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Les ordonnances « Travail » promulguées rapidement après la mise en place du gouvernement actuel ouvrent des possibilités de dialogue social au niveau de chaque entreprise avec les accords dits de performance collective qui peuvent déroger à de nombreuses règles. La fusion de plusieurs instances de représentation du personnel sous forme de Conseils Sociaux et Economiques est aussi un grand changement. Comment les entreprises s’approprient-elles ces formes de dialogue social ? Christian Pellet, Président de Sextant Expertise, cabinet d’expertise et de conseil auprès des représentants du personnel, fait le point pour Metis.

Lors du débat sur les ordonnances travail puis leur mise en place, l’attention s’est beaucoup focalisée sur deux points : 1) la mise en place d’un barème prudhommal applicable aux licenciements sans cause réelle et sérieuse ; 2) la disparition du CHSCT et ses effets supposés sur la santé et la sécurité des travailleurs. Le premier continue à nourrir l’actualité, avec chaque jugement de cour d’appel, laissant augurer un arbitrage par la Cour de cassation dans quelques années (1), si une juridiction internationale n’intervient pas d’abord dans le débat (2). Le second est plus difficile et lent à évaluer, même si la mise en place des CSE réduit indubitablement les moyens mobilisables par les représentants du personnel (3).

Mais les ordonnances c’est aussi la consécration de la primauté de l’accord d’entreprise sur la loi, les conventions de branche, et les contrats de travail. Si certains se sont émus à juste titre de ce « renversement de la hiérarchie des normes », déjà bien engagé par les réformes précédentes, le thème, assez technique, n’a pas fait l’objet d’une attention équivalente, et encore moins de suivi depuis 2017. Pourtant, les représentants du gouvernement ont beaucoup insisté, quand ils promouvaient leur réforme, sur les nouvelles libertés offertes à l’entreprise, sous réserve qu’elle parvienne à conclure les accords nécessaires avec ses partenaires sociaux. Le lien était fait entre développement de la compétitivité et qualité du dialogue social (4).

Deux ans après, quels premiers signes nous envoie le passage encore partiel au CSE ? Les entreprises parviennent-elles à conclure des accords leur permettant de préserver ou de développer leur compétitivité, grâce à un dialogue social renforcé ? S’il est encore très tôt pour répondre à ces questions(5), nous émettrons ici quelques hypothèses.

1. Une mise en place laborieuse des CSE, qui peine à innover

Théoriquement, toutes les entreprises devraient être passées au CSE au 1er janvier 2020. Celles qui n’auraient pas organisé leurs élections avant cette date perdraient toute représentation élue du personnel, tous les mandats résiduels de délégués du personnel, d’élus de comité d’entreprise ou de CHSCT étant automatiquement interrompus. Toutefois, le retard pris dans le passage au CSE ont motivé quatre confédérations syndicales (6) à demander un report de la date limite, ou au moins une prorogation des anciens mandats, le temps d’organiser les élections. C’est un premier enseignement : le passage au CSE ne va pas de soi. La CFDT estimait (7) début octobre 2019 que le CSE n’était en place que dans la moitié des entreprises concernées.

La CFDT précise aussi que dans 9 cas sur 10, il n’y a pas d’accord de dialogue social avant les élections, et que dans le cas où il y en a un, il aboutit dans 70% des cas à un résultat extrêmement proche des dispositions supplétives. Cela laisse peu de place pour les accords moyens (20% des cas) ou bons (10% des cas, soit 1% des CSE). Le comité d’évaluation des ordonnances ne dit pas autre chose par la voix de Marcel Grignard (8), l’un de ses trois co-présidents. Le constat est également confirmé par les études diligentées par la Dares (9). En pratique :

