Habitant et agissant à Marseille, Victor Castellani a commencé il y a deux semaines pour Metis un « Corona journal ». Voici la semaine 3.
Byebye Ehpad et Monoprix
Lundi 30 mars. Ça va ? Moi ça va et vous ? Avant nous avions coutume de dire « ça va comme un lundi ». Mais ça, c’était avant. Nos petits saluts routiniers se sont transformés. Dans les visios, audios, courriels et appels, les formules ont changé, l’attention à l’autre aussi. Elles sont moins distraites, plus inquiètes. Le take care usuel des anglophones s’est imposé et francisé. Prendre soin de soi et des autres. Chacun de nous est devenu une proie potentielle du petit machin, un être que nous savons fragile. Incroyable pouvoir de Super corona, formidable révélateur de nos fragilités comme de nos impuissances, individuelles et collectives. Il emporte aujourd’hui des vies, proches ou lointaines, amies ou ennemies. Abat des économies, frappe nos idéologies, bouscule une Europe passablement désunie et défie nos démocraties. Ici d’ailleurs, l’urgence a bon dos. À juste titre, certains s’en inquiètent. Mais en Hongrie, Turquie, Russie, c’est déjà bien pis. Empire et emprise du Xi.
Côté boulot, la mobilisation citoyenne ne faiblit pas et les missions bénévoles font le plein (covid19.reserve-civique.gouv). Souvent en quelques heures. Il y a cinq fois plus de candidats que de missions proposées par les assos ou les collectivités. Au point que certains s’étonnent : ils voudraient aider, mais ne trouvent rien. Même constat avec les référents lors de notre audio du jour. Les bénévoles affluent, mais les missions ne sont pas au rendez-vous. Il y a toujours çà et là quelques dérives commerciales ou sectaires, quelques structures mystérieuses, mais depuis que nous contrôlons a priori nous avons pu y mettre le holà. La crise ne doit pas conduire à faire n’importe quoi sous couvert de bénévolat. Notre plateforme, elle, a progressé en lisibilité. Et nos référents, en agilité. Mes journées vont y gagner. Moindre intensité, plus de liberté. Nous décidons d’ailleurs d’espacer nos audios. Bon, il est midi. Bientôt l’heure de l’apéro. Proverbe local : « midi 10 c’est l’heure du Pastis, midi un quart c’est celle du Ricard » !
Côté bouffe, notre seul souci c’est de trouver du poisson. Tant les marchés que la criée sont désormais fermés. Les supermarchés n’offrent que du surgelé et en ville rares sont les poissonniers. Même le mythique Toinou vient de fermer. Seule solution, le Monop. Pas celui du Panier, mais celui du Prado, des beaux quartiers. Abdenbi a décidé d’y aller. 3 heures pour deux poissons et quelques autres denrées, il a dû s’égarer ! Au retour il dit : « j’avais aussi deux potes à rencontrer ». J’aime et respecte sa liberté. Mais aujourd’hui je la crains. Il est bien capable de nous ramener cette saleté. J’essaie gentiment de le raisonner. Il rit et je souris. Bizarre ce couple qui n’en est pas un. On dirait un vieux couple, mais en mieux !
Mardi 31. Hier soir j’ai cru bien faire. J’ai créé un groupe WhatsApp, le journal du Corona, et y ai placé la plupart de mes amis. Un peu plus de 150 à vrai dire. Certains très vite en sont partis. Puis d’autres les ont suivis. Je les comprends. Belle connerie, car même réduits à 120, c’est le risque de messages incessants. Charmants, mais perturbants. D’autant qu’avec la crise les groupes de ce type se sont multipliés. Nouveau post pour demander à tous de s’exprimer sobrement et justement. Beaucoup restent, heureusement. De temps en temps un texte, une image, un poème, une photo, une vidéo. Pas permanent et souvent enrichissant. Fouad nous fait entendre la voix de Mouawad. À la tête du théâtre de la Colline, il est tout à la fois auteur, acteur et aujourd’hui conteur. Je l’avais découvert grâce à Daniel qui dirigeait ma troupe d’alors, le Poulailler. En 2015, il voulut que nous nous emparions de Littoral, première pièce du Sang des promesses. Je ne pus jamais ni la répéter ni la jouer. Les balles entre-temps avaient sifflé. Daniel était venu m’apporter le texte à l’hôpital. Avec un rôle, assis, pour ma sortie. J’avais d’abord dit oui. Puis non. Le texte était fort, beau, lyrique, tragique. Mais aussi comme Incendies. Plein de sang, de cruautés et de tueries. Chaque ligne ou presque me faisait trembler. Au-dessus de mes forces. Aujourd’hui la voix de Mouawad sonne autrement. Elle est grave, sereine, belle :
« Les lavant deux fois par heure et trente secondes à chaque fois, je n’ai jamais eu les mains aussi propres qu’en ces jours de solitude,
Et pourtant, malgré la propreté de mes mains je dois bien être responsable de quelque chose, Lady Macbeth sans le savoir.
