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Denis Pennel, auteur du livre Travail, la soif de liberté qui s’interroge sur les nouvelles formes de travail et d’emploi, réfléchit à ce que nous apprenons tout au long de ce long temps de confinement.

La propagation du coronavirus sera la guerre que ni nous-mêmes (si nous sommes nés avec ou après la génération des Babyboomers) ni nos enfants n’avons encore connue. Elle met en lumière que la vie normale peut s’arrêter du jour au lendemain, en raison d’un choc exogène nous privant de ce que nous avons de plus cher (notre famille, nos amis voire notre travail) et de ce que nous tenions pour acquis : possibilité de se déplacer sans entrave, déposer nos enfants à l’école, aller au cinéma, sortir au restaurant, pratiquer nos rites religieux…

Nous sommes bien sûr à mille lieues des destructions massives de la vraie guerre, de l’occupation du pays par une puissance ennemie ou de l’arrestation arbitraire et l’exécution des opposants politiques. Aujourd’hui, la démocratie survit, la liberté d’expression est toujours possible, nous mangeons toujours à notre faim, même si cafés et restaurants sont fermés jusqu’à nouvel ordre.

Mais la comparaison n’est pas complètement inappropriée. Le chef de l’État français l’a répété solennellement : nous sommes en guerre ! Nos libertés individuelles se sont en effet réduites, les usines ont été contraintes de fermer leurs portes pour cause de confinement, certaines ont réorienté leurs chaînes de production vers la fabrication de biens de première nécessité. Au moins ce n’est pas pour fabriquer des chars et des canons ! Et certains rayons de magasin sont vides (temporairement) en raison des perturbations des chaînes d’approvisionnement. Nous redécouvrons que l’accès à la nourriture n’est pas automatique, une situation que la société de consommation effrénée des dernières décennies nous avait fait oublier.

Autre symptôme du conflit, nous vivons à l’heure des annonces quotidiennes des pertes en vies humaines, triste et morbide hit-parade des pays les plus touchés, car comme pour les deux guerres du XXe siècle, l’épidémie est mondiale. Tous les pays sont entrés dans le même combat macabre contre l’ennemi invisible.

Qu’allons-nous retenir de cette épidémie ? Est-ce que les effets de cette crise vont perdurer au-delà de la période de confinement ? Allons-nous reprendre tranquillement nos vies d’avant ?

Si une partie de la société – et de nous-mêmes – avons du mal à supporter le confinement, la réduction drastique de notre vie sociale, la perte d’un emploi, la disparition d’un proche âgé, nous redécouvrons en même temps ce que nous avions perdu de vue : la lenteur, la patience, la frugalité, le silence et le calme dans les villes. En un mot : ce qui nous avait manqué sans forcément nous en rendre compte. Pour beaucoup d’entre nous, la notion de manque avait disparu. Tels des enfants gâtés, nous voulions tout et nous avions (presque) tout ! C’est l’apostrophe inverse de Napoléon à ses soldats durant la campagne d’Italie : « nous manquons de tout, l’ennemi en a ! ». Aujourd’hui, c’est plutôt « Nous ne manquions de rien, le virus nous a rendu l’envie d’avoir envie. » Le virus est de ce point de vue salvateur, et nous amènera à nous poser les bonnes questions une fois le pic de sa diffusion derrière nous et que nous recommencerons à reprendre vos vies normales. L’épidémie devrait questionner ce que voudra dire cette normalité. Consommateurs privilégiés que nous sommes, citoyens d’une société et d’un pays riche, allons-nous nous poser quelques instants pour réfléchir sur l’expérience de ces dernières semaines ? De quoi avons-nous réellement manqué ? Qu’est-ce qui nous a au contraire enrichis au cours de ces jours passés chez soi, au sein de sa famille rapprochée ?

Denis Pennel, photo de David Plas

Espérons que ce sera moins la possibilité de s’acheter le dernier vêtement à la mode que la joie d’aller prendre un café avec un ami, de retrouver une activité professionnelle, de profiter d’une vie sociale enrichissante. Nous vivons comme si se cumulait depuis plusieurs semaines une succession de jours fériés. Un peu comme dans le film Le jour de la Marmotte  où Bill Muray se réveille chaque matin pour revivre la même journée. Nous nous réveillons avec le sentiment d’être un 15 août et son cortège de boutiques fermées, sentiment qui se répète inlassablement à l’identique jour après jour. La situation de confinement nous marque parce qu’inédite et subite, mais aussi parce que nous n’y étions pas préparés mentalement. D’où sa violence. Nul ne pensait qu’un minuscule élément biologique pourrait à ce point perturber nos vies.