  • La réflexion stratégique sur les finalités et donc les besoins du dialogue est rare : en pratique, les négociations, quand elles existent, consistent en général pour l’entreprise à tirer profit des ordonnances pour réduire le temps consacré au dialogue social, tant en termes d’heures de délégation et d’élus que de temps de réunion pour les responsables de l’entreprise. Dans ce cadre, elle tente souvent de centraliser davantage le dialogue social, en utilisant les nouvelles facultés de définition des établissements distincts par la négociation. C’est dans ces cas que les délégués syndicaux parviennent parfois à obtenir des représentants de proximité ou des moyens renforcés pour les organisations syndicales. On le voit, il s’agit alors d’une négociation donnant-donnant, où les représentants du personnel partent toutefois d’une situation peu favorable, l’absence d’accord se traduisant pour eux par l’application des dispositions supplétives et donc une réduction significative de leurs moyens d’action, pouvant aller jusqu’à la moitié. Confrontés au désintérêt ou au manque d’ambition de l’employeur, ils cherchent avant tout à limiter la casse, sacrifiant parfois les prérogatives économiques du CSE au passage : certains accords prévoient ainsi d’espacer tout ou partie des trois consultations récurrentes tous les deux ans, voire plus, renonçant aussi aux droits d’expertise indépendante associés.

  • Les entreprises mettent en place des dispositifs de dialogue proches de ceux qui préexistaient, sans chercher à innover. Les exemples d’accords créatifs sont rares (MAIF, RENAULT SAS en constituent de bons exemples) et témoignent d’une maturité avancée du dialogue dans ces entreprises.

  • Les missions des représentants de proximité, quand ils existent, et leur articulation avec le CSE, sont peu formalisées, ce qui laissera une grande place à l’improvisation sur le terrain. Compte tenu de l’impréparation de la plupart des managers au dialogue social, le déploiement de ces représentants d’un nouveau type risque de s’avérer décevant et frustrant.

  • Le conseil d’entreprise, qui est une variante du CSE auquel les délégués syndicaux confient leur monopole de négociation, n’a eu aucun succès (10).

2. L’émancipation des entreprises est-elle menacée par leur sous-investissement dans le dialogue social ?

Depuis les ordonnances, les entreprises peuvent négocier avec leurs organisations syndicales (11) des accords qui dérogent largement aux conventions collectives de branche (par exemple temps et organisation du travail, rémunérations hors minima de branche) (12). Le sillon avait déjà été tracé par de précédentes réformes, initiées dès 2004.

De façon beaucoup plus innovante, les entreprises peuvent aussi conclure des accords dits de performance collective (13) (APC) qui ont la particularité de primer sur le contrat de travail (par exemple sur la rémunération, le temps et l’organisation du travail, la mobilité géographique et professionnelle). Un salarié qui refuse l’APC conclu dans son entreprise peut être licencié pour ce motif (sui generis), qui souffre peu la contestation judiciaire, et n’ouvre aucun droit significatif, sinon le fait de s’inscrire à Pôle Emploi, même si les refus se comptent par centaines.

En pratique les entreprises peuvent à la fois déroger à la convention collective et primer sur les contrats de travail par un APC. Cet instrument très puissant et bien sécurisé est attractif pour l’employeur. Ceux-ci ne s’y sont pas trompés, et le dispositif est déjà très approprié, puisque 250 accords de ce type avaient été signés début octobre 2019 (14), dans un mouvement qui a commencé à s’accélérer en début d’année (15), et qui donne lieu à des usages très diversifiés : de l’accord de compétitivité classique pour l’entreprise en mauvaise posture à la mise en œuvre d’un nouveau statut collectif, dans le cadre d’un rapprochement ou non, en passant par la reconfiguration géographique d’un réseau de points de contacts avec la clientèle ou la transition vers de nouveaux métiers… Et la liste n’est sans doute pas close, tant le dispositif est accueillant pour les besoins de transformation de l’entreprise.

