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Semaine 8, la der des der avant le déconfinement. Victor, strasbourgeois pour quelques jours, dresse la liste de ses envies.

Marseille confinement

Facteurs et autres petits bonheurs

Derniers jours avant déconfinement. Le 11 du mois de mai, enfin ! Un peu de ce qui nous plaît ! Retour non pas à Reims, mais à Strasbourg. Une ville où je suis né, où je ne peux circuler. Une ville où j’ai vécu, quittée il y a longtemps. Une ville que j’aime toujours, mais qui n’est plus vraiment la mienne. Que je sens et qui m’échappe, en même temps. Du bus, je n’ai presque rien vu. La cathédrale, entre deux rues. Le trajet évite le centre, les canaux, les maisons au bord de l’eau. Il passe par la Neustadt, la ville nouvelle, celle où les Allemands ont laissé leur patte. 50 ans durant, ils ont fait de la ville une belle capitale. De cette Alsace-Lorraine redevenue germaine. Une histoire, entre-deux. Ils bâtirent donc ce quartier, vitrine de l’Empire et de ses qualités. Aujourd’hui encore une belle homogénéité. Qu’on ne retrouve guère de l’autre côté, durant la guerre très bombardé. Avenue des Vosges puis de la Forêt Noire, une grande artère, voulue par les autorités militaires, qui mène au Rhin, au pont, à la frontière. L’avenue de la Liberté lui était parallèle. C’est là que j’ai grandi avec ma parentèle.

J’y suis revenu à titre professionnel. Étudiant, militant, j’avais besoin d’argent. Et postulé pour être facteur l’été. Deux tournées. Le matin pour le courrier, l’après-midi pour la publicité. Je relevais un titulaire, sympa, moustachu, bourguignon. Un Français de l’intérieur qui non seulement connaissait chacun, mais parlait aussi alsacien ! La distribution se faisait à vélo. Elle commençait le long de l’Ill, maisons cossues, maisons de riches, là où il ne fallait pas déranger, même pour un recommandé. Au bout de ces allées très résidentielles, quelques HLM. Loyers modérés et revenus très limités. Souvent perçus au travers de mandats. Le facteur était pour eux une sorte de sauveur. Il lui arrivait même d’aller au-delà de ce qu’autorisait la loi, de rendre service, de faire le dépanneur. Les plus âgés parlaient mal le français et face à moi, s’en excusaient. Ils étaient vieux, parfois malheureux, mais souvent très généreux. Avec eux j’ai compris qu’on pouvait être pauvre et cependant donner aux autres, qu’on pouvait être riche et pour autant très chiche. Ma tournée finissait avec les rues Herder, Geiler et Schweighaeuser. Beaucoup d’immeubles d’avant la guerre. La première. En façades, beaucoup portaient encore des plaques en allemand. Gas in allen Etagen. Et surtout Betteln und Hausieren verboten, interdit de mendier et de colporter. Dans ce quartier le samedi était pour moi un jour maudit. Shabbat et beaucoup de portes fermées. Seul le titulaire avait les clés. Et ne me les avait pas confiées. J’avais beau sonner et insister, rarement on me laissait entrer. Courrier non distribué. J’avais beau m’expliquer, mon chef, vulgaire et étriqué, prenait plaisir à m’engueuler. Si les autres jours, il ne trouvait rien à dire, le samedi il me faisait son gros délire. Premier emploi rémunéré. Et ordres parfois injustifiés.

Comme vous, j’attendais le déconfinement. Drôle de moment. D’espoir, souvent, de craintes aussi. J’hésite et je balance. Impatience, prudence et même un zeste de méfiance. Je ne sais quel goût aura ma liberté recouvrée, un peu comme ce qui arrive au prisonnier. Il sait qu’il va sortir de taule et une fois le porche franchi, il s’arrête. Regarde à droite, à gauche, le ciel, la terre, parfois sans trop savoir où aller, pas sûr non plus de ses droits retrouvés. Ce qui me stresse ce n’est pas tant le risque que tous ces gestes encore empêchés : s’approcher, se toucher, s’embrasser. Tant que nous étions confinés, nous pouvions tant bien que mal nous en passer. Mais une fois relâchés, on ne va plus se tenir ni se retenir. Tentations primaires ou solitaires, tentations de la chair, tentation de la mer. Place aux désirs et aux plaisirs. Adieu gestes exemplaires, et actions solidaires ? Retour des gestionnaires, des coupes budgétaires et actes similaires ?

