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À l’épreuve de la crise sanitaire actuelle, la précarité des indépendants qui ne bénéficient d’aucune véritable assurance chômage à même de les prémunir du risque de la perte de leur activité est apparue au grand jour. Alors que l’Etat a déployé des mesures d’aide exceptionnelles à l’égard des indépendants Paul Montjotin qui collabore à French Impact en tire des leçons pour demain.

De qui parle-t-on exactement ?

Lorsqu’on évoque l’absence de protection des indépendants face au risque de cessation d’activité, encore faut-il savoir de quoi on parle. Car les travailleurs indépendants forment une catégorie très hétéroclite de professions diverses qui ne sont pas confrontées aux mêmes risques économiques. Trois situations principales se dégagent et doivent être appréhendées de manière bien distincte.

Les professions libérales d’abord (290 000 personnes en France) qui à l’image des médecins ou des avocats gagnent bien leur vie et exercent des métiers où le risque de chômage est quasi nul. La question de la couverture du risque de la perte d’activité n’a donc pas véritablement de sens pour ces professions qui ne sont d’ailleurs pas les plus affectées par la crise actuelle.

Les indépendants dont le risque d’activité est plus important ensuite. Il s’agit notamment des artisans (560 000 personnes) et des commerçants (730 000 personnes). Ces professions sont par ailleurs les plus affectés par la crise actuelle et les principaux bénéficiaires du plan de soutien du gouvernement aux indépendants. C’est pour cette catégorie que la question de la couverture du risque de perte d’activité se poste avec le plus d’acuité.

À cela s’ajoutent enfin les travailleurs indépendants économiquement dépendants dont le volume s’est accru avec l’essor des plateformes type Uber. Ces professions qui se caractérisent par une relation de « subordination » avec leur donneur d’ordre sont elles aussi exposées à un risque économique réel. Néanmoins, la jurisprudence récente et notamment la décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 4 mars 2020, laisse esquisser une convergence avec le statut de salariat et des droits sociaux — dont l’assurance chômage — qui y sont associés. Dans ce contexte, l’élaboration de nouveaux filets de protection spécifique ne se pose pas.

D’une promesse d’assurance chômage universelle à une protection a minima pour les indépendants

C’était l’une des promesses phares de campagne du candidat Emmanuel Macron : sécuriser les parcours professionnels en permettant les transitions du statut d’indépendant à celui de salarié sans rupture de droits et dans un cadre de protection sociale commun. Ce socle de droits sociaux communs devait s’appuyer notamment sur une assurance chômage universelle qui bénéficierait notamment aux indépendants.

Pourtant, cette proposition d’une couverture universelle face au risque de perte d’activité est loin de faire l’unanimité chez les indépendants pour qui l’ouverture de droits au chômage n’a jamais figuré comme une revendication prioritaire. Comme le défend alors le secrétaire général du syndicat des indépendants, Marc Sanchez, ceci tient au fait que la prise de risque est au cœur du choix professionnel des travailleurs indépendants qui disent assumer le risque de la perte d’activité et revendiquent leur liberté de souscrire une assurance privée pour s’en prémunir. À cela s’ajoute la crainte de charges supplémentaires de la part des indépendants dont la première préoccupation reste avant tout le développement de leur activité.

C’est cette réticence d’une partie des indépendants qui explique que la promesse initiale d’une assurance chômage universelle portée par Emmanuel Macron aboutira in fine à un compromis a minima dans le cadre de la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel promulguée le 5 septembre 2018, à travers la création de l’allocation pour les travailleurs indépendants. S’élevant à 800 euros sur une durée de 6 mois, cette allocation s’adresse aux travailleurs indépendants ayant exercé une activité non salariée pendant au moins deux ans ininterrompus dans une seule entreprise et fait l’objet d’un redressement judiciaire avec éviction du dirigeant ou d’une liquidation judiciaire. 

Crise du COVID : l’État au chevet des travailleurs indépendants

Pour aider les indépendants, lesquels ne sont pas éligibles aux mesures de chômage partiel, à faire face à la perte d’activité engendrée par la crise sanitaire actuelle, le gouvernement a décidé de mettre en œuvre des mesures d’aide exceptionnelle. L’ensemble des travailleurs indépendants ayant perdu au moins 50 % de leur activité peuvent désormais bénéficier d’une indemnité forfaitaire mensuelle de 1500 euros par mois dont le versement s’appuierait sur un fonds national de solidarité abondé par l’État.

