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Jean-Marie Marx, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

Interview initialement publiée en novembre 2019

La lutte contre la pauvreté et la précarité passe aussi par l’accès à l’emploi. Plus facile à dire qu’à faire. Comment favoriser et accompagner des parcours positifs de construction de nouvelles compétences, d’inclusion et d’insertion professionnelle ? Quelle part y prend la formation, et quel type de formation ? Jean-Marie Marx, actuel président de l’AFPA, Haut-Commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi de juillet 2018 à octobre 2020, avait répondu en novembre 2019 aux questions de Jean-Louis Dayan pour Metis.

Vous êtes depuis juillet 2018 Haut-Commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi. N’est-il pas difficile de porter en même temps ces deux casquettes ?

Il y a en réalité une grande cohérence entre les deux missions. Lorsque j’ai été nommé à ce poste pour prendre la suite d’Estelle Sauvat, chargée dès 2017 par Muriel Pénicaud de préfigurer le Plan d’investissement dans les compétences (PIC), la logique commandait d’étendre le périmètre du haut-commissariat à l’inclusion par l’emploi. Les faits parlent d’eux-mêmes : depuis deux ans le marché du travail crée à nouveau des emplois, et en plus grand nombre que ce que l’on pouvait attendre au vu d’une croissance assez faible. Longtemps, le seuil de créations d’emplois s’est situé en France aux alentours d’un taux de croissance de 2 à 2,5 % par an. Aujourd’hui, il semble être descendu à 1 %. Une bonne nouvelle qui, ajoutée au ralentissement de la population active (+ 100 000 actifs de plus par an au lieu de 150 à 200 000) laisse en principe attendre une baisse durable du chômage.

Mais c’est sans compter avec les difficultés que rencontrent les entreprises pour trouver les compétences dont elles ont besoin. Le problème n’est pas nouveau ; ce qui l’est en revanche c’est qu’il s’est posé cette fois sans délai, sitôt amorcée la reprise de l’emploi. Il trouve son origine dans l’inadéquation des compétences disponibles aux besoins de l’économie, faute d’un effort de formation professionnelle suffisant. Seul un demandeur d’emploi sur dix entre en formation en France, beaucoup moins que dans les pays comparables. D’où la mise en place du PIC, conçu pour investir massivement dans les compétences. Mais vu l’ampleur de la tâche, former ceux qui perdent leur emploi ne suffit pas. Il faut aussi aller chercher ceux qui sont durablement éloignés de l’emploi : chômeurs de longue durée, jeunes décrocheurs, personnes en situation de handicap… tout en leur offrant des formations mieux adaptées qu’on ne l’a fait jusqu’ici.

Voilà pourquoi le PIC comporte de nombreux programmes, adaptés chacun à un type de situation ou de difficulté vis-à-vis du marché du travail, avec chaque fois pour objectif l’emploi durable. A titre d’exemple :

  • « Prépa apprentissage » (75 000 jeunes sur 2 ans), pour prévenir des ruptures encore trop nombreuses (30 % de contrats d’apprentissage rompus dans les trois premières semaines)
  • l’accompagnement vers l’emploi durable de 240 000 salariés des entreprises d’insertion par l’activité économique
  • la réforme des entreprises adaptées, qui accueilleront désormais des salariés en situation de handicap sur des « CDD tremplin » de 2 ans maximum (40 000 par an), en préparant leur accès à l’emploi de droit commun
  • la construction de passerelles vers l’emploi ordinaire, en contrepartie de la réduction du nombre des contrats aidés (pas plus de 100 000 en 2019), dont on sait qu’ils débouchent trop rarement sur l’emploi marchand.

Nul n’est inemployable, dès lors qu’on se donne les moyens d’individualiser les actions : telle est la philosophie du PIC.

Voici deux ans que le Plan a été lancé. Où en est-on ?

Le PIC, c’est — pour les seuls crédits du ministère du Travail — 13,8 milliards d’euros sur 5 ans (2017-22) : 1,5 milliard pour la montée en charge en 2018, 3 milliards par an ensuite, notamment financés par la contribution de 0,3 % affectée depuis 2018 à la formation des demandeurs d’emploi. La moitié va au volet régional du plan, sous la forme de Pactes signés avec chacune des régions, qui y contribuent de leur côté à hauteur d’1,8 milliard. Seules deux d’entre elles, AURA et PACA, n’ont pas voulu s’engager à maintenir leur niveau de dépense antérieur ; c’est donc Pôle Emploi qui y portera les actions. Grâce au PIC, qui y consacrera au total plus de 7 milliards, l’investissement dans les compétences sera multiplié par deux en région.