Mais alors, quelle est cette tache qui ne s’en va pas et que je ne cesse de frotter
Quel crime ai-je commis ? Quel roi ai-je égorgé ? (…)
Qu’est-ce qui est sublime et qui meurt ? Qu’est-ce qui s’en va ? Quel esprit de la forêt déserte le monde ? De quoi dois-je dès à présent faire le deuil ?
L’insouciance ?
Il y a deux semaines je ne peux pas dire que je me sentais insouciant. Climat, incendies, violences envers les femmes, libéralisme…
Si le monde que je quitte par le confinement était celui-là, pourquoi désirer la fin de ce confinement au plus vite ? Pour retrouver quel monde ?
Entre un monde qui m’écrase et celui qui aujourd’hui me statufie, comment ne pas rester hébété ? Et sans réponse à cette question : quoi faire de ce confinement ? qu’est-ce qui nous arrive ? » (…)
Depuis peu, la pandémie s’est rapprochée. Au fil des jours la liste de mes amis et connaissances infectées s’est allongée. Pour quelques-uns l’épisode a été inconfortable, mais, à leurs dires, léger. Mais pour la plupart, quelle secousse. Le nez qui coule, puis la toux, hoquetante, asphyxiante, permanente. Des douleurs soudaines qui vous frappent, certains parlent d’une matraque, et la fièvre qui monte et qui reste. Des jours et des nuits de faiblesse. On essaie de se lever, mais on va vite se recoucher. Ni test ni hôpital. Un suivi à distance au mieux, par questionnaire le plus souvent. Tous racontent cette violente traversée. Certains ont paniqué et l’un a bien failli y passer. Le rétablissement n’est d’ailleurs ni entier, ni totalement confirmé. Anosmie, agueusie, et parfois perte d’équilibre aussi. Le corona n’est plus une série d’infos, de chiffres, de rumeurs. Il a pris corps et visages d’amis. Il est devenu probabilité. Ma sérénité est moins assurée. D’ailleurs, dès aujourd’hui, moins de sorties. Et bye-bye Monoprix.
Appel d’Erik qui dirige pas loin d’ici une mission locale, au service de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes qui les oriente, accompagne, et permet à ceux qui ont décroché de raccrocher. Son équipe, depuis longtemps, a pris des initiatives originales, créatives. Pour permettre à ces jeunes de faire avec ce qu’ils ont, ce qu’ils sont, de s’exprimer, de participer, de construire leur autonomie. Mais pour eux aujourd’hui, l’urgence c’est survivre. Recevoir leur pécule. Être soutenus. Ne pas retomber. Eux-mêmes confinés, ses conseillers font tout pour. Téléphone, mail, exercices, jeux et autres challenges online. Le budget SMS m’a-t-il dit a explosé. En ces temps compliqués, la convivialité prime sur la comptabilité. Ce qui vaut pour les jeunes vaut aussi pour ses équipes. Il leur a ouvert un « salon ». Bien mieux, dit-il, qu’une salle de réunion. Elles font grand usage de cette pièce digitale et s’y retrouvent pour échanger, rencontrer, discuter, inventer, et même divaguer. Liens familiaux, amicaux, sociaux, professionnels : l’épreuve du virus est souvent salutaire. Pourvu que ça dure.
