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Paul Santelmann, expert en ingénierie des compétences, participe dans cet article au débat sur la hiérarchie des qualifications professionnelles et des modalités de reconnaissance des compétences en interrogeant la notion même d’emplois « non qualifiés ». Au passage il conteste l’idée d’une polarisation des emplois entre hauts et bas niveaux de qualifications réduisant comme peau de chagrin les catégories intermédiaires.

Emplois peu ou non qualifiés ou métiers essentiels

Nombre d’emplois, présentés habituellement comme peu ou non qualifiés, se voient aujourd’hui considérés comme essentiels à la vie sociale face à la pandémie du covid-19. Ces emplois, souvent très féminisés, dépassent les 4 millions et recouvrent une partie des vendeurs, les caissiers et employés de libre-service, les livreurs, les agents d’entretien et de nettoyage, les aides à domicile, les assistantes maternelles, les employés de maison et les aides-soignants…

Ces emplois de services se sont développés selon des statuts dominés par les bas-salaires, le temps partiel imposé, les statuts précaires et une professionnalisation faible. Cette logique a engendré, dans un contexte d’élévation du niveau de qualification de la population française, un effet repoussoir et engendré des difficultés de recrutement récurrentes. Ces emplois ont ainsi été occupés par les populations qui subissent le plus de discriminations (femmes, immigrés et jeunes peu qualifiés) et qui bénéficient très peu de la formation professionnelle. Cela malgré la nécessité d’un besoin croissant de profils de compétences plus élevés et plus polyvalents.

Car l’attente croissante des bénéficiaires à l’égard des personnels exerçant ces emplois suppose de leur part un niveau de responsabilité et d’engagement de plus en plus important comme on peut le constater en ce moment puisqu’ils assurent des fonctions indispensables à la vie de la société. Cela dans des conditions difficiles qui mettent en lumière des compétences trop souvent occultées et dévaluées considérées comme allant de soi. Il est donc nécessaire d’ouvrir un débat sur la hiérarchie des qualifications professionnelles et les modalités de reconnaissance des compétences dans les différents secteurs d’activité, associatifs, marchands ou publics. Il est également nécessaire d’interroger la notion même d’emplois « non qualifiés » mobilisée dans les statistiques publiques et les analyses macro-économiques.

Évolution et transformation de l’emploi

Depuis le milieu des années 80, les contenus du travail se sont complexifiés au rythme des innovations technologiques et des nouvelles organisations du travail. Ces transformations imposent quelques constats : la très grande majorité des métiers nécessite désormais un usage gradué de l’informatique, chaque métier est confronté à des modifications régulières liées aux modernisations, à la multiplication des normes, à l’émergence de nouveaux produits, à la relation client, aux enjeux environnementaux, aux besoins sociaux et sanitaires liés au vieillissement, etc.

Les conséquences de ces évolutions ont des traductions explicites : l’investissement dans l’éducation (massification du secondaire et du supérieur) témoigne d’une prise de conscience du lien entre niveau de formation et performance économique. De même, les pratiques d’embauche des entreprises ont radicalement changé en quelques décennies et conduit à une montée en exigences en termes de niveau de formation générale au détriment des spécialisations techniques de plus en plus soumises au risque d’obsolescence. Cela avec des dérives en matière de surqualification à l’embauche et de déclassement des recrutés.

L’informatisation, l’automatisation de nombreuses tâches répétitives, les différents types de robotisation ont considérablement réduit le nombre d’emplois peu qualifiés de l’industrie. Mais toutes ces tendances ne doivent pas masquer une certaine stabilité dans la répartition des catégories socioprofessionnelles (voir tableau) : ainsi les employés et les ouvriers pèsent encore près de 50 % de la population en emploi (ils pesaient 60 % au milieu des années 80). On est loin d’une situation où les catégories socioprofessionnelles supérieures seraient majoritaires.

Le travail peu qualifié, une notion de plus en plus obscure…

Cependant le développement d’une économie des services aux personnes et aux entreprises a nourri certaines conclusions quant à une relance des emplois très qualifiés et des emplois peu qualifiés. Chez les employés entre 1982 et 2018, la proportion des « non qualifiés » est passée de 39 % à 48,5 % en 2018. En revanche, chez les ouvriers (groupe en recul) qui comptaient 36 % de non qualifiés en 1982 on passe à 34,8 % en 2018. Par ailleurs les ouvriers « non qualifiés » de l’industrie ne sont qu’environ 460 000, les autres se répartissent entre l’agriculture, le BTP et les services.

