’Amiens — réponse syndicale à la création un an plus tôt de la SFIO – il affirme une vision antipolitique à la hauteur de la toute-puissance du politique dans la vision républicaine. La philosophie syndicale d’inspiration anarchiste va bien plus loin que l’opposition entre droits formels et droits réels, classique dans la critique marxiste des droits de l’homme. A Amiens, le mouvement ouvrier ne va pas seulement opposer les droits de « l’homme situé », vivant dans l’inégalité et l’absence réelle de liberté, et les droits des citoyens naissant libres et égaux. Il affirme aussi une vision substitutive des droits réels aux droits formels. Le texte reconnaît non seulement la lutte des classes « qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales », mais il donne aussi au syndicat un rôle proprement politique puisque celui-ci « sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ».
La conséquence pratique d’une telle radicalité idéologique est la création d’une contre-société ouvrière qui inaugure au fil du temps des solidarités concrètes (bourses du travail, mutualisme, caisse de secours, centres de soins, etc.) rappelant celles des corporations d’Ancien régime. Mais la différence réside dans la philosophie sous-jacente qui reste individualiste. C’est en cela que les syndicats, quels qu’ils soient ne peuvent être dits « corporatistes » : ils ne le sont pas non pas du fait de leurs structures interprofessionnelles et confédérées, mais précisément parce qu’ils regroupent d’abord des individus qui n’appartiennent pas à leur corps de métiers ou leurs branches ; ces derniers ne sont pas « incorporés ». Tout autre paraît être la situation des syndicats communautaires que l’on voit fleurir en ce moment dans certaines entreprises.
Les choses vont changer avec la création de l’Etat social suite aux chocs qu’ont représentés les deux guerres mondiales. Les innovations du syndicalisme sont alors enrôlées sous la forme d’un « compromis social-démocrate » afin d’amoindrir les conséquences de la question sociale : des institutions vont être constituées et des acteurs reconnus afin de réguler et négocier le conflit social organisé. Cette domestication de la question sociale va se réaliser petit à petit à travers l’invention de garanties collectives, non directement liées au fait syndical, mais reprenant à leur compte ses innovations. Ce sont d’abord, en 1936, la création des délégués du personnel puis, en 1945, celle des comités d’entreprise et parallèlement l’institution d’une protection sociale assise d’un côté sur la gestion paritaire des organismes de sécurité sociale et de l’autre, sur la généralisation du mutualisme. C’est l’âge d’or des corps intermédiaires, associés aux grandes associations d’éducation populaire puis aux ONG de solidarité ; le collectif fait recette.
Toutefois, en matière sociale, on est en présence d’une organisation bien particulière du compromis social-démocrate avec, d’un côté, l’association du syndicalisme à la gestion du modèle social au niveau national, et de l’autre, une défiance historique vis-à-vis de ce même syndicalisme au niveau de l’entreprise. Evidemment, les syndicalistes vont s’emparer des formes du dialogue social dans l’entreprise, en devenant délégués du personnel ou membres du CE, mais ces institutions représentatives ne sont pas d’abord créées pour eux. Et il faut attendre les accords de Grenelle en 1968 pour voir apparaître la section syndicale d’entreprise qui corrobore cette vision duale de l’expression des garanties collectives au travail. On n’en est toujours pas sorti puisque si les ordonnances de 2017 instituent des « conseils d’entreprise » (facultatifs) fusionnant négociation et consultation, la grande nouveauté reste le comité social et économique (CSE) qui agrège trois fonctions (DP, CE, CHSCT) en une seule institution sans remettre en cause la fonction de négociation du syndicalisme.
Arrive enfin un troisième temps dans cette rapide histoire sociale des médiations sociales. A partir du début des années 1970, un nouvel acteur fait alors son apparition (ou son retour, c’est selon) dans le jeu social et ne va cesser de s’imposer au fil des décennies : l’individu. Il s’agit d’une tendance de fond de la société démocratique contemporaine. Ce processus d’individualisation va s’accompagner d’une transformation des conditions de production sous la forme d’une économie de services et d’une reconfiguration des alliances forgées dans l’après-guerre : si le compromis social-démocrate permettait de réguler le conflit social, c’est surtout grâce à l’installation d’un rapport de force qui avait débouché sur une forme d’alliance entre le capital et le travail au détriment du consommateur. Ce qu’on a appelé la société de consommation de masse était en réalité une société qui maltraitait le consommateur. En ce domaine, la maxime d’Henry Ford reste indépassable : « Le client peut choisir la couleur de sa voiture, pourvu que ce soit noir ». Ce qui se reconfigure à la faveur de la mondialisation, c’est précisément cette alliance. L’économie de services est en réalité une société d’une nouvelle l’alliance, celle du capital et de la consommation au détriment du travail. Cela remet donc en cause les corps intermédiaires en charge de la gestion d’une question sociale qui se métamorphose à son tour. Ce ne sont donc pas les médiations sociales qui sont en cause, mais la forme qu’elles prennent et la manière dont elles opèrent.