J’aimerais que notre directeur sorte de sa carapace. Qu’en lieu et place des messages utiles, mais institutionnels, il envoie quelques lignes, un zeste d’humanité, de simplicité. Qu’il prenne soin de notre communauté professionnelle.
Mercredi 1er avril. Réveil thé-banane et lecture de la presse. Dans Le Monde, El Pais, The Guardian et même Times of India, il n’y en a que pour le corona. La moitié de l’humanité est désormais confinée. C’est ne pas l’être qui devient singulier. Dans une interview, George Gao, le directeur général du Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies fait, sans trop de langue de bois, le point sur l’épidémie. Interrogé sur les erreurs commises selon lui par les autres pays, il pointe l’absence de port de masques. « Le virus se transmet, dit-il, par les gouttelettes respiratoires. Avec un masque, on peut empêcher les gouttelettes porteuses du virus de s’échapper et d’infecter les autres ». La population l’a compris ici depuis longtemps. Mais nos autorités sanitaires l’ont d’abord nié avant de se rendre tardivement à l’évidence. Depuis plusieurs jours déjà Médiapart parle d’un scandale d’État.
Hier je n’ai pas pu assister au webinaire. Je me le passe en replay. Au cas où j’aurais loupé des infos clés. Audio du jour. Échanges. Sur la plateforme qui n’est pas encore optimale. Sur le manque de transparence du national qui intervient et y supprime des organismes ou des missions sans expliquer aux référents pourquoi ils le font. Sur les Ehpad. Point hypersensible. Peut-on y autoriser des bénévoles à y entrer ? Pour maintenir un lien vital avec des personnes privées de visite et qui risquent de sombrer ? Voire pour y porter des repas là où le personnel ne le peut plus ? Pour nous le lien social ce sera au téléphone ou en ligne exclusivement. Mais pour les repas ? Certains résidents, nous dit-on, ne mangent plus qu’une fois voire plus du tout. Si la situation est avérée, est-ce aux bénévoles de combler ces défaillances. Enjeu social, enjeu vital. Dilemme. Auquel s’affrontent — et dans d’autres proportions ! – Zabeth à Colmar, Muma à Aix et tant d’autres encore. Flashback. Guiguite et Marinette. Mes tantes chéries. Elles sont parties depuis longtemps. Elles ont fini leur vie à Balbigny, Loire, dans un Ehpad, ni pire ni meilleur que d’autres. Peu de visites, quelques activités, le plus souvent l’attente et la télé. Parfois détraquée. Mais si elles avaient été là ? Qu’aurions-nous fait ou accepté ? De les laisser pour nous protéger ? De tout faire pour les sauver quitte à s’y risquer ? Nous n’avons pas eu à choisir. Et pour notre communauté, ce sera à chacun en conscience de décider.
Téléphone encore et encore. Grâce à corona, il a repris ses droits. Ou plus exactement, s’il écrit toujours, il a retrouvé la parole. La voix c’est la vie. Un souffle, un silence, de l’aigu, des graves, des rires, parfois des pleurs. Alors que la vidéo nous immobilise, lui nous laisse libres ! Il ne m’empêche ni de marcher ni de ranger, ni même de… Souvenir. Premier portable, premier appel : je répondais depuis les WC !
18 h 30. Abdenbi est de sortie. 19 h Retrouvailles avec mes Edmond pour notre 2e apéro Skype. Certains se sont coiffés. D’autres plus négligés. L’une est en pyjama, l’autre torse et poils. Il y a même des enfants, petits ou grands. Des familles heureuses, et à leur manière recomposées. Rigolades et tapenades. Pensées pour ceux les confinés trop serrés, trop enfermés. À la fin, nous sommes deux. Dany et moi. Nous parlons écritures, mots et autres maux.
23 h 30. Toujours pas d’Abdenbi, l’oiseau n’est pas revenu au nid. Ni appel ni message. Suis parti me coucher sans me faire à dîner. Et espère encore qu’il va rentrer.