La plupart de nos voisins européens ont agi de la sorte. À cet égard, l’Allemagne a sans doute formulé l’une des réponses les plus fortes. Les indépendants et professions libérales en Allemagne ayant subi un dommage du fait du Coronavirus ont en effet reçu de la part de l’État fédéral une aide unique et non remboursable pouvant atteindre jusqu’à 15 000 euros afin de surmonter leurs contraintes de liquidité. À cette aide d’urgence prévue par l’État, s’ajoutent des programmes d’aides régionales portées par les Länder. À Berlin, les travailleurs indépendants ont ainsi reçu 5 000 euros au titre de « l’allocation corona ».

Cette panoplie de mesures exceptionnelles déployées par les gouvernements en Europe nous rappelle par ailleurs que seule la puissance publique est réellement en capacité de couvrir le risque du chômage à grande échelle. Si l’assurance chômage n’est pas prise en charge par le marché dans la plupart des pays, c’est précisément parce qu’une assurance privée ne peut assumer un risque de défaillance collective lors d’une crise globale comme celle-ci. Si les indépendants ne participent pas aujourd’hui à l’assurance chômage, la crise actuelle nous montre que la couverture du risque de la cessation de leur activité ne peut être entièrement déléguée à des assurances privées.

La crise du COVID : révélatrice de l’insuffisance de protection des indépendants

Alors que les indépendants étaient jusqu’à présent réticents à toute forme de protection face au chômage, la crise sanitaire révèle les limites de cette approche où les individus sont seuls responsables face aux risques sociaux auxquels ces derniers sont confrontés.

À l’aune des mesures mises en œuvre pour faire face à la crise, les garanties collectives dont bénéficient les indépendants face au risque de la perte d’activité, en particulier à travers l’allocation pour les travailleurs indépendants entrée en vigueur le 1er novembre 2019, apparaissent bien maigres. Le plan massif de soutien aux indépendants déployé par le gouvernement en souligne à l’évidence l’insuffisance, tant du point de vue de son montant que de ses conditions d’accès. D’abord, parce que la compensation offerte par cette allocation (800 euros) est bien en deçà du taux de remplacement offert par l’assurance chômage (71 % du dernier salaire en moyenne). Ensuite, parce que le fait générateur — la liquidation judiciaire — sur lequel repose cette allocation ne concerne qu’un faible volume de personnes (30 000 environ) et exclut la très grande majorité des indépendants qui bénéficient aujourd’hui des mesures de soutien du gouvernement (autour de 500 000).

Alors que la plupart des indépendants concernés risquent d’être durablement affectés par le ralentissement de l’activité économique, ils ne pourront éternellement bénéficier des mesures d’exception décrétées par le gouvernement. Au-delà de la crise actuelle, la question de la protection des indépendants face au risque de la perte d’activité se posera nécessairement.

Quels dispositifs après la crise ?

À la lumière de la crise il apparaît que les indépendants confrontés à une baisse brutale d’activité ne bénéficient aujourd’hui d’aucun filet de sécurité dans la mesure où l’allocation pour les travailleurs indépendants ne s’adresse qu’à ceux en situation de liquidation judiciaire. L’épreuve de la crise actuelle montre combien ces conditions d’éligibilité gagneraient à être élargies : un travailleur indépendant peut tout à fait perdre l’ensemble de ses commandes et subir une baisse brutale de son chiffre d’affaires sans pour autant avoir à déposer le bilan.

À l’instar du plan de soutien déployé par le gouvernement pour pallier la chute brutale d’activité, la possibilité pour les indépendants de percevoir une allocation indemnitaire permettant de compléter leur revenu sur une période limitée en cas de chute d’activité pourrait être explorée afin de leur éviter justement de mettre la clé sous la porte. Le versement d’une telle aide pourrait s’appuyer sur un fonds financé par les contributions des indépendants et garanti par l’État.

Conclusion : les crises économiques, vecteurs de nouveaux compromis sociaux ?

Les crises économiques se sont souvent accompagnées par le passé de nouveaux compromis sociaux. La Grande Dépression des années 1930, à travers les accords de Matignon de juin 1936, a ainsi donné lieu à des progrès significatifs pour le milieu ouvrier tels que les conventions collectives, les congés payés ou encore la semaine de 40 h. La crise actuelle pourrait bien ne pas faire exception à cet égard. En mettant en exergue la fragilité des travailleurs indépendants face au risque économique et obligeant les pouvoirs publics à mettre en œuvre des mesures d’exception, la crise du COVID pourrait bien être le point de départ de la construction de nouvelles garanties collectives pour cette catégorie de travailleurs.

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