Alors, allons-nous réduire nos déplacements à l’étranger, renoncer à prendre l’avion ou le train de peur de la proximité avec les autres passagers ? Allons-nous continuer à nous méfier des autres, à s’écarter en croisant une personne dans la rue, à ne plus s’embrasser entre amis, voire au sein de sa famille ? Allons-nous conserver les gestes d’hygiène de base, comme se laver méticuleusement les mains plusieurs fois par jour ? Et avons-nous envie, pour ceux qui ont pu continuer à travailler de chez eux grâce au télétravail, de voir nos espaces privés envahis par nos soucis professionnels, de cette porosité pas toujours facile à gérer entre notre vie familiale et professionnelle ?

Plus fondamentalement, sommes-nous prêts à réduire nos déplacements en voiture pour continuer à bénéficier de cet air si pur et de ce ciel si bleu ? Le virus aura probablement eu un impact cent fois supérieur à n’importe quel discours de Greta Grunberg pour nous faire prendre conscience des méfaits de nos comportements sur la planète… Consommer moins, refaire des choses simples en famille, faire de l’exercice physique quotidiennement. Continuer à exprimer notre reconnaissance et notre gratitude envers les héros du quotidien que sont le corps médical et le personnel soignant, mais aussi les travailleurs des magasins alimentaires, les éboueurs, les postiers, tous ceux qui ont continué à travailler malgré les risques de contagion. Battons-nous pour que leurs conditions de travail s’améliorent ! Commençons sans tarder à relocaliser nos chaînes d’approvisionnement, à préférer le local au global, à favoriser les producteurs locaux et les circuits courts, à privilégier la qualité des produits à leur quantité et médiocrité ? Utilisons cette crise pour mettre en place une nouvelle frugalité et appliquer la règle des 3 M : Moins Mais Mieux !

Et surtout, repensons notre relation au travail. Les entreprises vont devoir réaliser que travailler à distance nécessite une autre organisation. Les managers vont devoir améliorer l’évaluation de la productivité de leurs équipes en définissant des objectifs clairs et précis et en surveillant leur réalisation plutôt que de se baser sur le présentéisme. Les travailleurs vont devoir se discipliner pour mieux structurer leurs journées de télétravail, répartissant des temps pour du travail de fond, des échanges avec des collègues tout en maintenant un équilibre avec leur vie familiale. Les équipes devront adopter de nouvelles pratiques comme travailler de façon plus collaborative, utiliser de nouvelles applications et logiciels de partage pour faire en sorte que chaque collaborateur soit tenu au courant en temps réel des dernières activités des autres.

Le monde du travail post Covid-19 sera un monde où le travail à distance aura été domestiqué pour devenir pratique courante, mais sans subir les inconvénients d’une expérience solitaire et déshumanisée. Les travailleurs bénéficieront d’un accès à des espaces collaboratifs (par exemple des espaces de coworking, pour travailler seul, mais ensemble), partageront des pauses-café virtuelles et continueront à se rencontrer physiquement régulièrement. Ce monde sera celui dans lequel les managers font confiance à leurs collaborateurs, même s’ils sont dispersés et à distance, tout en leur offrant de la flexibilité pour gérer leurs contraintes personnelles. Dans ce nouveau monde, les dirigeants construiront des systèmes pour développer l’agilité et la résilience de leurs organisations afin de résorber les chocs futurs. Cette crise en annonce d’autres… Mais c’est la bonne opportunité pour réinventer aujourd’hui le monde du travail.

Pour en savoir plus

– Denis Pennel, Travail, la soif de la liberté, Ed. Eyrolles, 2019

« Le travail entre dans un nouvel âge », Denis Pennel, propos recueillis par Jean-Louis Dayan, 2 décembre 2019, Metis Europe

« Après le Covid-19, “le management ne sera plus le même”, juge Dennis Pennel », L’Usine nouvelle, Christophe Bys, 9 avril 2020

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