Quand l’intermédiaire fait corps
J’ai expliqué dans mon ouvrage, Une Colère française — ce qui a rendu possible les Gilets jaunes (Ed. Observatoire 2019), comment le compromis social-démocrate s’effaçait peu à peu au profit d’une société de marché, plus individualiste, dans laquelle l’engagement collectif se reconfigurait. Celle-ci est en effet traversée par trois tendances qui obligent à repenser les formes de la médiation sociale : c’est d’abord une société du travail où le statut (salarié, indépendant, artisan, etc.) compte moins que la place qu’on occupe dans l’économie de service qui est le plus souvent assignée par le diplôme obtenu à la suite d’une compétition scolaire de plus en plus féroce. C’est ensuite une société de l’autonomie ou encore une société du « faire » dans laquelle l’individu aspire à se débrouiller seul. Enfin — et c’est le point capital dans le cadre de cet article —, c’est une société d’intermédiaires. En effet, l’aspiration à l’autonomie nécessite le truchement d’un tiers qui va opérer en un sens radicalement différent des anciennes médiations.
Chercher à rester soi-même à travers le recours à un intermédiaire suppose de ne s’inscrire que dans des relations de courte durée et des engagements limités. C’est le fond de la psychologie de l’individu contemporain et la raison centrale de sa désertion des corps intermédiaires institués. Durant plus de deux siècles, époque du triomphe des grandes organisations et des mouvements de masse, l’individu, être d’engagement et de responsabilité, a appartenu à la société un peu comme son ancêtre appartenait à une corporation. L’individualité prenait sens à travers une adhésion et une inscription dans des collectifs : un syndicat bien sûr, mais aussi un parti, une église, une association, etc. Ces collectifs permettaient alors à l’individu de véritablement s’épanouir. Tout autre est la période qui s’est ouverte à partir des années 1970 : l’individu est désormais porteur d’une singularité irréductible qui ne saurait se perdre dans un collectif anonyme apparaissant comme pesant et étouffant. À l’opposé d’un être d’appartenance, l’individu est devenu un être de déliaison. Ainsi, son individualité n’est jamais aussi pleine que lorsqu’il se reprend et divorce d’avec ses appartenances, lorsqu’il clôt ses adhésions et met un terme à ses engagements. Dans ces moments-là, il lui semble toucher véritablement à lui-même. L’individu ne connaît alors que des adhésions limitées dans le temps. C’est ainsi qu’après avoir été un allié épanouissant, le collectif devient un obstacle sur le chemin de lui-même. Et qu’à cette aune, toutes les institutions sont les unes après les autres frappées d’illégitimité. Ne restent alors que des intermédiaires individuels choisis pour ce qu’ils peuvent rapidement apporter sans obligation de renoncer à soi-même : un engagement pas trop engageant.
Ces nouveaux intermédiaires ont deux visages : des individus, mais, paradoxalement aussi, des collectifs. Les individus sont d’abord des personnes qui viennent apporter une aide sur le chemin de soi-même. A ce titre, l’expression « corps intermédiaire » a pour ainsi dire muté et désigne par là des personnes réelles — des corps — avec qui il s’agira de « faire corps » pour surmonter une difficulté passagère, trouver une solution concrète et s’engager pour un temps. En ce qui concerne les collectifs, ils sont d’une nature particulière, mais fonctionnent sur le même mode : incarnés, concrets et surtout radicaux ; le modèle en la matière étant les associations écologistes ou animalistes. Elles attaquent, soit au moyen d’actions spectaculaires soit au moyen du droit, et proposent de s’associer à des causes identifiées et que l’on peut faire triompher à court ou moyen terme.
La société de l’autonomie est donc une société d’intermédiaires ; les médiations sociales ne connaissent donc pas de véritable crise de légitimité. Ce dont elles souffrent, c’est d’abord d’une crise d’utilité et une crise d’opérationnalité : sur quelle analyse des réels besoins sociaux nos fameux corps intermédiaires fondent-ils leurs pratiques et selon quelles modalités interviennent-ils ? Ce sont les questions que le mouvement des Gilets jaunes a posées de manière aiguë à l’ensemble des corps intermédiaires et notamment au syndicalisme qui avant d’être un « syndicalisme de services » devra se réinventer en « syndicalisme des besoins ».
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