En fait de 1982 à aujourd’hui les salariés peu qualifiés sont passés de 5 millions à 5,5 millions dans un contexte d’augmentation globale de l’emploi (22 millions à 27 millions). La part des emplois peu qualifiés est donc passée de 22,9 % à 20,3 % en 35 ans. Mais s’agit-il toujours des mêmes emplois faiblement qualifiés ? Qui peut prétendre que les contextes et les contenus de ces emplois sont restés les mêmes ? Qui peut penser que les profils des salariés concernés sont restés immuables et qu’ils n’ont pas été concernés par les processus de développement des compétences qui ont traversé l’économie.

La distinction statistique entre ouvriers et employés doit désormais tenir compte de dimensions de plus en plus partagées en termes de techniques et de compétences de service. Sous l’angle technique, dans de nombreux secteurs industriels, le terme d’usine est devenu impropre et la nature du travail qui y est exercé a introduit de nombreux éléments qui semblaient typiques du secteur tertiaire (manipulation des signes, fonctions de contrôle ou rapport plus direct au client). La diffusion du numérique dans les univers industriels et serviciels les a rapprochés rendant beaucoup plus délicat une approche séparée des qualifications malgré des traditions de négociation collective différentes.

L’apparition de nouveaux critères de classification des emplois dans les conventions collectives (critères classants) est, à ce titre, symptomatique du dépassement des anciennes dénominations d’emploi. Le développement des termes « opérateur » ou « technicien » en alternative à celui d’ouvrier est symptomatique d’évolutions identitaires et culturelles qui peuvent être vécues négativement par certains métiers traditionnels de l’artisanat ou de l’industrie.

Quant aux manutentionnaires ou aux conducteurs routiers, sont-ils des employés ou des ouvriers ? Sous l’angle statutaire, les intérimaires exerçant des métiers ouvriers sont comptabilisés dans les services. Plus largement, la montée des emplois de courte durée chez les ouvriers et les employés (CDD, contrats aidés, contrats d’apprentissage, intérim, etc.) déstabilise l’usage de la même grille de lecture pour comptabiliser des fonctions stables et des activités éphémères et instables qui correspondent à des choix organisationnels souvent antagoniques, mais concernant les mêmes emplois.

Les employés peu qualifiés

Ces emplois très féminisés dépassent les 4 millions et sont répartis dans cinq grands ensembles :

  • Les vendeurs qui représentent 839 000 personnes, dont 72 % de femmes qui exerçaient ce métier en moyenne sur la période 2012-2014. 45 % ont au mieux un CAP ou un BEP, tandis que 48 % possèdent un diplôme supérieur au baccalauréat. Une partie des emplois de vendeurs est considérée comme non qualifiée.
  • Les caissiers et employés de libre-service (près de 300 000) qui ont un profil proche de celui des vendeurs, avec une population jeune et largement féminine. Ils sont assez souvent employés en contrat à durée déterminée (13 %) et soumis à des horaires partiels et décalés. Neuf sur dix déclarent travailler le samedi, plus du tiers travaille le dimanche et 43 % exercent à temps partiel, souvent imposé. C’est l’un des métiers les plus touchés par le sous-emploi. Plus de 40 % des salariés à temps plein perçoivent moins de 1 250 € nets par mois.
  • Les agents d’entretien et de nettoyage qui sont près de 1,3 million en 2012-2014 dont 70 % de femmes. Ils sont pour l’essentiel agent de service des collectivités, assurant l’entretien et la surveillance des hôpitaux, écoles ou autres établissements collectifs, ou salariés du secteur privé chargés de la propreté des bureaux, locaux industriels ou autres surfaces. 46 % de ces salariés n’ont aucun diplôme ou uniquement le brevet des collèges et 35 % sont titulaires d’un CAP ou d’un BEP.
  • Les aides à domicile, les employés de maison et les assistantes maternelles qui représentent aujourd’hui près de 1,3 millions d’emplois exclusivement féminins (97 à 99 %). Les aides à domicile sont globalement peu diplômés : 44 % ne disposent d’aucun diplôme et 38 % sont diplômés d’un CAP ou d’un BEP.
  • Les 600 000 aides-soignants qui délivrent aux patients hospitalisés l’ensemble des soins à caractère non médical. Les aides-puéricultrices qui travaillent en crèche sont comprises dans cette catégorie, ainsi que les aides de professions médicales et paramédicales. Ces professions sont en partie réglementées par le code de la santé publique. Ce métier demeure extrêmement féminisé, avec neuf emplois sur dix occupés par des femmes.

L’attente croissante des clients et usagers à l’égard des personnels exerçant ces emplois est grandissante et nécessite un niveau d’autonomie et de responsabilité de plus en plus important à l’heure du numérique et des compétences transversales (Soft Skills).