Le volet national (6,2 milliards sur 5 ans) constitue l’autre moitié du Plan. A hauteur de 10 à 15 %, il vise à soutenir l’innovation en matière de formation et d’accompagnement au moyen d’appels à projets. Appels à projets, et non appels d’offres : à la procédure classique qui fixe d’en haut une grille de critères auxquels les offres doivent se conformer, nous avons substitué une démarche ouverte qui laisse aux porteurs de projets la liberté de construire leurs propositions. Nous avons ainsi choisi de faire résolument confiance aux acteurs pour inventer les nouvelles actions, procédures ou coopérations qui permettront d’atteindre les objectifs du PIC. Et ils sont au rendez-vous : nous avons d’ores et déjà reçu un millier de projets, parmi lesquels 150 lauréats ont été retenus au titre des différents programmes : « 100 % inclusion » (remobilisation vers l’emploi, voir présentation des premiers lauréats), « 10Knum » (formation des peu qualifiés aux métiers du numérique), accompagnement des réfugiés, « Prépa apprentissage », « Repérage et remobilisation », qui va à la rencontre des personnes éloignées de l’emploi, dont les jeunes décrocheurs, à travers des consortiums réunis dans les territoires (50 à 100 000 bénéficiaires attendus au vu des projets en cours)… A quoi s’ajoute le renforcement de la « Garantie Jeunes », programme plus ancien qui a fait largement ses preuves.

Les employeurs aussi sont sollicités. Côté branches, il s’agit d’aider à la prospective des emplois et à l’identification en temps réel des compétences dont les entreprises ont besoin. 10 projets de branche ont déjà été retenus. Mais le PIC entend également convaincre les entreprises elles-mêmes de jouer le jeu en s’ouvrant aux publics les plus éloignés de leurs modèles classiques de recrutement et en faisant évoluer leurs conditions d’accueil. Un grand déficit d’information reste en particulier à combler quant aux dispositifs sur lesquels elles peuvent s’appuyer. L’appel lancé par le Président de la République en juillet 2018 a permis de mobiliser 120 grands groupes, dont les engagements font l’objet d’un suivi régulier et s’accompagnent de la création de clubs départementaux afin de démultiplier l’effort dans les territoires. Les choses bougent : 7 à 8 000 entreprises se sont engagées à ce jour.

Le PIC est donc bien enclenché. Avec 200 000 personnes formées en 2018, 400 000 cette année et 450 000 les trois suivantes, nous sommes en ligne avec l’objectif initial : former en 5 ans un million de demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés et un million de jeunes éloignés du marché du travail.

Au vu des masses en jeu et de la multiplicité des actions, des acteurs et des publics, tout ça ne doit pas être simple à gérer à l’échelle nationale…

En effet. Les appels à projets exigent un gros travail d’instruction et de sélection. Pour l’accomplir, nous avons opté pour une organisation ouverte aux différentes parties prenantes. Chaque projet est examiné par un comité de bénéficiaires, puis par un jury externe composé d’experts indépendants ; il doit en outre prévoir les conditions de sa propre évaluation, intégrée ou « embarquée » dans sa mise en œuvre. À l’échelle nationale, l’évaluation du PIC est coordonnée par son propre Comité scientifique, appuyé par la DARES (la direction des études du ministère du Travail). Le maître-mot est ici celui de « co-construction » : nous entendons tirer du PIC des leçons pour transformer l’action publique, et particulièrement celle de l’Etat, en donnant l’initiative à la société civile et en ayant pour priorité absolue l’adaptation au terrain, deux impératifs dont la crise des Gilets jaunes a montré l’urgence. Pour les mêmes raisons, nous sommes particulièrement attentifs à la coordination des acteurs de terrain, de telle sorte que les projets soient mis en œuvre au bon moment et dans l’intelligence des attentes des personnes.

Cela dit, tout ça n’exonère pas le Haut-commissariat de sa responsabilité de coordination et de pilotage à l’échelon central, en lien avec le ministère du Travail (DGEFP). Dans les régions, les Préfets (Dirrecte) assurent le co-pilotage des pactes signés au titre de PIC avec les conseils régionaux ainsi qu’avec les échelons régionaux de Pôle emploi, à qui incombe leur mise en œuvre. Au plan national, nous nous appuyons sur la Caisse des Dépôts pour la gestion des financements, et sur la coordination interministérielle pour impliquer les ministères concernés (Travail, Education nationale et jeunesse, Solidarités et Santé, Economie et finances…)

A cet égard, comment le PIC s’articule-t-il avec le système de formation professionnelle et ses réformes ?