Jour du Seigneur et salsa du démon
Jeudi 2. 5 h du mat. L’inquiétude m’a travaillé et réveillé. Sa chambre est vide. 8 h, 10 h, 12 h toujours rien. Et s’il s’était fait attaquer ? Ou bien encore contrôler sans pouvoir se justifier ? Et si, et si, et si. Je n’arrive pas à bosser. Appeler la police, non, attendons. 13 h 15. Message de Sa Majesté, confuse et désolée. Colère froide, réponse sèche. De l’histoire qu’il me sert, je ne veux rien raconter. Mais il se souviendra longtemps je crois du savon que je lui ai passé. Et du danger qu’il nous fait courir à lui et à moi de s’être si longtemps exposé.
Retour au boulot. La mobilisation citoyenne est sans doute proche de son pic. Près de 250 000 bénévoles inscrits, France entière. Sans doute plus de 20 000 dans la région si j’en crois les extrapolations. Dont 4000 déjà candidats sur des missions. Faire des courses pour les voisins est de loin la plus populaire. Devant l’aide alimentaire et le maintien d’un lien avec des personnes fragiles ou isolées. Loin derrière, les gardes d’enfants qui restent l’apanage des professionnels. Un truc me chiffonne. Les missions d’aide alimentaire sont bien moins nombreuses que ce que les besoins exprimés laissaient supposer. On me dit que certaines assos ont du mal avec le numérique, que d’autres, en l’absence de protection, ont peur d’envoyer des bénévoles. Que d’autres encore privilégient d’autres voies, se méfiant d’une plateforme estampillée État.
Nouvelles de Paul. Nous nous sommes rencontrés il y a 30 ans. Une usine occupée, un avocat, un juge des référés. Un DRH et moi, médiateur, fraîchement nommé. Au fil des semaines, j’avais découvert dans cette usine arrêtée des femmes et des hommes exceptionnels, mais décidés. Du côté syndical et managérial. Ça nous avait rapprochés. Ensuite Paul m’avait beaucoup aidé. Pour créer l’UET puis ensuite ASTREES. Chevènementiste avéré, il y a ajouté depuis peu un macronisme assumé. Seul capable, pense-t-il, de bousculer un système ankylosé. S’il se réjouit de déclarations récentes sur la nécessité de rétablir une forme de souveraineté stratégique, il est néanmoins plus sceptique sur la geste de Jupiter en matière écologique. Ouf, la lucidité ne l’a pas quitté ! Il me parle Europe, OTAN, OMC, toutes ces constructions d’après guerre largement ébranlées et désormais hyperfragilisées. Que la Chine éternue et c’est toute l’Europe qui s’enrhume. Mais outre Atlantique, notre clown triste, raciste et complotiste ne donne guère dans le romantique. De Macron, Paul ajoute : « certes beaucoup se désolent, mais quand je le compare, je me console ».
Le soir, salade niçoise revisitée, tagine citrons confits et poulet, crème de mangue, bananes et pamplemousse. Abdenbi s’est éclaté. Fallait bien ça pour se faire pardonner ! Pour finir en beauté, je nous cherche du théâtre. L’offre en ligne est foisonnante. Ce soir nous irons aux Bouffes du Nord. Pour une heure et quatre courtes pièces de Samuel Beckett. Petits bijoux pour grands et petits choux.
Vendredi 3. Dernier audio de la semaine. La question des Ehpad revient sur le tapis. Entre-temps les chiffres terribles sont tombés. Les foyers se sont multipliés. Rien qu’à Mougins, 29 décès à déplorer. Nos bénévoles comme beaucoup d’autres ne sont toujours pas équipés. Côté masques, pourtant c’est le grand revirement annoncé. Et dire qu’il y a quelques jours encore, nos collègues de Paris s’en tenaient aux positions des autorités. Du ministère de la Santé. Vérité d’hier. Aujourd’hui place aux affaires. C’est à qui offrira le plus et en cash. Nos États se battent et jouent les pirates. En Chine, on se pique des masques sur le tarmac. À Lyon, il y avait des masques pour l’Espagne : la France a même osé les réquisitionner. Chez moi, nous en avons 5, pas un de plus. Va falloir en porter, mais aussi économiser. Ou encore, mettre une écharpe. Le voile pour tous et pourquoi pas la burqa façon corona ?