Pour travailler, j’ai fini par choisir la chambre, le bureau de mon père. À la place de son lit, fauteuil et canapé. Pour le reste, rien n’a vraiment bougé. Ses livres emplissent toujours armoires et étagères. Atmosphère très particulière. Lampes, photos, tableaux et même tous ses stylos. Tout est là qui me rappelle Papa. Quand je divague un peu, que je ferme mes yeux, c’est lui que je vois, que je sens autour de moi. Ses fenêtres donnent sur le jardin. Ouvertes, j’entends des cris d’enfants, des bruits de balle, des chants d’oiseaux. Et de temps en temps les voisins du bas, du haut, que nous aimons bien. Le jardin borde d’autres jardins. Beaucoup de vert et de sapins, de lilas, de bouleaux, de jasmin. La nature exulte. Rayons du soir, rosée du matin.

Malgré toutes ces échappatoires, j’arrive à travailler et à me concentrer. La semaine a été riche en discussions et interrogations. La réserve civique et notre plateforme n’ont pas fait exception. La semaine dernière, je vous parlais d’une enquête et de nos questionnaires. Près de 600 organismes et 6000 bénévoles ont été approchés. Paris en avait été informé, mais aurait aimé être consulté. Nous on préférait foncer ! Nous voulions pouvoir interroger ceux qui étaient tout à la fois engagés et confinés. Depuis, le trafic de notre outil a bien diminué, il s’est presque arrêté. Avec une grande inconnue sur le futur de cet élan. Que deviendra la solidarité quand tous nos engagés iront retravailler ? Notre plateforme aura-t-elle demain encore un peu d’utilité ? Nous risquons de payer là de grosses imprévoyances, puisqu’il y a quelques mois encore, elle était pour nos gouvernants sans aucune importance et méritait encore moins que Bercy la finance.

Liste de mes envies

Commençons par le commencement. Pouvoir sortir quand j’ai envie, faire ce qui me séduit. Dream, little dream of me. Sans justification ni autre attestation. Contrairement aux marchés, restaurants et cafés ne seront pas ouverts, mais ce sera plus vivant, une tout autre atmosphère. Avec la fin du kilomètre, la ville au moins sera mon périmètre. Pourrais-je en profiter ? Pas sûr, mais rien que d’y penser, l’idée de circuler. Sans être appréhendé ! J’irai sans doute en ville, marcher le long de l’Ill. Jusqu’à la Cathédrale. Pas très original, mais pour moi une ballade vitale. Arrivée par le palais des Rohan. Puis accéder, via la rue Mercière, en face du monument. Pour la construire, il fallut plus de 300 ans. Plusieurs époques, plusieurs générations, un ensemble que l’on perçoit gothique, mais qui a débuté roman. Une flèche altière, une silhouette, une présence, une force familière. Arche rose et de lumière.

J’espère pouvoir aussi revoir quelques amis, Zabeth d’abord et son mari. Elle est mon héroïne, elle m’a sauvé la vie. Novembre 2015. L’hôpital, 10 jours après les balles. Deux grosses opérations, et petit à petit, une amélioration. Puis soudain, fortes douleurs, troubles de la respiration. Pour l’équipe médicale, tout était normal. Mais quand Zabeth me vit, tout de suite elle comprit. Bien plus tard elle me dit : « c’était une embolie ». Sa visite d’un coup s’est écourtée. Bousculant toutes les hiérarchies, chez le chef de service en trombe elle est partie. Donné sa propre explication, exigé une intervention. Je les ai vus revenir, m’examiner sans rien me dire. Ensuite tout est allé vite, brancard, galop dans les couloirs, scanner. Direction réanimation. Bref si je suis encore là c’est à elle surtout que je le dois. Aujourd’hui elle bataille encore. À l’hôpital, à la maison. En journée jonglant avec les réanimations, le soir soutenant Philippe, son homme, son compagnon. Chimio puis radiothérapies. Le cancer a été dompté, mais la souffrance, elle, est restée. Plus le goût d’avaler, une vie parfois trop dure et qui ne lui fait plus envie. On a en ces cas-là du mal à croire en la sortie. En d’autres circonstances, je suis passé par là, aussi.