Vous l’avez compris à l’énoncé des actions financées : le champ du PIC dépasse celui de la formation professionnelle stricto sensu. Néanmoins, la moitié du volet régional (7 milliards d’euros) est consacrée à des formations qualifiantes pour les jeunes éloignés de l’emploi ou les chômeurs peu qualifiés. Et il nous paraît nécessaire d’aider sans tarder à la transformation de l’offre de formation, sans laquelle l’irruption de nouveaux opérateurs bouleversera à brève échéance le paysage sans que l’offre évolue. C’est l’objectif des diagnostics prospectifs de branche dont j’ai parlé, mais aussi des actions que nous finançons au titre du repérage des compétences nouvelles — y compris lorsqu’elles ne sont pas encore formalisées dans des référentiels — ou de la conception de parcours de formation permettant de prévenir les ruptures en cours de route (le « taux de chute » en cours de formation pouvant atteindre aujourd’hui 70 %). Nous encourageons aussi la diversification des situations d’apprentissage, à travers la mixité des publics et les formations en situation de travail, ainsi que les approches globales qui s’attaquent aux freins « périphériques » à la formation, qu’il s’agisse de santé, de logement, de mobilité, de garde d’enfants…

Pour ce faire, la réforme de la formation professionnelle a mis à notre disposition de nouveaux outils. Le compte personnel de formation (CPF) en est un ; il a été conçu en priorité pour les actifs mobiles sur le marché du travail. Pour les publics prioritaires du PIC, a priori plus éloignés de l’emploi, il pourra être utilisé en cohérence avec les actions financées. La définition de l’action de formation, la loi de 2018 pour la « liberté de choisir son avenir professionnel » nous aide également à déployer des modalités d’apprentissage innovantes, comme le fait la reconnaissance qu’elle accorde aux formations en situation de travail. L’implication nouvelle des branches dans le développement de l’apprentissage va dans le même sens : si le PIC ne prend pas directement en charge les contrats d’apprentissage, il intervient fortement en amont avec le programme « Prépa apprentissage » et le développement de passerelles vers l’emploi durable.

Votre seconde casquette — ou votre second chantier — c’est le service public de l’insertion (SPI) : pouvez-vous dire à quoi il ressemblera ?

Il est trop tôt pour le dire, car une large concertation est en cours. Pourquoi ce nouveau chantier ? D’abord parce qu’on observe une forte baisse de l’effort des départements pour l’insertion des allocataires du RSA, qui a été divisé par 3 (de 20 à 7 % des dépenses d’allocation) en 20 ans. En outre, il est très hétérogène selon les territoires, et ses résultats très variables selon l’offre de service déployée. Lorsque l’on voit par exemple que la part des demandeurs d’emploi au RSA pris en charge par Pôle emploi peut aller de 10 à 80 % selon le département, on comprend qu’un effort de régulation nationale s’impose.

Tout montre aussi que les délais de signature et de mise en œuvre des contrats d’engagement, censés accompagner le versement du RSA, sont trop longs, et que les démarches d’accompagnement restent cloisonnées entre volet social et volet emploi, et séquencées comme s’il fallait traiter les freins périphériques avant l’emploi ; ce sont ces approches qu’il faut remettre en cause en donnant priorité à l’accès à l’emploi.

D’où la feuille de route du futur SPI : régler les difficultés d’insertion de façon concomitante et non plus séquencée ; prendre en charge les personnes sans délai (dans le mois) ; organiser un suivi individualisé des parcours d’insertion par un référent unique ; évaluer les résultats, en tenant compte des spécificités des publics accueillis ; diversifier l’offre de services pour l’adapter à la variété des besoins.

Sur le constat, l’accord est assez général entre structures associatives, service public de l’emploi, CNAF, services départementaux, associations d’élus. Pour la manière de faire, différentes hypothèses sont sur la table, la concertation en cours devant aboutir au plus tard en février prochain.

Quant au Haut-commissariat, sa priorité est de faire évoluer, d’harmoniser et de coordonner l’offre de service des différents opérateurs de l’insertion, notamment en articulant mieux l’intervention du service public de l’emploi et des opérateurs du RSA ; ce qui suppose de changer les pratiques des différents intervenants, dont les travailleurs sociaux. Nous sommes donc surtout attentifs aux dimensions professionnelles et organisationnelles du futur SPI ; en revanche la réflexion sur les contours du futur RUA en tant qu’allocation nous impacte moins directement.

Compétences et inclusion dans l’emploi sont donc les deux faces d’une même mission ?

C’est ma conviction. Ce sont les pays à démographie peu dynamique, voire déclinante, qui ont été les premiers à faire le lien. Le problème est arrivé plus récemment chez nous, et sa solution ne tient pas seulement en une de règle de trois. Autrement dit, ce n’est pas qu’une question de moyens, mais aussi de manière de travailler. Nous devons trouver des formes d’intervention adaptées aux publics les plus éloignés de l’emploi, et les faire se diffuser dans les politiques de ces autres acteurs publics que sont les régions et les départements.

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.