Dans le monde, chacun annonce son plan de soutien. Plans de riches pour les riches, plan de pauvres pour les pauvres. Avec son chèque à 1200 dollars par foyer, Trump n’en est plus à une contradiction près. Ça frise le socialisme ! Sans malheureusement lui enlever un poil de son antiécologisme, son racisme et autre populisme. Je pense à l’Inde, entre exodes et bastonnades. Aux villes et aux brousses africaines où ils n’auront sans doute rien d’autre que leur peine. Aux Philippines où mon pote Aram, zéro peso sans boulot, a néanmoins fait à la main près de 1000 masques. Ça nous change de son président, tristement célèbre pour avoir donné l’ordre de tirer sur les trafiquants. Et qui vient de le répéter. Cette fois pour non-respect du confinement.
Drames visibles, mais aussi invisibles. Ici aussi des familles qui basculent. Des enfants qui ne mangent plus. Nouvelle crise, nouveaux pauvres. Notre commissaire à la lutte contre la pauvreté m’appelle. Elle aimerait que l’on s’en saisisse. Qu’on mesure les besoins. Qu’on fasse, en ligne si possible, le tour des familles confinées des cités. Elle me demande des idées. J’essaierai d’en trouver.
Ce soir scrabble et sortie poubelles. Avant un devoir, maintenant un plaisir. Eh oui. Autres invisibles. Éboueurs, caissières, flics, travailleurs de l’ombre, ceux qui font aujourd’hui que notre vie continue. En seront-ils un jour remerciés ?
Samedi 4. La chaleur est revenue. Le bleu éclate. On l’avait presque oublié, mais ça fait plus de 10 jours que le printemps est là. De ma fenêtre, si je le sens je ne le vois pas. Ni arbres, ni fleurs. Dans ce coin du Panier, c’est de la pierre, et encore de la pierre. Envie de sortir plus que d’écrire. Je me retiens. Puis j’y reviens. Pause déjeuner, léger. Courgettes farcies au thon persillé et fromage frais, salade d’endives à l’avocat et aux olives, ananas rôti, sauce aux poires. Je limace sur ma terrasse. Du soleil, de l’air, des idées qui volent, des musiques qui résonnent. Beatles. Hey Jude don’t make it bad.
J’ai été beaucoup dans l’action ces dernières semaines. Trop sans doute pour me poser des questions. Non pas que rien ne m’ait traversé. Je reste un être pensant. Mais je n’ai pas eu, ou pas donné, le temps. En lisant, en écoutant, il me semble que chacun s’accorde pour dire que rien ne sera comme avant. Mais on parle de repartir ou de redémarrer, il y a comme un parfum de retour au passé non ? Peut-on le faire toutes choses égales par ailleurs, ceteris paribus comme disent les scientifiques ? Comment se projeter ? Quelles leçons tirer de la crise ? Certains, et je les admire, s’y risquent déjà. Sur France Inter, Bruno Latour parlait d’un chemin qui commencerait par une grande enquête où nous seraient proposées quelques grandes questions : quelles sont les activités aujourd’hui suspendues que vous voudriez ne pas voir reprendre ? Que voudriez-vous voir se développer ? Quelles activités voudriez-vous inventer ? Non pas qui sommes-nous ou que faisons-nous, mais à quoi tenons-nous ? Nos attachements importent plus que nos identités. Il parle du confinement comme un mouvement de masse qui redessine une forme d’action globale, du virus dont la dimension sanitaire ne doit pas cacher la dimension politique, d’une nouvelle justice non plus de distribution, mais de production. À suivre.
19 h 49. Message de Pierre. Mauvaise nouvelle. Ma mère a fait un petit incident circulatoire. Le dixième au moins, depuis 7 ans. On s’est un peu habitué. Parole hésitante, trébuchante, petite aphasie. Les médecins ne parlent pas d’AVC, mais plutôt d’AIT associés à une sorte d’épilepsie. Elle est sous traitement. Qui n’empêche rien pour autant. Pierre l’envoie se reposer. La nuit devrait, comme les autres fois nous l’espérons, réparer tout ça.