Ma mère, qui me lit, souffre parfois d’ennui. De temps en temps ce rêve me prend. Un jour, une heure, quelques instants. Car ici je ne chôme pas. Boulot, courses et cuisine. Et bien entendu Maman. Toujours avide de discussions et de conversations. Multiples sujets et centres d’intérêt. Le monde, ses enfants, ses amis et les canards de l’Orangerie. Avec le temps ses raisonnements deviennent plus étranges, ses pensées se mélangent. Parfois elle perd le fil.  Le cerveau lui aussi devient plus volatil. Je n’la laisse pas tomber, elle est si fragile…

D’autres envies devront attendre. Théâtre, restos, ciné, pas même une tarte flambée. Restent les pâtisseries. Et les boulangeries. Bretzels, streussels, salé, sucré, mes gâteaux préférés. Envies d’amis, de saveurs, sans parler du coiffeur, car là c’est trop, mes cheveux me font peur ! Envie enfin d’odeurs, rustiques ou un peu plus sympathiques. Odeurs intimes aussi. On dit que l’odeur colle à la peau. Peau contre peau. Chimie des mets, des mots, des corps. Corps à corps et à cœur. Orgasmes physiques, voire même gastronomiques, m’avait dit un jour sur la plage un homme du Mexique. Odeurs d’épices des souks de Fès, de Damas ou d’Alep. Herbes goûteuses, et parfois sulfureuses, d’Arménie et de Birmanie. Nuages de safran qui planent sur Ispahan. Ma cuisine aujourd’hui s’en lèche les babines. Moins de kugelhof, de choucroute, de baeckehof. L’Alsace s’est inclinée devant la Méditerranée… Il y a bien sûr des odeurs plus crasses et bien plus dégueulasses. Celles qui vous dégoûtent, vous révulsent, vous chassent. Cadavre de bêtes qui se décomposent. Engrais épandus dans les champs. L’odeur tenace de Rosalie. Celle de mon père qui ne se lavait guère. De ces gens qui puent, connus ou inconnus. Eh ben, je les préfère encore à tous ces inodores, êtres sans saveurs, corps privés de pores. Vive le monde des odorants. A bas, à bas les désodorisants.

Pour finir la liste de mes envies, ou plutôt ici de mes utopies, je rêve encore d’une autre société. Au moins d’autres rapports, nouvelle convivialité et monde plus apaisé. Réduction des inégalités et de la verticalité. On a trop employé le mot communauté, en lui arrachant ce qui faisait sa force, sa beauté. Des liens à retisser, parfois à réexaminer. Quant aux excès de concurrence, du marché et de la sous-traitance, qu’on en finisse  ! Ils ont franchi souvent les bornes de l’indécence. Se libérer aussi du gouvernement par les nombres, qui nous a menés droit dans un monde bien sombre. N’oublions pas enfin les travailleurs de l’ombre. L’expression « travailleuses » serait bien plus heureuse. Sachons les honorer toujours, avec un grand bonjour !

La semaine s’est terminée, ensoleillée. Encore 10 jours au doux pays de mon enfance. Je baigne depuis dans la mélancolie. Mais quand vous me lirez, tout cela aura changé. Dimanche on est parti se promener. Direction verdure et canaux. Y avait du monde, parents, enfants, joggers ou promeneurs solitaires. Des cygnes et canards qui faisaient des ronds dans l’eau. Des sourires qui déjà se donnaient rendez-vous. Rester chez nous nous rendait fous. Ce soir à minuit, retour à la vie. En vert chez vous. En rouge ici. Pluie et tempête. La nature nous dit aussi que c’est une drôle de fête ! Mais ne soyons pas bégueules et arrêtons de faire la gueule. Finie la quarantaine. Victor vous dit à la prochaine !

« Y’a d’la joie, bonjour bonjour les hirondelles
Y’a d’la joie, dans le ciel par-dessus le toit
Y’a d’la joie, et du soleil dans les ruelles
Y’a d’la joie, partout y a d’la joie ! (…)

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