Les emplois peu qualifiés de l’industrie

D’une manière générale les activités industrielles sont marquées par une montée des niveaux de qualifications et de compétences et une diminution des emplois peu qualifiés (les anciens manœuvres et ouvriers spécialisés). De 2003 à 2014 dans un contexte de diminution de l’emploi industriel, le nombre d’ingénieurs et cadres techniques de l’industrie a légèrement augmenté, celui des ouvriers qualifiés a baissé et celui des techniciens et agents de maîtrise (TAM) a légèrement augmenté.

Si on considère le poids respectif de ces quatre catégories professionnelles, les variations sur 10 ans ne sont pas flagrantes, mais nécessitent un approfondissement au regard d’hypothèses comme la polarisation de l’emploi qui verrait une augmentation des emplois très qualifiés et très peu qualifiés au détriment des qualifications intermédiaires.

Soit on considère que les TAM et les ingénieurs font partie du même groupe (les qualifications supérieures), soit on regroupe les ouvriers qualifiés (OQ) et une partie des TAM. Dans le premier cas la structure de l’emploi conduit à deux groupes similaires : les OQ (42 %) considérés comme moyennement qualifiés et les TAM/ingénieurs (44 %) et le groupe très minoritaire de 14 % des ouvriers non qualifiés (ONQ). Nulle polarisation dans cette hypothèse. Dans le deuxième cas, on scinde les TAM en deux sous-groupes selon le contenu de leur activité. Des études du CEREQ sur les TAM font apparaître une nette prédominance des fonctions opérationnelles d’intervention (près de 75 %) au détriment des fonctions d’encadrement (17 %) et d’études ou d’expertise (4,5 %). C’est donc environ 835 000 TAM que l’on peut associer aux fonctions productives directes (dont la maintenance). Selon cette approche on obtient un groupe supérieur de 552 000 salariés (17 %), un groupe intermédiaire de 2 172 000 salariés (68 %) et les ONQ à 14 % (voir tableau). La thèse de la polarisation est battue en brèche. Même en scindant les TAM en deux groupes similaires d’environ 550 000 salariés, le groupe « supérieur » ne pèse que 26 %…

Cette structure dans les métiers de l’industrie (ouvriers, techniciens, ingénieurs) fait apparaître des différentiels non négligeables entre secteurs. Ce sont essentiellement les industries de process (industrie agroalimentaire notamment) qui comprennent le plus grand nombre d’ouvriers faiblement qualifiés (26 %). Mais globalement les ouvriers peu qualifiés ne pèsent que 16 % des salariés de l’industrie, en revanche les ouvriers qualifiés (46 %) et les techniciens et agents de maitrise (38 %) sont majoritaires et en progression.

Analyser le travail en termes de compétences

La frontière entre emplois qualifiés et emplois non qualifiés est impossible à définir autrement que par des représentations porteuses de discriminations ou de biais statistiques. Ainsi les bas-salaires ne se recoupent pas avec les emplois « non qualifiés », parmi les 1,3 million de « smicards » il y a des qualifiés et des non qualifiés. Par ailleurs des diplômés exercent des emplois « non qualifiés » et des non-diplômés occupent des emplois qualifiés… On peut ainsi multiplier les exemples où cette notion d’emplois « non qualifiés » est extrêmement difficile à objectiver.

La moins mauvaise façon de déterminer une hiérarchie des emplois est d’analyser les activités professionnelles selon un certain nombre de critères d’appréciation des compétences qui s’y mobilisent. Sans entrer dans le détail, il y a un consensus pour estimer que le faible niveau de qualification d’une activité professionnelle tient à son caractère élémentaire, prescrit et répétitif et à la stabilité de son environnement peu marqué par des événements aléatoires ou le rapport direct aux clients. Une partie de ce type d’activité peut être automatisée ou robotisée à l’exception des activités marquées par la manipulation d’objets, de substances ou de matériaux fragiles (cas des emplois de base de l’agroalimentaire).