19 h 50. Dans 10 minutes zoom apéro. Malgré la gravité, j’ai décidé d’y participer. Quatre amis de 30 ans, vieux réseau militant. Londres, Malines, Marseille. Anglais, Australien, Flamand, Catalan. Nous avons mûri, vieilli, et chacun a construit sa vie. Mais l’amitié, la flamme, nos valeurs ont bien résisté aux années. Et certaines épreuves nous ont rapprochés. Quelques verres, paroles en l’air. En dépit de la gravité, nous optons pour une certaine légèreté. Des instantanés de confinés. À Londres ils viennent juste de commencer. De France et de Belgique, et du haut de nos 3 semaines d’ancienneté, nous taquinons gentiment nos chers brexités.
Après le dîner, je propose à Abdenbi de continuer dans le léger. Pas de grand théâtre ce soir. Ni de scrabble. Nous optons pour de l’humour suisse, signé Marie-Thérèse Porchet, homme et femme à la fois, qu’il ne connaît pas. Une heure vingt de sketches percutants et hilarants : La truie est en moi. À propos, je ne sais pas pour vous, mais chez moi le printemps ça va mieux avec bourgeonnement qu’enfermement. Pas facile aujourd’hui quand on est célibataire et qu’il faut prendre soin de notre petite affaire. Numérique, rique, nique s’en allait tout simplement… Vidéos, audios, le bricolo se fait aussi à la mano. Sorry pour quelques mots osés, un peu olé olé. Vous me pardonnerez. D’autant plus que l’idée me vient d’un copain contaminé. Au plus fort de sa crise, un ami lui a envoyé un clip. Ou plutôt un strip. Sur Snap. Et, que vous me croirez ou pas, ça l’a détendu du slip. Le porno meilleur que la chloro ?
Dimanche 5. Réveil et beau soleil. Mais réveil intranquille. Mon frère m’avait dit hier, « pas de nouvelles bonnes nouvelles ». En attendant, j’essaie d’écrire. Les mots ont du mal à sortir, les phrases à courir. Mieux vaut ne rien forcer. Prendre l’air et profiter de la terrasse. Non, plutôt me promener dans le quartier. Rue du poirier, montée des Accoules, place de Lenche, rue de l’Évêché. Toutes belles, mais désertées. Quelques éclats de voix, de la musique ici et là. « Horreur, malheur, c’est la saaaalsa du démooonnnnnn, saaaalsa du démon ! » Petit détour par la Major. S’asseoir un peu face à la mer. Un peu d’air, un peu d’écume. Un ferry à la Joliette et deux paquebots au large de l’Estaque. Tanqués. Immobilisés. Ils ont enfin cessé de fumer ! Et de cracher leurs tonnes de microparticules, devenues à la fois dangereuses et ridicules. Assez flâné. Je retrouve les rues du Panier et ses escaliers.
À 10 h 34, le message qui fait mal. Maman ne va guère mieux. Sur le conseil de son voisin médecin, mieux vaut attendre un peu. Déjeuner. Nouveau message de Strasbourg. Maman s’est réveillée, parole encore confuse. Et maintenant des douleurs à la jambe et à la tête. Nous ne pouvons plus tergiverser. Composer le 15. Très vite le Samu est là. Même si les constantes sont rassurantes, ils décident de l’emmener. Il va falloir l’examiner. En ce jour du Seigneur, Maman nous fait une sacrée frayeur. Et nous ne pouvons ni l’accompagner ni la visiter. Heureusement encore que les urgences sont désengorgées, car en Alsace le pic semble-t-il est passé. Dîner. J’aimerais bien conclure par un doigt de légèreté. Mais je ne cesse d’y penser.
Lundi 6 matin. Mon frère a eu l’hôpital. Puis ma mère. Elle est en forme. Il vient tout juste de lui parler. Prise de sang et scanner n’ont rien trouvé. Je lui téléphone à mon tour. Elle est presque enjouée. Et c’est sur ces notes que je vais terminer. Rassuré.
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