Mais pour profiter de ces nouvelles libertés, il faut parvenir à un accord majoritaire. Le cas de Bridgestone Béthune montre que ce n’est pas gagné, surtout quand la confiance n’est pas là. Cette entreprise de 1000 salariés était mal positionnée sur des pneus d’entrée de gamme où elle peinait à rentabiliser son activité. Afin de résoudre ce problème, l’entreprise était parvenue en mai 2019 à un accord de performance collective avec deux organisations minoritaires pesant plus de 30% des suffrages exprimés. Elle a engagé une consultation des salariés pour franchir le seuil de 50%, mais ceux-ci l’ont largement rejeté avec une forte participation.

Pourtant l’accord, bien que prévoyant un passage en cinq huit pour les ouvriers et des sacrifices de RTT pour les cadres, comportait aussi des engagements :

  • investissements additionnels permettant d’engager le repositionnement de l’usine sur les productions de haut de gamme

  • renonciation à prélever des dividendes sur la durée de l’accord

  • garantie des emplois sur la durée de l’accord et pérennisation d’un volant d’emplois précaires

L’accord était plus équilibré que beaucoup d’autres. Alors pourquoi n’a-t-il pu entrer en vigueur ? D’après les délégués syndicaux que nous avons interrogés, le climat social était dégradé, et les méthodes de négociation de l’entreprise marquées par la brutalité et le cynisme. D’où l’opposition de plusieurs organisations syndicales pourtant connues pour s’engager.

Cet exemple montre que profiter des nouvelles libertés offertes par le droit du travail aux entreprises suppose d’avoir une relation de confiance ou au moins de respect avec ses partenaires sociaux, et d’avoir fait mûrir son dialogue social. Ceci implique d’investir sur la relation au moins sur le moyen terme. Le moins que l’on puisse dire est que la situation n’était déjà pas brillante avant les ordonnances (16), et que le passage au CSE ne donne pas énormément de raisons d’espérer un changement rapide.

Le nombre d’accords de performance collective déjà signés montre que cela n’est pourtant pas forcément un obstacle. Il est vrai que les organisations syndicales, accaparées par le passage au CSE, n’ont pas encore eu le temps de former leurs militants au sujet, ni de définir des demandes de contreparties à la mesure des simplifications et des gains que génèrent ces dispositifs pour l’entreprise. Il serait temps, car c’est ce véhicule que l’intensification de la concurrence et la dérégulation du droit du travail utiliseront probablement pour transformer notre économie. Certaines des organisations patronales que nous avons rencontrées estiment qu’avec la fusion des branches, la négociation à ce niveau est morte sauf pour certaines dispositions très transversales ou obligatoires (17), et que la négociation va basculer au niveau de l’entreprise, grâce notamment à l’APC.

A ne pas vouloir investir, ni dans le fonctionnement du CSE, ni dans les moyens de la négociation collective, les entreprises françaises risquent de passer à côté de la sécurité et de la flexibilité que leur donne désormais le droit français, et de ne pas matérialiser les gains de compétitivité que celles-ci permettraient, sous réserve de savoir trouver des accords équilibrés avec les négociateurs syndicaux. Si ce scénario se confirmait, la France aborderait les prochains accidents de conjoncture dans une mauvaise posture, creusant son écart avec les pays plus matures d’Europe centrale et orientale, ou scandinaves, qui, eux, ont introduit depuis longtemps des formes de codétermination significatives dans le fonctionnement de leurs entreprises.

Pour gagner tout ce que les ordonnances leur ont offert, les entreprises françaises n’ont rien eu à concéder, comme d’ailleurs pour le CICE et le pacte de responsabilité. Les évolutions limitées introduites par la loi Pacte en témoignent : la gouvernance des entreprises n’est pas sérieusement remise en question, sauf sous forme optionnelle, et les salariés ne sont toujours pas considérés comme une partie prenante à associer aux décisions pour le bien de l’entreprise. Les organisations syndicales subissent des procès répétés en légitimité.

Mais conduire des politiques déséquilibrées est-il la meilleure façon de gouverner un pays aussi sensible aux inégalités que la France ?

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