Or la plupart des emplois de services n’est pas caractérisée par de tels critères : les services à la personne, les agents de nettoyage, les livreurs ou les vendeurs sont confrontés à des contextes changeants et doivent mobiliser de plus en plus des compétences relationnelles, d’organisation ou d’initiative faute d’un cadre prescrit adapté à leurs tâches. Par exemple une étude récente de la DARES souligne que : « Les salariés du nettoyage bénéficient toutefois d’une relative autonomie comparativement aux autres salariés non qualifiés. Ainsi, en 2016, 72 % des salariés du nettoyage déclarent toujours ou souvent travailler seuls, contre 59 % des non-qualifiés et 55 % de l’ensemble des salariés. Ils ont moins de marges de manœuvre que l’ensemble des salariés, mais en ont davantage que les non qualifiés »

Plus largement, beaucoup de compétences « non techniques » mobilisées par les salariés peu qualifiés sont sous-estimées. Les investigations fondées sur la parole des salariés et les observations cliniques pondèrent les représentations qui peuvent laisser penser que le travail non qualifié d’aujourd’hui est une duplication de celui d’hier. L’enquête « conditions de travail » donne de nombreuses informations sur la façon dont les ouvriers et les employés considèrent leur activité. En tendance (depuis 1991) ceux-ci développent une plus grande marge d’initiative et quelques éclairages tirés de cette enquête relativisent certaines représentations sur le caractère élémentaire, répétitif ou routinier des activités de ces catégories (voir tableaux suivants).

Le développement des polyvalences est aussi une dimension de nombreux emplois de service.

En fait ces activités demeurent dévalorisées à cause des représentations dominantes héritées des années 60 et liées aux différentes corporations à statut protégé, aux catégories des fonctions publiques et aux classifications des conventions collectives dont les normes défavorables aux moins qualifiés sont liées à la faiblesse des syndicats de salariés et à un dialogue social stérile.

Un nouveau pacte social

Des voix se font désormais entendre pour remettre à plat les critères de valorisation du travail et de prise en compte des compétences « sociales », mais aussi des compétences « environnementales » contributives à la cohésion de la société. Dans cet enjeu il ne s’agit pas seulement de compensation salariale à l’image des primes suggérées par le gouvernement, mais d’amélioration des conditions de travail, de développement d’organisations du travail qualifiantes, de structuration de secteurs d’activités et de montée en compétences et en niveau de qualification des salariés, de développement de filières d’évolution professionnelle, etc. Bref il s’agit ici de refondation d’une politique du travail et de formation qui n’a jamais été dans les gènes de notre classe politique, mais aussi des organisations professionnelles et syndicales. Il y a une révolution culturelle à mener autour de la refondation de la valeur travail. Mais y sommes-nous collectivement prêts ?

Jusqu’à présent on a considéré que l’emploi public relevait de l’intérêt général et du financement par l’impôt et que l’emploi marchand relevait de l’économie et obéissait aux « lois de la concurrence ». Or ce clivage n’est plus tenable pour de nombreuses raisons que l’on peut résumer ainsi : le secteur public, particulièrement développé en France (près de 9 millions d’emplois sont directement ou indirectement financés par les prélèvements obligatoires), n’a pas fait la démonstration de sa capacité à répondre à l’intérêt général (la crise du secteur de la santé en témoigne, mais le système éducatif n’est pas non plus exempt de défauts majeurs en termes de lutte contre les inégalités sociales). Quant au secteur marchand (15,5 millions d’emplois) il répond à un certain nombre de segments d’utilité sociale et sociétale, mais s’organise surtout en fonction de profits courts-termistes et financiers de plus en plus incompatibles avec les enjeux environnementaux. Dans les deux systèmes, le travail a été dévalué et aucun d’entre eux n’a su ou pu répondre au chômage de masse. L’économie sociale et solidaire (2,5 millions d’emplois) peine à émerger entre ces deux blocs qui survivent en maintenant des modalités d’organisation souvent archaïques et dont la valeur ajoutée sociale et économique n’est guère tangible.

Le travail salarié découle d’une logique collective où le niveau de rétribution obéit à des critères économiques qui minorent (jusqu’à présent) les apports solidaires des activités professionnelles. L’enjeu est peut-être de combiner dans le salaire la valeur ajoutée économique et la valeur ajoutée sociale ce qui permettrait de mieux rémunérer nombre d’emplois du bas de l’échelle au regard de leur utilité sociale et sociétale que l’on constate à l’occasion de la pandémie du covid-19. Cette approche pourrait s’appuyer sur le mouvement encore diffus de reconnaissance des compétences transversales qui transcendent sans les nier les connaissances académiques et techniques.

On mesure aussi l’impasse des thèses d’individualisation du rapport au travail et de dépassement du salariat que ce soit par l’auto-entreprenariat (forcément régressif en termes de condition de travail) ou le revenu universel (forcément égalitariste, mais bien peu équitable). Ces deux approches (libérale et libertaire) sous-estiment gravement la nécessité de reconstruire des solidarités collectives face aux crises sanitaires et environnementales qui s’annoncent. Or les mécanismes qui conditionnent les revenus doivent maintenir au centre de la société le rapport au travail au détriment des revenus de la rente, de la bourse ou de l’assistanat.

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